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Nihilisme et fantasy, la nouvelle tendance ?

Par Drim, le lundi 11 avril 2011 à 13:00:09

La réponse de Joe Abercrombie

Ceux d’entre vous qui suivent ce blog depuis un moment (je suis assez confiant pour dire qu’il y en a au moins deux) savent que plusieurs fois dans le passé j’ai pioché et examiné des critiques négatives provenant d’un peu partout sur le net, mais toujours d’une manière positive et respectueuse (ahem), les utilisant comme un tremplin pour une compréhension plus profonde de mon propre travail (ahem), étant toujours prêt à engager la conversation avec les auteurs des critiques en une discussion qui ait du sens. Je dois avouer que je suis devenu las depuis quelques temps cependant. L’internet déborde de trucs et au bout d’un moment tout a fini par se ressembler. C’est juste que je ne ressens plus les frondes et les flèches comme j’en avais l’habitude. Et c’est pour cela que je suis profondément reconnaissant que Leo Grin m’ait expulsé de ma propre torpeur satisfaite avec son inculpation cuisante de la Fantasy moderne sur BigHollywood. Ce gars est sûrement malheureux pour quelque chose…

« Les simples apparats du genre n’ont aucun effet sur moi… quand ils sont placés dans les mains d’écrivains clairement ennuyés par le fond mythique classique du genre, et qui essayent de secouer les choses avec ce qui peut au mieux être décrit comme de postmodernes blasphèmes contre notre héritage mythique. »

C’est un argument très simple, vraiment. Une sorte de bataille littéraire du bien contre le mal, pourrait-on dire. D’un côté, il y a les imposants génies mythiques de Tolkien et Howard, qui écrivirent « dans le sang et la lumière » selon Léo, bien que sans doute sur un papier extrêmement résistant. De l’autre côté se trouve, et bien, Steven Erikson, Mickael Swanwick et Matthew Woodring Stover, apparemment. Je n’ai jamais rencontré ces gars, ni lu quoi que ce soit de leurs travaux, je dois l’admettre. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne se retrouvent pas avec moi dans le bunker de la destruction démoniaque de mythes postmodernes. C’est un gros et vieux bunker que nous avons, et on est un paquet à s’y terrer. Même si je ne suis pas entièrement sûr de qui.

Je me méfie un peu, je dois le dire, de tous les arguments qui réunissent Tolkien et Howard ensemble comme un seul homme, bien que Léo ait fait en sorte que les photos d’eux dans son article les montrent l’un l’autre d’une façon très complémentaire. Je les vois personnellement comme des pôles opposés par bien des façons, et les initiateurs (ou au moins les praticiens clés), dans une certaine mesure, des traditions qui s’opposent en matière de Fantasy à base d’épée. Tolkien, le père de la High Fantasy, Howard le père de la Low. Le travail d’Howard, écrit par un homme mort à trente ans, tend vers le court et le sensationnel (comme on en attendrait des histoires écrites pour des magazines pulp). Le travail de Tolkien, publié en entier quand il était d’un âge avancé, est très long et littéraire (comme on s’y attendrait de la part d’un professeur d’anglais). Tolkien se concentre plus sur le décor, je dirais, Howard sur les personnages. L’argument de Léo est qu’ils célèbrent tout deux une simplicité morale, un triomphe de l’héroïsme, mais je vois cela aussi comme une simplification plus que massive. Howard célèbre l’individu, il est profondément cynique (quelqu'un pourrait même dire nihiliste) à propos de la civilisation. Tolkien semble en gros célébrer l’ordre, la structure, le devoir et la tradition. Et moi je célèbre, et bien…

Imaginez un « Seigneur des Anneaux » dans lequel, après vous avoir embarqué sur des milliers de pages, tous les hobbits finissent par mourir d’un cancer contracté par leur proximité avec l’Anneau, Aragorn se révèle être un bouffon de roi fantoche sans honneur et sans force, et Gandalf vient à peine de célébrer la défaite de Sauron qu’il exécute un complot conventionnel pour devenir le nouveau Seigneur noir de la Terre du Milieu, et vous aurez une petite idée de ce vous pouvez attendre si vous descendez dans l’égout de la littérature blasée d’Abercrombie. »

Cela sonne…comme assez intéressant pour moi, en fait, mais je perçois vaguement que Léo n’aime pas cela. Votre kilométrage peut varier, bien sûr. Mais pourquoi tant de haine, Léo ? Relax. Sers-toi un verre. Admire ta collection incomparable de peintures de Frank Frazetta pendant un moment. Lutte pour faire retomber la pression sanguine. Quand un vieux bâtiment est démoli pour laisser place à un autre, je peux voir la cause de la colère. Hey, selon ce qui est perdu et ce qui est gagné, je peux même être moi-même énervé. Regardons donc les plans ensemble et voyons si nous pouvons trouver une solution. Mais les livres ne marchent pas de cette façon. Si je choisis d’écrire ma propre vision de la Fantasy, qu’est-ce qui est détruit ? Quelle perte sommes-nous en train de déplorer ici ? Si la simple notion d’ambiguïté morale, de violence explicite et de quelques insultes fait frissonner jusqu’à votre âme, je suppose que vous pourrez toujours trouver quelque chose dans un coin qui contiendra «  la poésie en prose élevée, la subcréation d’un folklore mythologique et la richesse thématique que seule la meilleure Fantasy accomplit » comme Léo en possède. Vous voulez Tolkien et Howard ? Je possède une très jolie édition de Conan le Cimmérien, l’intégrale, reliée en cuir et je suis raisonnablement sûr que Le Seigneur des Anneaux est encore imprimé. Quelque chose de plus nouveau ? Il y a toujours de nombreux auteurs établis et pleins de succès qui écrivent des choses très traditionnelles, si c’est votre truc, et de nombreux autres auteurs de ce qui pourrait de nos jours être appelé quelque chose de plus orienté YA (NdT : yound-adult, littérature destinée aux adolescents) quelque part (sans irrespect aucun) et qui rédigent un travail intéressant sans insultes, sans sexe ni violence. Je leur souhaite le meilleur, à eux et à leurs lecteurs. Beaucoup de leurs lecteurs, après tout, seront les miens également. Et je pense que c’est là le point clé. Cet argument est trop caricaturalement simpliste. Il n’y a juste pas deux camps soigneusement bien définis dans cette affaire.

« L’autre côté pense que leur truc est, à la longue, en train de tourner le genre en quelque chose de plus original, sérieux et au bout du compte acceptable pour un public intelligent, mature. »

Il y a des côtés maintenant ? Personne ne m’a jamais parlé de côtés. Quels sont les côtés ? Côtés de quoi ? Et dans quel côté je me trouve, moi ? Après tout j’aime Tolkien. J’aimerais être de son côté. J’ai grandi avec Bilbo le Hobbit. Je lis Le Seigneur des Anneaux tous les ans. Je suis un de ses grands admirateurs. Sans Tolkien, il n’y aurait pas de Fantasy telle que nous la connaissons, et certainement pas de Première Loi. En ce qui concerne le conte épique avec une clarté morale bien définie dans un monde de Fantasy magnifiquement réalisé, il a plus ou moins mis tout le monde à genoux. Mais cela veut dire qu’il n’y a aucun intérêt au fait que je l’écrive une nouvelle fois, non ? Pardonnez-moi de dire cela, mais il semble que cela fait maintenant un moment que des gens ont réécrit Le Seigneur des Anneaux, et je pense que nous pourrions probablement, vous savez, arrêter. Howard est moins une influence personnelle pour moi, sauf en tant que deuxième main, à distance, à travers le film Conan le Barbare, D&D, et ainsi de suite mais cela ne remet pas en doute sa formidable influence sur le genre, et je suis un grand fan de certains gars qui tiennent ont pris le relai de la Sword & Sorcery, comme Fritz Leiber. Purée, j’aimerais être du côté d’Howard aussi. Est-ce que je peux être de son…oh. Apparemment, je suis de l’autre côté :

« des créateurs des classes moyennes ennuyés (presque tous des libéraux ayant fait des études supérieures) qui vivent des vies dénuées d’un quelconque but, vont inévitablement tendre la main vers tout ce qui sera jugé sacré par les conservateurs et peuplant n’importe quel champ artistique. Ils récupèrent le langage, le scénario, les personnages, les clichés, le marketing et s’emploient à détruire tout cela comme un docteur fou qui effectuerait une autopsie. Puis, utilisant le cynisme, l’obscénité, la scatologie, l’humour noir et le nihilisme, ils recollent toutes les pièces pour en faire un monstre de Frankenstein conçu pour choquer, outrer, offenser et décourager. Dans le cas de la Fantasy, le résultat est une parodie et une souillure de la splendeur mythologique que les vrais artistes tels Tolkien et Howard ne pouvaient qu’être par leur vie même. »

Je suis dans le camp des créateurs de la classe moyenne qui s’ennuient, des libéraux diplômés d’université. Pas comme Tolkien, qui n’avait rien à voir avec ces conneries de créateurs éduqués des classes moyennes. Il était le fils d’un manager de banque et Professeur émérite d’anglais au Merton College, avec une poignée de diplômes universitaires ainsi que le membre de la Société Royale de Littérature, juste en passant. Cette image antagonique du monde ne me paraît pas résister au plus ordinaire examen. Pour citer Mr. Pink : «  emmerde les côtés, mec, ce dont nous avons besoin ici c’est un petit peu de solidarité ». Pour moi, cela ne concerne pas vraiment la politique, et cela n’a rien à voir avec des côtés, juste une variété d’écrivains qui arrivent dans un genre avec leur propre palette de soucis, influences, intérêts uniques. Pourquoi cela devrait être du steak OU du poulet ? Ne pourrais-je pas profiter des deux ? Ne pourrais-je pas penser que les deux se complètent et s’améliorent l’un l’autre ? Ne pourrais-je pas même penser qu’un régime soutenu de steak, autant que je puisse l’apprécier, peut devenir morne et ennuyant, et à la longue que je puisse permettre au poulet d’exploser sur mon palet blasé ? Allez, soyons fous et ajoutons donc des légumes aussi ! Où est le mal dans un régime varié ? Si la roquette ne vaut rien, l’engouement s’arrêtera bien assez tôt et nous pourrons tous retourner à la laitue. Vous n’aimez pas quelque chose ? Mangez quelque chose d’autre. Et pourquoi être tellement énervé contre ce que les autres gens choisissent de manger ?

« Souiller les éléments fondateurs et les conventions reconnues de nos chers mythes modernes n’est pas différent de certains artistes qui prennent un crucifix et le trempe dans de l’urine, le recouvre de fourmis ou l’enduise de selles. Finalement, c’est juste un autre petit, pathétique chapitre dans les longues décennies de glissement de la civilisation occidentale vers un suicidaire dégoût d’elle-même. »

C’est tellement véhément. Tellement absolument délirant et apocalyptique. Il est évident que la marque de fabrique de la civilisation occidentale est la variété, la richesse et l’expérimentation. Si nous répétions tous la bonne vieille routine, nous serions toujours coincés dans les âges obscurs, non ? Nous n’aurions certainement pas de Tolkien et d’Howard, qui furent assez audacieux pour essayer de faire de nouvelles choses avec des formes établies, de cuisiner de nouvelles combinaisons d’influences avec leur propre marque. Est-ce que ce n’est pas tout ce qui importe ? Honnêtement, je ne me vois vraiment pas comme quelqu'un de nihiliste. Cynique, c’est sûr. Surprenant, j’espère. Occasionnellement grossier, sans aucun doute. En faillite, certainement pas, merci, les bains dans mon caniveau littéraire sont grandement demandés, comme mon nouveau contrat de quatre livres le certifie. Mais cela n’a rien à voir avec la destruction de quoi que ce soit, et certainement pas avec un suicidaire dégoût de moi-même. Je me vois comme quelqu'un travaillant à l’intérieur d’un cadre. Expérimentant avec les mêmes choses que ce dont Tolkien et Howard furent les pionniers. En modifiant, en commentant, en examinant, avec, je l’espère, la façon de faire que Sergio Leone a avec John Ford, et Clint Eastwood avec Sergio Leone. C’est comme ça que le genre marche, non ? Les ténèbres, le désespoir et le manque de clarté morale dans la Fantasy n’ont même rien de radical. Regardez Lovecraft. Regardez Howard d’ailleurs. Regardez le Silmarillion de Tolkien. Aucun n’est obscène ni ne salit un nouveau développement. Vous avez vu Fafhrd et le Souriceau Gris ? Mais ce qui brille et ce qui est simple a longtemps été privilégié, commercialement parlant. Une correction devait être faite. La saleté, la crasse et l’ambiguïté morale semblent populaires aujourd’hui. Peut-être que la machine fera marche arrière (si elle avait un jour fait marche avant). Quel est le problème ? Laissez une centaine de fleurs s’épanouir et une centaine d’écoles de pensée s’affronter, et tout cela s’anime. Ma citation favorite de Leo, que l’on peut trouver dans les commentaires, sur La Première Loi :

« Ce n’est pas du réalisme, c’est du nihilisme, et c’est un poison à la fois pour l’esprit du lecteur et pour sa culture. »

Je ne peux que me gratter la tête en pensant au pouvoir insidieux que je semble avoir amassé. Que mon travail soit ou non nihiliste me semble tout à fait argumentable, mais un poison pour l’esprit du lecteur et pour sa culture ? Sérieusement ? Si vous pensez que votre esprit et votre culture pourrait s’effondrer sous le poids d’une fin surprenante impliquant un magicien déplaisant, un roi pourri et quelques jurons, il me semble que vous avez vraiment besoin de leur creuser des fondations bien plus profondes.

A propos, Adam Whitehead donne son propre sentiment sur certains des présents problèmes et l’écrivain de SF John C. Wright saisit la balle au bond de l’argumentation de Léo et l’entraine dans la zone finale de la bizarrerie sur son blog :

« C’est mon avis, partagé par beaucoup d’anciens, qu’il y a certaines réactions proprement émotionnelles et relationnelles que l’on doit avoir, et d’autre impropres que l’on ne doit pas. Un enfant élevé pour maudire et mépriser ses parents, piétiner le crucifix, brûler le drapeau, détester les chatons, et les scènes de Noël et de maternité mais pour adorer la pornographie et le satanisme et la difformité, ces goûts d’enfant sont objectivement pervers et faux. Il a été entrainé pour cracher le lait de sa mère et boire du venin. Ce qui est juste est infâme pour lui, et l’infâme est juste. De la même façon que dire que A n’est pas A est une offense contre la logique, haïr ce qui est adorable et adorer la haine est une offense contre l’esthétique, une déconnexion de la réalité… Les lettrés (ou, pour être précis, anti-lettrés) font des percées dans le royaume des elfes, pour ériger le brouillard et les graffitis de leur bien-aimé Mordor. » 

Okaaay. Je fais un pas en arrière maintenant. Je suis allé bien trop loin et maintenant j’ai Stover ET Swanwick au téléphone qui me demande de revenir au bunker pour planifier la chute de la civilisation occidentale. Chargez les zeppelins en essence de chatons avec les scènes de Noël défigurées et prenons la route du pays des elfes ! Mwa ha ha haaaaaah, imbéciles !
On vient pour vos mythes !

Article originel

  1. Le nihilisme en échec
  2. La réponse d'Adam Whitehead
  3. La réponse de Joe Abercrombie
  4. La réponse de Sam Sykes

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