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Utopiales 2011 : Lionel Davoust répond à nos questions

Par Linaka, le dimanche 18 décembre 2011 à 11:35:00

Volonté du DragonPour cette édition 2011 des Utopiales, nous avons retrouvé sur place, outre Glen Cook, des auteurs de fantasy française.
Parmi eux se trouvait Lionel Davoust, auteur entre autres de La Volonté du Dragon ou bien encore de Léviathan, qui n'avait pas encore été interviewé par nos soins. L'auteur s'est donc très aimablement prêté au jeu, avec une gentillesse dont nous le remercions chaudement.
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L'interview

Après avoir écrit plusieurs nouvelles dans différentes anthologies, publié un recueil et un roman de fantasy chez Critic, La Volonté du Dragon, votre carrière fait un nouveau bond avec la parution de Léviathan, La Chute, premier tome d'une trilogie qui s'oriente plus vers le thriller. Mais revenons d'abord au début de votre carrière : vous êtes passé du métier de traducteur à celui d'écrivain à plein temps. La transition a-t-elle été difficile ?
En fait, j'ai toujours tout mené de front ; il n'y a pas vraiment eu de transition très marquée entre traduction et écriture, puisque je faisais déjà les deux en parallèle. J'écrivais aussi déjà en même temps que je dirigeais Asphodale il y a des années : j'ai toujours eu plusieurs casseroles sur le feu. Ce n'était donc pas vraiment une transition difficile.
Par contre, il est vrai qu'en ce moment, je suis à plein temps sur l'écriture, et notamment sur Léviathan – parce que c'est un gros projet, et qu'il n'y a que vingt-quatre heures dans une journée ; j'ai dû faire un choix. Se mettre à écrire à plein temps a un peu tenu du défi au début, car c'est tout de même un rythme de vie qui est finalement assez différent de la traduction. J'avais évidemment l'habitude de rester la journée entière devant le clavier et devant Word – en revanche, entre traduire, c'est-à-dire réfléchir à la meilleure formulation sur les idées d'autrui, et écrire, c'est-à-dire réfléchir à la meilleure sur les siennes et sur sa propre histoire, il y a une discipline différente que j'ai dû apprendre. L'installation dans cette routine a représenté un apprentissage plus ou moins facile. A présent, je pense m'y sentir à l'aise ; il m'a fallu apprendre à ne pas craindre la page blanche, ni d'écrire. Elizabeth George disait dans son livre Mes secrets d'écrivain (c'est une phrase qui m'avait marqué) qu'une qualité fondamentale chez un auteur, c'est d'avoir une très bonne colle forte pour maintenir son fessier sur la chaise et rester devant le clavier. Donc, effectivement, j'ai acheté de la colle ! (rires)
On imagine que la traduction, la confrontation avec différents styles, a pu nourrir votre écriture présente et l'enrichir ; est-ce votre sentiment ?
Oui, beaucoup, et à beaucoup de niveaux. Déjà, il y a la discipline qu'on acquiert : comme dit le dicton, une grande part du métier d'écrivain consiste à se pointer tous les matins devant le clavier. La traduction m'avait déjà appris ça.
Elle m'a aussi appris à voir véritablement le texte comme un matériau qui se retravaille, qui n'est pas figé, que l'on peut améliorer, retailler ; ce qui m'a permis d'extérioriser très vite mes textes, au lieu d'avoir cette espèce de crainte, ce sentiment de sacré vis-à-vis du premier jet que l'on a parfois : C'est mon élan premier, il ne faut pas que j'y touche. Non, le texte est perfectible. Comme pour tout traducteur, toute personne qui rend un texte original doit accepter le jeu du retravail, l'évaluation des suggestions provenant de l'éditorial – ça m'a appris ça.
Et puis la traduction est peut-être, finalement, l'exercice d'écriture le plus pointu qui soit, puisqu'il faut apprendre à se fondre, à se plonger dans l'esprit et dans la façon de procéder d'un auteur qui n'est pas soi, qui peut même parfois avoir des façons de travailler ou des univers assez éloignés du sien, et que l'on doit malgré tout s'efforcer de comprendre. C'est une excellente façon d'enrichir sa boîte à outils narratifs, à très grande vitesse – parce qu'au lieu de lire d'autres genres et de regarder comment l'on procède, on se met à l'ouvrage, on écrit, on s'y plonge entièrement. En résumé, oui, ça a été un excellent cours de technique : en un sens, même quand je n'écrivais pas, j'écrivais.
Cela fait maintenant un an que La Volonté du Dragon est sorti ; êtes-vous satisfait de l'accueil fait au livre, quel serait votre bilan ? Une suite est-elle à l'ordre du jour ?
Je suis absolument ravi de l'accueil qui est fait au livre ! C'est vrai que les éditions Critic ont explosé avec le succès qu'on connaît : Le Sabre de Sang de Thomas Geha, Le Chant des Âmes de Frédérick Rapilly et surtout Le Projet Bleiberg et maintenant Le Projet Shiro qui vient de sortir, de David Khara. Quand je suis entré dans l'aventure, c'était les tout débuts ; on se disait qu'on verrait bien où cela irait mais on n'espérait pas forcément grand-chose de mirobolant – tout en prenant soin de faire du travail de qualité, bien sûr. Je me suis lancé dans cette aventure avec joie; mais je m'efforce de ne jamais m'engager avec des attentes ni des objectifs précis ni définis, vu que l'accueil du public est par définition imprévisible. Moi, je m'efforce de faire des bouquins dont je sois content et où j'ai l'impression d'avoir donné ce que je pouvais ; ensuite, on voit comment c'est reçu.
Mais oui, le livre suscite un engouement auquel je ne m'attendais pas du tout ; ce qui me fait doublement plaisir, car bien sûr c'était un récit qui me tenait à cœur, mais surtout car cela se passait dans l'univers d'Evanégyre, que je développe discrètement depuis longtemps. Chaque récit dans cet univers est indépendant, mais il y a aussi une toile de fond – le livre tenait donc un peu du test ; est-ce un univers qui peut intéresser les gens au-delà des nouvelles ? Manifestement oui ; tous les retours ont été très positifs. Je me suis fait très plaisir avec ce livre, sans m'interdire grand-chose – mais je m'interdis rarement des choses, pour tout dire. L'engouement a été au rendez-vous, donc, bien sûr, ça fait très plaisir.
J'ai aussi pu me rendre compte qu'il y avait un intérêt non seulement pour cette histoire, mais aussi pour l'univers sous-jacent, puisque certaines personnes sont venues à la Volonté à travers des nouvelles relatives à l'univers d'Evanégyre qui étaient parues en anthologies ; d'autres sont passés aux nouvelles par la suite. Il y aurait donc manifestement un intérêt réel pour des récits se déroulant dans ce monde.
Une suite directe à la Volonté, non, c'est très improbable, puisque ce n'est pas ainsi que je construis cet univers : en revanche, d'autres textes, des nouvelles, ou même une trilogie, voire une série plus longue... Cela va dépendre de là où je peux aller, là où j'ai envie d'aller, là où je pense avoir des choses à raconter – mais oui, cela fait tout à fait partie de mes envies. J'ai des manuscrits relatifs à cet univers qu'il faut que je retravaille, et j'espère bien pouvoir les montrer une fois que j'en serai content. J'ai toute une trame profonde sur cet univers-là que j'ai envie de raconter. Donc, une suite directe à la Volonté, je ne pense pas ; par contre, des récits relatifs à Evanégyre, à l'empire d'Asreth, mais aussi à ce qui s'est passé avant et après, à certains personnages secondaires qu'on voit dans la Volonté et dans d'autres récits, qui ont une importance certaine dans la trame (ces personnages-là ont une histoire que j'ai vraiment très envie de dévoiler), oui. Après, il faut que ça intéresse des éditeurs et des lecteurs, mais moi, en tout cas, j'en ai envie.
Avec Léviathan : la Chute, vous semblez vous tourner vers le thriller. Serait-ce une définition correcte du roman, ou contient-il des éléments fantastiques ?
La classification de la Chute est une question assez intéressante ; en fait, je ne pars pas dans un récit en me disant :  Ça va être de la fantasy, de la SF, du fantastique, du thriller, etc. . J'aime bien tout ce qui porte un regard différent sur notre réalité. Je suis un peu insatisfait de la réalité consensuelle ; je trouve que se limiter à ce qu'on voit n'est pas suffisant ; il y a toutes sortes d'émerveillements à retirer du monde, et c'est quelque chose dont j'ai envie de parler, sans non plus raconter n'importe quoi.
À une extrémité du spectre, il y a les univers comme Evanégyre, La Volonté du Dragon, qui ont été étiquetés fantasy et qui sont purement de la littérature de l'imaginaire ; ça se passe ailleurs, dans un autre monde … Ensuite, plus proche de nous, il peut y avoir des choses comme du thriller, mais avec une légère fêlure dans la perception de la réalité, qui peut déboucher sur des événements étranges ou aux frontières de la nature. Je n'ai pas mené de réflexion pour déterminer si Léviathan serait un thriller ou de la fantasy ou autre ; j'avais juste envie d'écrire cette histoire, qui se passe dans notre monde, aujourd'hui. Je me suis efforcé de me documenter au maximum pour ancrer le lecteur en 2011, parce que ça se déroule aujourd'hui ; au moment où le livre était sorti, en septembre, ça se passait même légèrement dans le futur, puisque ça commence en décembre 2011. J'avais cette envie de contemporanéité, mais avec cette ouverture sur d'autres possibilités, en allant puiser dans la mythologie, les traditions, les mythes anciens. C'était l'impulsion d'origine.
Il est vrai qu'a posteriori, une fois que le livre était terminé et que la trilogie avait établi son cap, comme j'aime les récits qui bougent (je suis un enfant de la littérature populaire, j'aime les récits d'aventure), qu'il y a du suspense, que c'est contemporain… Par définition, cela faisait du livre un thriller : suspense + contemporain = thriller. Cela me va très bien, c'est une étiquette pour laquelle j'ai beaucoup de respect, peuplée de noms extrêmement prestigieux, je suis donc très fier de pouvoir, par la petite porte, m'inscrire modestement dans cette mouvance-là.
Mais effectivement, il y a des événements étranges qui se produisent dans la Chute, qu'on voit expliqués au fur et à mesure dans les tomes suivants, et qui sont l'indice de quelque chose de plus vaste - développé justement dans la Nuit, le tome deux. Il y a dans toute cette histoire une sorte d’ambiguïté que j'aime bien cultiver – même s'il y aura une réponse finale à toutes ces questions.
Quels sont les éléments qui vous tiennent à cœur dans ce roman ? On connaît votre passion pour l'océan et ses créatures ; est-ce l'une des choses que vous vouliez développer ? Que voudriez-vous que le lecteur retienne, dans ce roman ?
C'est toujours difficile de déterminer ce que je voudrais que le lecteur retienne, car je pense que quand on lit un livre, on en retire souvent ce qu'on y a apporté soi-même. Pour moi, le livre agit un peu comme un miroir ; quand on lit une histoire, on apporte énormément de soi, son univers, sa vision des choses, et même si l'auteur vous guide, les résonances qu'on y découvre viennent avant tout de soi. Le lecteur fait tout un travail d'imagination et d'appropriation, et un récit n'est pas seulement celui d'une tierce personne, l'auteur : c'est aussi un reflet. Allez parler à dix lecteurs du même livre, que tous ont adoré : ils l'auront aimé pour des raisons différentes, il en auront retiré quelque chose de différent, pour diverses raisons : parce qu'ils l'ont lu à un moment important de leur vie, parce qu'il a proposé un éclairage inattendu sur un dilemme auquel ils réfléchissaient à ce moment-là...
C'est donc difficile pour moi de vous dire :  Je voudrais que vous repartiez avec telle ou telle valeur ajoutée.  Je voudrais que les gens repartent avec de bons souvenirs de l'histoire, et qu'éventuellement cela leur ait posé quelques questions, ouvert quelques pistes ; mais je ne sais même pas si je serais qualifié pour dire lesquelles.
Les éléments qui me tenaient vraiment à cœur dans l'écriture, c'était entre autres la mer, car c'est une fascination de longue date. J'avais envie de mettre la mer en scène ; mais, fréquemment, quand on commence à parler des baleines et des dauphins, on en a une vision rose bonbon avec le gentil Flipper qui est notre ami, le pauvre Willy à sauver, etc. Alors que j'avais envie de parler de cette magie de la mer, que j'éprouve très fortement, mais en essayant de revenir à ses racines, à son émerveillement – or, à mon sens, l'émerveillement découle du mystère. La mer, pour moi, c'est ça : c'est à la fois un symbole de liberté (rappelez-vous le romantisme de la marine à voiles, où le capitaine est seul maître à bord après Dieu, qui est entièrement libre de ses mouvements grâce à son navire) - mais en même temps, la mer symbolise le danger, tout ce qui est caché, c'est-à-dire les abysses. Dans le cas de la Chute, elle représente très clairement l'inconscient. Il y avait donc cette espèce d’ambiguïté du mystère, qui m'intrigue et qui m'attire beaucoup, que je voulais essayer de mettre en avant.
Il y a deux autres points que j'avais envie de traiter : d'abord cette fêlure dont je parlais tout à l'heure. Je voulais essayer, très humblement, de ré-insuffler cet émerveillement, ou cet enchantement, qui n'est pas forcément magique dans une acception positive du terme, d'ailleurs. La féérie est en effet peuplée de créatures merveilleuses, mais aussi de périls qui peuvent vous emporter. Je voulais retranscrire les deux en m'efforçant d'aller au-delà du regard rationnel et manichéen de notre époque.
Le troisième aspect, c'est que je voulais traiter des Voies de la Main Droite et de la Main Gauche dans ce récit, en tentant, encore une fois humblement, de porter un autre discours sur la façon dont la tradition et les mythes sont vus, en cherchant à les dissocier des notions de bien et de mal qui sont parfois d'un simplisme trompeur.
Léviathan est publié chez un éditeur  mainstream , contrairement à vos précédentes publications qui se faisaient chez des éditeurs de genre. Cela a-t-il fait une différence pour vous, pour votre travail ?
C'est le troisième éditeur chez qui je travaille ; j'aime bien la diversité des expériences. J'ai eu un vécu différent chez tout le monde, car personne ne travaille de la même façon. En fait, à travers le travail sur la Chute et la façon dont il s'insère dans la tradition du thriller, je me suis aperçu de la présence d'un certain nombre de présupposés quand on ouvre un livre d'imaginaire et quand on ouvre un livre de mainstream, qui ne sont pas forcément évidents quand on vient des dits  mauvais genres . En effet, un lecteur de thriller ou un lecteur de mainstream ont chacun certaines attentes et certains présupposés tacites. Cela paraît évident dit comme ça, mais, quand on est dans l'écriture, avec une histoire à raconter et notre propre sensibilité de lecteur, ce n'est pas du tout facile à garder en vue.
Il a donc fallu que j'apprenne une façon différente de travailler, d'apporter l'univers, de le travailler et de le rendre accessible, de le mettre en scène, pour faire entrer le lecteur dans un thriller – car, d'après mon expérience limitée, un lecteur ne rentre pas dans un thriller de la même façon que dans un roman de fantasy. Ce n'est pas forcément le même rythme, ni les mêmes attentes. Ce sont d'autres codes.
Ça a été très intéressant pour moi, après mon vécu dans l'imaginaire, de faire cette expérience-là, car ça a élargi mes horizons : apprendre, c'est ce qui m'intéresse dans l'écriture et dans la vie en général. Ça a ajouté une nouvelle corde à mon arc, dont je ne soupçonnais même pas l'existence. C'était donc très intéressant. Je dispose maintenant d'une nouvelle technique, pour être toujours plus proche des histoires que j'ai envie de raconter, et ce sont des outils que j'emporterai partout avec moi désormais.
Vous êtes connu pour être un bourreau de travail, un écrivain méthodique ; pourriez-vous nous en dire plus sur vos méthodes de travail au quotidien ?
C'est amusant de m'entendre qualifier de bourreau de travail, parce que j'ai toujours l'impression d'être un gros feignant ! Effectivement, je suis structuré – mais c'est parce que je ne sais pas faire autrement. Francis Berthelot a écrit un excellent livre qui s'appelle Du Rêve au Roman, où il parle des structurels et des scripturaux – ce ne sont pas des catégories tranchées. Il y a les auteurs scripturaux qui écrivent au fil de la plume et qui découvrent l'histoire au fur et à mesure de l'écriture, et il y a les structurels (personne n'est 100% l'un ni 100% l'autre), dont je fais partie, qui ont besoin d'architecturer précisément l'histoire à l'avance. Et j'ai besoin de cela, parce que j'ai besoin de définir mon élan et mon but réel pour écrire une scène. J'ai besoin de savoir quels en sont les enjeux, quelle est son utilité, où elle va, avant de pouvoir la rédiger – sinon, je ne sais tout simplement pas quoi faire, ni où aller. Je peux, effectivement, mettre deux personnages que je connais très bien dans une pièce et leur faire prendre le thé, ils auront toujours des trucs à se raconter ; après, d'un point de vue narratif, ce n'est pas forcément judicieux, ça n'apporte pas forcément grand-chose à l'histoire.
Je garde toujours en tête la question :  Est-ce que c'est opportun, utile ?  Je ne dis pas qu'une histoire ne doit contenir que des éléments utiles, les détours peuvent être agréables ou instructifs, mais, quand je raconte quelque chose, je me demande si je vais vraiment quelque part. Même si je pars dans un aparté ou une diversion, est-ce que cela participe à mon discours, est-ce que cela apporte quelque chose d'intéressant ? Si je ne sais pas quel est ce discours et si je ne sais pas quel est mon cap, alors je suis incapable de prendre des détours, puisque je ne sais pas sur quel chemin je me trouve. Sans cela, j'ai trop de possibilités devant moi et je suis incapable de choisir. J'ai donc besoin de comprendre ce que je fais.
Donc, oui, je structure énormément à l'avance, j'ai des fiches de personnages, de lieux, que ce soit pour Evanégyre ou pour l'univers de Léviathan - j'ai carrément un mini-dictionnaire des termes, j'ai des plans des lieux, des plans des machines. Dans la Volonté du Dragon, j'ai écrit la grammaire de la langue de l'empire d'Asreth. Mais je le fais parce que ça m'amuse. Et surtout, tout cela représente une diversité d'approches qui me permet de mieux appréhender ce que je veux raconter à travers de multiples facettes, jusqu'à ce que l'ensemble devienne une partie de moi-même, que j'aie tout intériorisé. C'est à ce moment-là que je me sens prêt à écrire.
La fantasy aujourd'hui est confrontée à un besoin d'évolution, de changement, sans perdre sa nature profonde. Pensez-vous que la mêler à d'autres genres puisse la faire grandir dans ce sens ?
Je pense que les échanges sont une source de croissance, oui ; c'est toujours intéressant de faire se rencontrer des genres et des courants qui n'ont pas forcément été mêlés avant, et ils peuvent apprendre les uns des autres. J'étais un auteur d'imaginaire, j'ai découvert le métier du thriller, et ça m'enrichit.
Après, je ne sais pas si la fantasy a besoin de grandir, si elle a besoin de ceci ou cela ; je ne suis pas convaincu que les genres littéraires soient des objets extérieurs qui ont des besoins. Je pense toutefois qu'au bout d'un certain temps, dans un genre, quand on a utilise toujours les mêmes tropes et les mêmes codes, on finit par en faire le tour et cela devient mécanique. Des auteurs proposent toujours des variations : l'histoire la plus vieille du monde, c'est le garçon qui rencontre la fille, ils tombent amoureux, et la fille meurt – de Tristan et Iseult à West Side Story, ça marche encore, je suis sûr que c'est une histoire immortelle. Maintenant, écrire Tristan et Iseult aujourd'hui n'aurait pas grand intérêt - par contre, en proposer une réécriture actualisée, c'est autre chose. Mais c'est déjà un métissage.
Les archétypes ne meurent jamais, sauf quand ils deviennent des clichés. Donc, quand on écrit, quand on aime les genres et qu'on aime leurs motifs, une façon de continuer à faire vivre ces archétypes, c'est de réfléchir à la façon dont ils sont traités, de voir ce qu'ils signifient et d'essayer de les porter ailleurs ou plus loin.
Cette évolution passe donc en effet passe par la pollinisation croisée entre courants de pensée. Je ne parle pas en termes de nécessité, mais d'intérêt: je crois que ça permet de défricher de nouveaux terrains – les fictions interstitielles contemporaines en représentent un fer de lance, des choses passionnantes se font dans ce domaine. C'est ainsi que la littérature évolue.
Vous avez toujours beaucoup communiqué sur vos projets en cours, que ce soit par le biais de votre blog ou, surtout depuis la publication de Léviathan, à la radio, et même à la télévision. Comment gérez-vous cette activité qui peut être chronophage ? Est-ce pour vous quelque chose d'incontournable, d'essentiel au métier d'écrivain ?
Effectivement, je travaille beaucoup avec Internet, sur les réseaux sociaux, sur Twitter, sur le blog que j'alimente entre deux et cinq fois par semaine en fonction de mon temps. Pour moi, c'est avant tout du plaisir. On entend beaucoup dire que c'est incontournable pour un auteur ; c'est vrai que c'est utile, aujourd'hui, de rester connecté, de tenir le lectorat informé de ce qu'on fait. Mais ce n'est pas pour cela que je le fais – c'est surtout parce que ça m'amuse ! Ce qui m'intéresse, ce n'est pas du tout d'avoir un blog qui fasse ma pub et qui proclame :  Achetez mon livre, il est vachement bien.  (Même s'il est vachement bien. Achetez mon livre. Je plaisante. A moitié.) De la même façon, je ne crois pas qu'on ouvre un bar pour devenir millionnaire – je tiens le blog dans le même esprit : j'ai juste envie de créer un endroit sympa, qui puisse aussi être sérieux, où je puisse déconner, où peuvent même se livrer des discussions un peu enflammées. On parle beaucoup du livre électronique en ce moment sur le blog, avec les lecteurs ; il y a beaucoup d'échanges, beaucoup d'idées qui passent.
Donc, comme ça me fait plaisir, j'essaie de trouver du temps pour le faire. En effet, c'est extrêmement chronophage, je ne peux donc pas conserver un rythme de publication toujours soutenu. Le principal pour moi, c'est de rester disponible, au moins virtuellement, pour le lecteur et pour la communauté qui me fait le plaisir de s'intéresser à ce que j'écris. Si quelqu'un a aimé mes récits et veut en savoir plus, il faut qu'il trouve la réponse à ses questions, et pour cela il suffit d'entrer dans ma taverne.
Le blog est aussi né d'une volonté bien précise de ma part. J'ai dit que j'étais très structurel, or je suis persuadé que, comme la musique nécessite d'avoir des notions de solfège, comme la peinture nécessite des notions d'anatomie, de perspective, etc., il en est de même pour l'écriture. À mes débuts, j'étais intimement convaincu qu'il y avait un métier derrière, et qu'il fallait apprendre. Quand j'ai voulu m'y mettre sérieusement, il y a dix ou quinze ans maintenant, j'ai trouvé très peu de ressources en français – aujourd'hui, la situation a complètement changé, des dizaines de sites sont apparus, il y a des livres en français, des communautés de bêta-lecteurs comme Cocyclics, etc ; mais, quand j'ai commencé, rien de tout cela n'existait. Donc, pour m'efforcer de m'améliorer, je suis allé chercher ces connaissance-là chez les Américains, qui ont une approche beaucoup plus technique de l'écriture, laquelle m'a bien convenu.
On dit qu'on ne peut jamais renvoyer l'ascenseur à ceux qui vous ont mis le pied à l'étrier, car, comme ils sont plus expérimentés, par la force des choses, ils le resteront toujours – en revanche, on peut à son tour tirer vers le haut ceux qui viennent après soi. C'est aussi pour cela que j'avais envie d'ouvrir une rubrique d'articles d'écriture vraiment fournie et sérieuse sur le blog, qui a pour ambition de correspondre à ce que moi j'aurais voulu trouver quand j'ai commencé. Assez souvent, des lecteurs me posent des questions sur le métier; or, je me dis que si quelqu'un s'interroge, il n'est pas forcément le seul ; du coup, j'en fais une réponse détaillée que je propose sur le blog pour tout le monde. Je n'imagine pas que ma vision soit universelle ; c'est juste la mienne. Mais si ça peut au moins faire réfléchir la personne en face sur son propre processus, pour l'aider à approcher de sa propre réponse, alors ce n'est pas vain. Le but n'est pas d'imposer ma réponse; il n'y a pas de réponse universelle dans ces métiers-là.
Y a-t-il un écrivain qui fasse pour vous figure de modèle, au niveau professionnel aussi bien qu'au niveau artistique ?
Je n'ai pas de modèle absolu. Il y a plusieurs auteurs qui me fascinent, dans le sens où je pourrais les relire régulièrement et toujours y trouver quelque chose de nouveau, un enseignement. Quand je les lis une première fois, c'est un vrai coup de cœur, mais je sens que j'aurai encore quelque chose à en tirer dans quelques années.
Il y a notamment eu deux auteurs qui m'ont probablement le plus marqué, qui ont eu l'impact le plus profond sur mes envies d'écriture : d'une part Boris Vian, dans sa veine surréaliste. Quand j'avais quatorze ou quinze ans et que je l'ai découvert, ça m'a libéré – j'ai découvert que l'écriture, ça pouvait être aussi ça, et surtout que la littérature n'était pas du tout ce que j'imaginais en allant à mes cours de français. Je lisais déjà de la SF et de la fantasy, mais, en classe, on étudiait surtout les classiques, et j'étais trop jeune pour les apprécier ; c'est venu plus tard, mais, à l'époque, ça ne me parlait pas. En revanche, quand j'ai lu Vian, je me suis rendu compte que la littérature, c'était avant tout la liberté : un auteur qui va là où il a envie d'aller, tout en respectant la règle cardinale, qui est de ne pas faire perdre son temps au lecteur, de conserver une certaine exigence d'accessibilité, ce que Vian observe parfaitement pour moi. Il a vraiment été un électrochoc. J'avais envie d'écrire, mais la SF et la fantasy que je lisais étaient considérées comme de la sous-littérature ; ce n'était pas des livres dignes de ce nom – mais les livres dignes de ce nom m'ennuyaient prodigieusement. Quand j'ai vu que Boris Vian était considéré comme un auteur digne de ce nom, mais qu'il conservait cette liberté, j'ai compris que c'était la façon dont je voulais aborder ce métier : être libre, sans se poser de questions autres que le respect du lecteur. C'était aussi un musicien, un esprit fort, indépendant, qui voulait suivre ses envies. Il avait une maladie pulmonaire, mais il s'est quand même mis à la trompette, en se disant :  peu importe . C'est une attitude qui me plaît beaucoup : suivre sa volonté véritable au mépris du reste. C'est l'attitude que je m'efforce d'observer ; aller là où j'ai envie. Vian a donc été une grosse influence. Lui aussi, en plus, était à la confluence des genres ; le surréalisme n'est pas vraiment de la littérature blanche, ni de l'imaginaire pure. Il s'infiltrait entre deux mondes, et j'ai beaucoup d'admiration pour cela.
L'autre influence majeure, c'est Roger Zelazny, parce qu'il avait une imagination absolument phénoménale. Il était très joueur aussi ; il casait des références aux mythes dans tous les sens, parfois en passant, l'air de rien. Si on a la chance de connaître le détail, on repère la référence – c'était un grand plaisantin. Et il avait un sacré sens de la narration : ses livres bouillonnent de trouvailles, il se passe toujours quelque chose.
Voilà, pour la fiction, mes deux grandes révélations ; je ne dirais pas que ce sont des modèles, mais ce sont les deux auteurs qui m'ont fait comprendre quelle littérature j'aimais, dans quelle direction j'avais envie d'aller.
Oh, j'aurais pu citer Robert Sheckley, aussi, qui était très drôle, très féroce, tout en étant pleinement dans l'imaginaire. Je l'avais lu avant. Il m'a préparé à apprécier Vian et Zelazny.
Une de vos nouvelles est traduite en anglais ; est-ce que maintenant vous commencez à regarder outre-Manche, et outre-Atlantique ?
Oui, c'est une envie – ne serait-ce que parce que j'ai beaucoup appris la technique littéraire auprès des Américains. En plus, étant bilingue, traducteur, j'ai toujours été très intéressé par l'humour anglais, mais aussi par la culture nord-américaine, dans toute sa diversité, que je trouve vraiment fascinante. Ce serait un grand plaisir de pouvoir être traduit davantage là-bas ; maintenant, ça ne dépend pas de moi, mais des éditeurs. J'aimerais pouvoir m'y intéresser davantage ; cela dit, pour l'heure, j'ai largement de quoi m'occuper avec la fin de la trilogie Léviathan et les autres projets en cours. Je me suis demandé aussi si je ne pouvais pas tenter d'écrire directement en anglais. J'avais traduit moi-même un de mes textes qui avait fini avec une mention honorable à l'Eurocon au Danemark, il y a trois ans. Ce sont des expériences que je voudrais mener, mais il faut hiérarchiser les priorités et, pour l'instant, j'ai trop à faire; je préfère ne pas disperser mes énergies. Si, évidemment, des éditeurs sont intéressés, je serais fou de joie, mais pour le moment je ne me disperse pas, je préfère me concentrer sur un nombre restreint de projets et les faire au mieux, plutôt que d'aller tous azimuts et de ne rien faire correctement.
Enfin, quels sont vos projets immédiats pour l'année qui vient ?
Déjà, terminer Léviathan, avant toute chose. La Nuit (tome 2) sort au printemps prochain, et Le Pouvoir (tome 3) sort en 2013. J'ai aussi des nouvelles, dont une qui s'appelle Simbad, qui sort dans l'anthologie Ghost Stories, tome 1, chez les éditions Asgard, dirigée par Peggy Van Peteghem et Thomas Riquet. Il y a aussi un conte de Noël qui sera disponible gratuitement sur le site de la ville de Reims, qui s'appelle Gris Sourire, une histoire de guerre et de... mer (quelle surprise). J'ai aussi d'autres nouvelles à écrire, pour des anthologies auxquelles on m'a aimablement proposé de participer.
Donc travailler sur la Nuit, sur le Pouvoir … après, je ne sais pas, j'ai une foule de souhaits. Comme je le disais tout à l'heure, je pense qu'il y a un intérêt réel pour le monde d'Evanégyre, donc j'ai envie de creuser cette voie, je veux développer cet univers et dire tout ce que j'ai envie de dire. Après, l'univers de Léviathan pourrait être développé plus avant après la fin du Pouvoir. Si je sens qu'il y a la matière, si j'ai l'envie et si je sens qu'il y a de l'intérêt, c'est peut-être une direction que je suivrai aussi, il faudra voir comment la trilogie sera reçue à terme. Le Pouvoir a bien une fin, c'est une histoire complète ; mais j'ai d'autres pistes pour partir ailleurs dans cet univers-là. Et puis j'ai d'autres idées de projets qui n'ont rien à voir …
Bref, pour les dix-huit mois à venir, je sus occupé avec Léviathan. Après, on verra.
Eh bien nous en reparlerons dans le futur, dans ce cas !
Mais avec grand plaisir !

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