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Bilan 2024, l’année fantasy des maisons d’édition

Par Gillossen, le 26 mars 2025 à 21:00

Le Rayon imaginaire - Brigitte Leblanc

Rayon

Alors que 2024 se termine à peine, quel serait votre premier bilan, à chaud, concernant votre maison ou même la situation globale en Imaginaire ?
2024 marque un tournant pour le Rayon imaginaire : tout premier prix littéraire, ça marque ! Surtout pour un roman aussi audacieux et libre qu’est Sauvage, de Joan Mickelson (Prix Imaginales du roman étranger). Voir ses choix appréciés et soutenus, sentir reconnu le travail exigeant et délicat qu’imposait cette aventure particulière, est un bel encouragement à continuer d’oser sortir des sentiers battus (et une sacré fierté ! Et l’occasion de festoyer !).
Mais 2024, c’est aussi le superbe succès de l’adaptation en bande dessinée du Problème à Trois Corps, de Liu Cixin, un premier pas un peu risqué dans l’univers du roman graphique, dont l’accueil a été une belle surprise, et, là aussi un encouragement. Je prends tout ce positif avec reconnaissance, il donne de la force et nourrit mon moteur à enthousiasme.
Avez-vous retenu un événement ou une décision particulièrement marquants ? On songe à l'usage de l'IA dans l'édition, ou aux coûts de production en hausse, aux difficultés rencontrées par beaucoup de maisons indépendantes...
L’IA, comme toute nouveauté majeure, agite les cerveaux, enthousiasme pour ses possibilités techniques à l’efficacité vertigineuse, effraye pour sa vampirisation vorace de contenus protégés par le droit d’auteur. Mais l’humain est coriace, et son énergie créative inaliénable, je crois. Il s’adapte toujours, évolue, apprend à défendre ce qui compte, ou à s’en occuper différemment pour le revivifier, parfois le réinventer, mais jamais laisser mourir ce qui nous meut. Nos parts humaines propres ne sont pas remplaçables par des machines qui n’ont d’intelligent que le nom. C’est une question quasiment philosophique, et j’ai foi en l’humain. L’IA ne “pense” pas, ne crée pas. Seul le cerveau humain est capable de vision, de grâce, de poésie, d’ambiguïté et de noirceur – peut-être pourrait-on résumer tout cela en “Sense of Wonder”. Ça, l’IA ne sait pas le faire, et ne peut pas le faire, car les mécanismes de création à l’œuvre dans l’écriture – une couche de culture et de connaissance certes (terrain de l’IA), mais surtout, un molleton très épais de compréhension profonde, d’empathie ou au contraire de misanthropie, d’émotions, de failles et de désir, de maladresses et de facilités, de mise en relations et d’innovation visionnaire pure – l’IA, qui ne peut que répéter en combinant ce qui existe déjà, en est incapable. Or, l’invention est le cœur battant de nos métiers… Rien de tout ça n’est en passe de mourir. Alors, bien sûr que cette confiance en l’humain ne doit pas nous endormir, que la vigilance est de mise, l’attention portée à la défense du droit d’auteur, essentielle. Et à la protection du métier de traducteur bien sûr, et c’est majeur, car il faut une sensibilité humaine pour retranscrire ce qu’une sensibilité humaine a produit, tant il est vrai qu’une traduction n’est pas une somme de mots. Mais défaitisme ou panique ? Certainement pas. L’IA n’est qu’un outil à mes yeux, et comme tous les outils, il faut apprendre à s’en servir, construire une éthique de son emploi, et tirer parti de ce qu’il offre. Et le laisser à sa place.
Quelle place pour la fantasy dans votre programme 2025 ?
La fantasy reste une composante importante du Rayon imaginaire – quoique je déteste les étiquettes et que le genre m’importe peu.
L’année a commencé fort, avec une œuvre audacieuse, déconcertante et réjouissante comme je les aime : Le Chant des noms, de Jedediah Berry, traduit par Jonathan Baillehache, parue début mars. Imaginez un monde d’où les mots ont disparu. Lorsque cette catastrophe s’est produite, la vie a changé : tout sens a été perdu, les barrières se sont effondrées, les monstres ont émergé des rêves, les fantômes se sont mis à errer sans but dans des contrées sans carte. Et ce n’est qu’avec l’apparition des comités de dénomination (Rêves, Cartes, Fantômes et Noms) que le monde a pu survivre au Silence. Depuis lors, les mots, devinés par des nommeurs et délivrés par des messagers, façonnent peu à peu le réel. Mais il n’y a rien de plus dangereux qu’une chose sans nom. Pour faire face à cette menace, des frontières ont été érigées autour du monde connu et jusque dans les esprits, les fantômes ont été enchaînés pour être exploités, et les monstres traqués. La guerre contre l’inconnu a commencé. Une messagère, accompagnée d’un fantôme en loques et d’un monstre inquiet doit affronter ce danger, franchir des frontières interdites et assumer ses rêves et ses cauchemars. Car les mots qu’elle porte peuvent remodeler la saga du monde. Dans ce roman inclassable à l’imaginaire débridé, l’auteur mêle habilement dystopie et magie pour créer un univers uniques aux échos Steampunk. Mais il offre surtout une réflexion profonde sur le pouvoir du language, et comment les mots nous définissent, tout en tissant brillamment une intrigue halentante. Une vraie surprise littéraire.
Cet été, Pandæmonium, le deuxième roman de Joan Mickelson verra le jour. L’inventivité de cette auteure est telle qu’elle nous emmènera cette fois du côté des sœurs Brontë. Lesquelles n’étaient pas trois (Emily, Charlotte et Anne, auteures d’œuvres devenues des classiques : Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent, Agnès Gray), mais cinq. En mai 1825, Maria, l’aînée, succombe à 11 ans à la tuberculose, bientôt suivie par Elizabeth. Les enfants ayant déjà perdu leur mère, la famille plonge dans le chagrin. Ce qu’ils ne savent pas encore, c’est que Maria est toujours là : de « l’autre côté ». Quand Charlotte, Emily et Anne commencent à écrire ensemble leurs histoires d’enfants, c’est dans leur fabuleux monde imaginaire qu’elle trouve refuge. Mais peut-on vivre longtemps dans une fiction ? Et Maria sera-t-elle de taille à lutter contre le démon aux mille visages qui y a, lui aussi, élu domicile ? Dans ce Pandæmonium maléfique où se nouent les destinées noires de chacun. Quand l’épopée littéraire la plus incroyable du XIXe siècle rencontre l’aventure gothique la plus échevelée, c’est toute l’histoire secrète des sœurs Brontë qui se dévoile… Je ne vanterai pas à nouveau la plume superbe de cette auteure, dont l’imaginaire profond et riche m’enthousiasme, il faut la lire !
En juin, nous refermerons la trilogie des Royaumes ardents, de Tasha Suri, dont le livre 1, Le Trône de jasmin, déjà World Fantasy Award, est finaliste du Troll d’Or (résultats lors de l’édition 2025 de Trolls et Légendes, à Pâques !). Ce dernier opus, L’Empire de lotus, à nouveau traduit par Thibaud Eliroff, renoue avec le souffle du début, éblouit et emporte, et clôt cette épopée flamboyante aux héroïnes inoubliables, si humaines et si fascinantes. Il nous replonge dans la profondeur de plume et de pensée d’une auteure qui selon moi, cache sous son talent romanesque, une réflexion pleine d’acuité sur le monde, les rapports faibles/puissants, et les femmes.
À la lisière de la fantasy et du réalisme magique, De neige et d’ombre, de Yangsze Choo, l’auteure de The Ghost Bride, paraîtra fin août. Traduit par Félix Huet, il évoque ces figures magiques chinoises que sont les esprits-renards, capables de se transformer en êtres humains et de vivre incognito au milieu de nous, leurs sens bien plus aiguisés que les nôtres, et dotés de talents certains pour influencer nos actions et nos pensées. L’héroïne est l’une d’elles, elle pleure la disparition de son enfant et cherche un coupable, mais d’autres forces sont en jeu. Cette fresque superbe et poétique, dans laquelle j’ai été véritablement happée, tisse une toile fascinante où les identités multiples se confondent dans un jeu de miroirs troublant et plonge dans un monde où la frontière entre réalité et surnaturel s'estompe. Situé dans la Manchourie de 1908, dont il brosse un portrait saisissant, sa très fine intrication des récits personnels et des forces surnaturelles crée une atmosphère envoûtante, mystérieuse, qui transcende les frontières des genres – tout ce que j’aime.
Enfin, en octobre, roulement de tambour, nous ferons enfin paraître le premier tome de cette tétralogie coréenne si célébrée en Asie depuis plus de 20 ans, et tant attendue en Europe (et dont j’ai déjà parlé ici l’année dernière) : L’Oiseau qui boit des larmes, de Lee Youngdo, « le « Tolkien coréen ». Un roman majeur qui réinvente et revisite un imaginaire qui nous est très peu familier et qui m’a donné une vraie claque de nouveauté, de fraîcheur et ce plaisir unique, dans un récit dont l’ampleur n’a pas grand-chose à envier au Seigneur des Anneaux, carrément. Dans un monde fantastique où cohabitent quatre peuples différents, Nagas, Tokkebis, Rekons et Hommes, le mystérieux Keïgon Draka, un chasseur de Nagas redouté aux sombres secrets, se voit confier une mission par le temple Haïnsha. Accompagné d’un Tokkebi et d’un valeureux Rekon il doit escorter un jeune Naga, en fuite pour échapper à la cérémonie rituelle de l’extraction du cœur, dans les terres hostiles qui s’étendent au-delà de la Dernière Auberge…
Rien n'est simple dans ce périple périlleux, et c’est une cosmogonie véritablement originale qui se déploie sous nos yeux. Cette œuvre magistrale, traduite du coréen par Marion Gilbert, mêle avec brio mythologies coréennes et dark fantasy, explorant des univers différents richement dépeints, où créatures mythiques et peuples étranges côtoient complots politiques et traditions séculaires. Lee Youngdo tend un fil qui jamais ne lâche et nous tient au bout de sa laisse, suspendus, enchantés, souffle coupé. La révélation d’un talent depuis longtemps célébré en Asie, et encore très peu connu en Europe.
Enfin, quel sera votre plus grand défi pour cette nouvelle année ?
Trouver les merveilles de l’année prochaine, publier des auteurs français, réussir des couvertures différentes, belles et fortes, conserver ma petite musique qui se défie les étiquettes, des modes et des pseudo « attendus » des lecteurs. Construire pas à pas ce catalogue sans trembler.
Et aussi, si possible, faire des nuits plus longues, aller toujours autant au cinéma, retrouver du temps pour ne rien faire, flâner ou rêvasser, et lire toujours autant « autre chose » que les lectures utiles requises par ce métier : les pépites des autres éditeurs, et ce, dans tous les domaines, pas seulement ceux de l’Imaginaire.

Propos recueillis et mis en forme par Emmanuel Chastellière.

  1. Le Bélial' - Olivier Girard
  2. Aux forges de Vulcain - David Meulemans
  3. Denoël Lunes d'Encre - Pascal Godbillon
  4. Les éditions Critic - Florence Bury et Eric Marcelin
  5. Les nouvelles éditions Actusf - Jérôme Vincent
  6. Le Livre de Poche - Paul-Etienne Garde
  7. Albin Michel Imaginaire - Gilles Dumay
  8. Argyll éditions - Xavier Dollo et Simon Pinel
  9. L'Atalante - Mireille Rivalland
  10. Outrefleuve - Julie Cartier
  11. Les éditions Scrineo - Jean-Paul Arif
  12. Les éditions du Rouergue - Olivier Pillé
  13. Les éditions Pygmalion - Florence Lottin
  14. L'école des loisirs - Loïc Théret
  15. Les éditions Bragelonne - Claire Renault Deslandes
  16. J'ai Lu - Quentin Monstier
  17. L'Homme Sans Nom - Dimitri Pawlowski
  18. Ynnis éditions - Cedric Littardi
  19. Le Rayon imaginaire - Brigitte Leblanc
  20. Les éditions Callidor - Thierry Fraysse
  21. Mnémos - Frédéric Weil

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