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Un entretien avec Steven Erikson
Par Merwin Tonnel, le vendredi 28 mars 2014 à 22:18:04
Il y a des projets comme ça que l'on traîne pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, entre procrastination, changements de situation, travail chargé et découragement. Alors quand le projet se termine enfin, on est tellement soulagé qu'on en oublie qu'on a presque 2 ans de retard. Oups.
En juin 2012, dans le cadre du colloque "Antiquité gréco-latine aux sources de l’imaginaire contemporain", Steven Erikson était de passage à Paris pour parler de l'influence de l'Antiquité et de son travail d'archéologue dans son écriture et, plus particulièrement, dans le Livre Malazéen des Glorieux Défunts. Avant sa conférence et grâce à l'entremise des organisateurs du colloque (merci à eux !), l'auteur canadien a bien voulu réserver un créneau à Alethia, Guigz et moi-même pour une longue interview, que voici enfin retranscrite et traduite. On y aborde la fin du Livre Malazéen (sans spoiler !), sa nouvelle trilogie, son idée d'une adaptation de son œuvre ou encore le post-modernisme.
Avant de vous laisser lire tout cela, je voulais remercier Alethia et Guigz pour leur aide lors de l'entretien, Ratha pour son énorme travail de retranscription ainsi que John Doe et Bidondelait pour la relecture.
Assez perdu de temps : bonne lecture !
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L'entretien en français
- Merwin - Quand vous avez commencé à écrire Le Livre Malazéen des Glorieux Défunts, imaginiez-vous un jour que votre travail serait étudié dans des colloques universitaires ? En êtes-vous un peu fier ?
- J’en suis fier ! Je n’ai jamais su si tout ceci toucherait un jour ce type de public. J’espérais. Donc oui, j’en suis très fier. Fier de pouvoir en discuter en termes académiques et pas seulement en termes littéraires. Ce serait bien de voir plus de discussions littéraires, mais pour moi le côté académique où l’on parle des classiques et de l’Antiquité est merveilleux. J’étais un archéologue, donc je garde toujours le contact avec ce genre de choses.
- Merwin - Forge of Darkness, le premier tome de la trilogie Kharkanas, est sorti récemment. A quoi doivent s’attendre les fans, et à quoi ne doivent-ils pas s’attendre ?
- Eh bien, il se déroule dans le passé et certains personnages de la saga principale étaient vivants des centaines de milliers d’années plus tôt. Et c'est sur cette période que j’écris maintenant. Côté différences, le style a changé, énormément, et ma voix n’est pas la même dans ce nouveau livre. Et puis dans cette nouvelle trilogie, on aura la sensation d’un style et d’une manière de parler presque archaïque. Je voulais transmettre l’impression du temps passé à travers l’évolution du langage. Donc ça n’aura pas le même goût que la série malazéenne.
- Merwin - Le Livre Malazéen était un gigantesque hommage à Homère. Est-ce que ce sera toujours le cas pour la trilogie Kharkanas ou est-ce que vous visez un autre type de récit. Le synopsis de Forge of Darkness sonne un peu shakespearien.
- L’inspiration est complètement différente. La décalogie était, comme tu dis, homérique. Elle était épique. Elle s’étendait sur 3 millions de mots. Donc d’une certaine manière, elle cherchait à créer des paysages au-delà des pages. Cette trilogie est plus inspirée de la littérature shakespearienne. Elle regarde vers l’intérieur et elle parle plus de personnages dans un cadre spécifique. Je ne quitte pas ce continent, je ne quitte pas cette région. C’est plus resserré à ce niveau-là.
- Merwin - Vous avez publié récemment une nouvelle aventure de Bauchelain et KorbalBroach, intitulée The Wurms of Blearmouth et vous avez déjà parlé de Excesses of Youth. Combien de novelettes sur ce duo envisagez-vous d’écrire ?
- Neuf au total. J’en ai écrit cinq, avec The Wurms of Blearmouth. Donc il m’en reste quatre.
- Merwin - L’exercice de la nouvelle est-il quelque chose de difficile pour un auteur habitué aux pavés ?
- En fait, j’ai commencé comme un écrivain de nouvelles. Et maintenant c’est pour moi quasi-impossible de faire machine arrière. Donc je peux écrire une novelette, ce qui correspond à 50 000 mots, et c’est le plus court que je puisse faire. C’est ironique parce que j’ai appris à écrire avec des nouvelles. Je décris parfois le Livre Malazéen des Glorieux Défunts, les dix romans, comme la nouvelle la plus longue du monde. Vu que je n’ai jamais réellement appris à écrire un roman, j’écris toujours comme si je rédigeais une nouvelle. Je pense que c’est pour cela que c’est aussi dense et aussi complexe, et c'est pourquoi il peut aussi bien supporter plusieurs relectures. Des fans relisent les livres cinq, six fois car c’est pratiquement une nouvelle. En ce sens, ouais, peut-être que je ne sais pas écrire un roman, j’écris juste de très longues nouvelles.
- Merwin - Chaque tome du Livre Malazéen traite d’un thème différent : le rapport à la chair dans Memories of Ice, l’esclavage dans Midnight Tides, la trahison et la vengeance dans Reaper’s Gale ou encore la mort, le deuil et la rédemption dans Toll the Hounds. Est-ce quelque chose qui a été planifié en même temps que le scénario ou est-ce venu lors de la rédaction de chaque tome ?
- Un peu des deux. J’avais une vision complète de l’arc narratif. Donc je connaissais les scènes finales du dixième tome alors même que je n’écrivais que le premier livre. Toute la question était donc de parvenir à la fin. Et puis je voulais que chaque roman ne ressemble pas au précédent. Chaque livre était donc unique et j’ai traité d’un thème différent, parfois avec une voix différente, à chaque fois. Ils sont tous à part mais l’histoire les maintient tous ensemble.
Toll the Hounds en est un bon exemple, je pense. La voix est complètement propre à cette histoire.
- Merwin - Beaucoup d’intrigues tournent autour de fratries : Paran, Beddict, Sengar ou encore Anomander, Andarist et Silchas. Les liens familiaux sont quelque chose d’important pour vous ?
- C’est une bonne question. Je ne sais pas, je pense que ça permet de jouer avec la complexité de deux ou trois personnages qui partagent la même histoire. Il y a toujours un conflit implicite au cœur de la dynamique familiale. Lorsque tu écris des histoires grandioses, tu commences par écrire sur la condition humaine, et nous avons tous des familles. Pour moi, ignorer le fait que ce peut être un thème ou une zone à explorer, c’est vraiment passer à côté d’un élément très important de la condition humaine.
De nombreux romans de fantasy commencent avec un orphelin, ou quelque chose dans le genre. Ils se désengagent presque de l’aspect familial jusqu’à ce que l’on découvre que l’orphelin est l’héritier perdu du trône. Cam (NdT : Ian C. Esslemont) et moi, on aime jouer avec des relations très proches dans nos histoires parce que si tu as une histoire gigantesque et massive, il faut la contrebalancer avec un élément à taille humaine, à une échelle très humaine. Et la famille, les fratries, toutes ces choses font partie intégrante de notre expérience de vie. Ça injecte un sens de la réalité, du réalisme et de l’authenticité dans les relations entre personnages, même si on a cet immense décor fantasy, avec de la magie, des dragons, des morts-vivants, etc.
- Merwin – C’est aussi un ressort dramatique très pratique.
- Oui.
- Merwin - Dans The Crippled God, vous utilisez lors d’une scène la langue malazéenne comme une langue étrangère au lecteur. Est-ce un langage inventé le temps d’une scène ou avez-vous créé un vocabulaire et une grammaire plus poussés ?
- Non, je n’ai pas suivi la voie ouverte par Tolkien. Mais j’ai bien créé un langage T’lan Imass, qui est un proto-langage, un langage de Neandertal. Donc j’ai une liste très simple de règles syntaxiques et grammaticales pour le langage T’lan Imass. Par exemple, il y a un coup de glotte, représenté par une apostrophe. Ce coup de glotte traduit le passé. Donc à chaque fois qu’un nom passe de quelqu’un qui est vivant à quelqu’un qui est mort, il y a l’apostrophe.
J’ai fait passer ce genre de règles dans le langage moderne en respectant la façon dont les langues évoluent, mais pas partout dans le monde, juste dans certaines cultures. Mais non, je n’ai pas suivi la voie jusqu’au bout.
- Merwin - Les insectes (et arachnoïdes) prennent une place importante dans votre saga : mouches, moucherons, papillons, araignées ou scorpions parsèment vos descriptions… Ont-ils une signification particulière à vos yeux ?
- J’ai grandi en lisant des romans de fantasy et je jurerais qu’il n’y avait pas un seul insecte, dans aucun univers. Mais, en tant qu’archéologue, j’ai lutté contre les insectes dans toutes les fouilles que j’ai pu faire. En Amérique Centrale, j’ai été piqué par des scorpions et des fourmis de feu. Il y a un paquet de formes de vie potentiellement dangereuses que l’on finit par rencontrer quand on va réellement dans la nature. Donc j’ai toujours voulu incorporer cela dans mes romans.
Et puis il y a tout ce côté à la fois terrifiant et… Tu sais, j’ai utilisé les mouches à sang par exemple. On dirait que j’ai inventé toute cette histoire d’une mouche qui te pique et qui pond un œuf, puis sa larve vie sous la peau et se creuse une voie de sortie en mangeant la chair. C’est en fait très réel. C’est un insecte qui s’appelle l’Œstre, que j’ai subi en Amérique Centrale. Je n’ai pas tellement inventé, j’ai juste incorporé cela. Si ces personnages sont dans des environnements déserts ou chevauchent dans des étendues sauvages, les insectes font autant partie de l’expérience que le reste. Ça ajoute de l’authenticité, j’espère.
- Merwin - Glen Cook m’a dit que son éditeur Night Shade Books vous avait contacté pour reprendre et terminer le cycle du Dread Empire, avant que Cook décide finalement de le faire. Est-ce qu’écrire dans les univers de vos auteurs favoris, comme Glen Cook ou Stephen R. Donaldson, est quelque chose qui vous intéresse particulièrement?
- Non. Peut-être que cela va revenir aux oreilles de Glen Cook à un moment ou un autre. Jeremy Lassen de Night Shade Books demandait à Glen depuis des années d’écrire le dernier roman. Et bien sûr, il en avait écrit un mais il avait été volé. J’ai perdu 300 pages d’un roman que j’avais commencé et je sais que c’est vraiment un crève-cœur et tu n’as pas envie de revenir en arrière.
C’était sûrement une ruse de Jeremy qui essayait de mettre la pression à Glen Cook pour qu’il se mette à l’écrire. Je suis très content que Glen ait écrit le dernier tome du Dread Empire. Sa voix est unique. Je ne suis pas du genre à singer ou à essayer de copier la plume d’un autre auteur. Je n’aurais jamais pu rendre justice au roman, comme il l’a fait.
- Merwin - Avez-vous prévu d’autres romans malazéens après la trilogie Kharkanas et la trilogie Toblakai ? Ou souhaitez-vous faire quelque chose de totalement différent ?
- Eh bien, je suis en train de faire quelque chose de différent. Cet été (NdT : été 2012), j’écris pour le studio de développement Bungie. J’écris un roman dérivé de leur prochain jeu. J’ai signé un accord de non-divulgation. Je ne peux pas vous donner plus d’informations outre le fait que c’est un roman dérivé du jeu sur lequel ils travaillent depuis 5 ans, après la fin de Halo. Donc ça me sort du monde malazéen et de tout le reste. Ca devrait être un exercice intéressant. (NdT : Steven Erikson s’est maintenant désengagé de ce projet mais il a écrit un roman de SF intitulé Willful Child, qui sortira en 2014).
Au-delà de la trilogie Karsa Orlong, je ne sais pas. Je veux dire, quel âge j’aurai ? Si je survis jusque là, ce que j’espère, je pense que la trilogie Toblakai clôturera l’univers malazéen.
- Guigz – Avez-vous des nouvelles concernant une nouvelle traduction française des romans malazéens ?
- Non. Je sais qu’il y en a deux.
- Guigz – Oui. Je dis cela parce que les fans français désespèrent de lire un jour votre œuvre, seulement deux tomes ont été traduits et la publication est maintenant arrêtée.
- Les traductions étaient bonnes ?
- Merwin – Je lis les versions anglaises donc revenir à la traduction française est un peu dur mais oui, elles sont bonnes.
- Les romans sont très durs à traduire, vraiment très durs. Je sais que le traducteur allemand me contactait par mail presque tous les jours au début. C’était génial parce que je pouvais réellement lui donner les informations qu’il souhaitait. Mais il semblerait que je n'ai maintenant de contacts qu'avec les traducteurs allemands et israéliens.
J'ai été brièvement en contact avec le traducteur français mais ça n'a pas eu l'air d'aller bien loin. Si le traducteur ne contacte pas l'auteur, il est très difficile pour lui de vraiment comprendre ce que j'essaie de faire parce que j'utilise beaucoup de sous-texte. Beaucoup de phrases lâchées çà et là résonne trois ou quatre livres plus tard. C'est un sacré travail. J'ai vraiment plaint le traducteur allemand parce qu'il était deux livres derrière moi. Je savais ce qui était important pour ce qui allait arrivé mais lui n'avait pas les livres écrits pour s'y référer. C'est un défi.
Ce serait merveilleux de voir une traduction française.
- Guigz - Que pensez-vous des livres électroniques et comment réagissez-vous lorsque vous voyez des gens mettre illégalement en ligne certains de vos romans ?
- As-tu lu ma réponse à cela sur Reddit ? J'ai eu un rapide échange avec quelqu'un qui essayait de défendre les versions pirates des livres. Rapidement résumé, c'est du vol. En gros, c'est bien ce que c'est. Il y a sûrement des artistes qui donnent leurs romans. J'en ai moi-même un gratuit, c'est un roman de hockey sur glace (NdT : When She's Gone). C'est sur le site stevenerikson.com tout simplement parce qu'il est épuisé.
Je ne sais pas comment nous allons résoudre ce problème. Je ne sais vraiment pas. Fais une recherche Google de mes livres et tu vas trouver des torrents, des téléchargements illégaux, à toutes les pages, et les éditeurs doivent les faire retirer et ils reviennent. C'est sans fin.
L'exemple que j'aime bien donner : la série Flashforward. C'est un bon exemple, j'en parle souvent. Une des raisons pour laquelle elle a été annulée était que le nombre de téléchargements illégaux remplaçait le nombre de vrais téléspectateurs dans la série. Les audiences étaient faibles parce que les gens attendaient que l'épisode apparaissent en téléchargement pour le regarder. Et comme les audiences étaient basses, la série a été annulée. Les mêmes personnes qui sont fans de genre, de science-fiction et de fantasy, sont en train de tuer la science-fiction et la fantasy en volant ces genres. Parce qu'à cause de cela, il n'y en aura plus à la TV et les bonnes séries ne pourront pas survivre. On a plein de très bon débuts de séries de science-fiction qui sont toutes mortes sur la table d'opération parce qu'il n'y a pas de bénéfices.
- Merwin - Firefly était plutôt réussie...
- Ouais.
- Merwin - ... mais Flashforward était vraiment très mauvaise.
- Le scénario s'est mis dans une position dont il n'a pas pu se sortir. J'étais vraiment triste pour Rob (NdT : Robert J. Sawyer, écrivain canadien, auteur de Flashforward, qui a inspiré la série TV) parce qu'il était très enthousiaste.
- Guigz - Maintenant que votre grande saga est terminée, avez-vous plus de temps pour lire ?
- Eh bien, j'ai 18 mois entre chaque livre maintenant. J'ai pensé au départ que, oui, ça allait me donner plus de temps pour lire et travailler sur d'autres choses...
Mais ce qui arrive maintenant ce que je travaille sur d'autres projets, plus les récits de Bauchelain et Korbal Broach. Je veux en sortir un tous les ans. Normalement, l'écriture de ces novellas ne me prend que quelques semaines mais la dernière a pris plus longtemps.
Donc j'ai du mal à lire autre chose d'autre que la non-fiction que je lis pour me détendre. Je ne lis pas beaucoup de fiction. Si c'est le cas, je lis plus de la science-fiction que de la fantasy.
- Alethia - Est-ce pour éviter d'être inspiré ?
- Ouais, je veux éviter ça. La science-fiction est géniale parce que c'est un style d'écriture complètement différent de ce que je fais.
- Guigz - Que pensez-vous du marché de la fantasy en ce moment ? Quels écrivains appréciez-vous ?
- Evidemment, Glen Cook est fabuleux. Qui d'autre est-ce que je suis en ce moment... ?
- Merwin - Peut-être des nouvelles voix ?
- Richard Morgan. J'adore totalement ses romans sur Kovacs, sa science-fiction. C'est fabuleux. J'aime toujours Robin Hobb. Et si un jour j'enseigne dans un atelier d'écriture, j'utiliserai les premiers chapitres de L'Apprenti Assassin pour enseigner les points de vue parce que c'est spectaculairement bien fait. Elle a un impressionnant contrôle des points de vue. Donc très certainement Robin Hobb.
Mais de manière générale, je ne lis pas du tout de livres de genre.
- Alethia - Vous attendiez-vous à de vives réactions concernant l'avant propos que vous avez rédigé dans le premier livre ?
- Est-ce que je m'y attendais ? Non, j'étais plutôt surpris. Certains y ont lu que je me plaignais. Mais ce n'était pas le cas. Souvent, je me fais critiquer après des interviews. La plupart du temps, des fans de George R.R. Martin vont sur des forums ou sur certains sites et disent que je suis arrogant. Je ne le suis pas. George et moi nous entendons très bien. Ce sens de la compétition entre fandoms est assez éloigné de nous. C'est très étrange. Mon opinion a toujours été qu'il y a bien assez de place pour tous les écrivains de fantasy. Les lecteurs de fantasy, en particulier, sont voraces, ils peuvent tout lire.
Je continue à me poser la question de savoir ce que j'aurais pu faire différemment avec le premier tome, vu comment il a été problématique pour de nombreuses personnes. Eh bien, je n'ai pas de réponse. J'en ai vraiment pas. Mais je pense que la trilogie Kharkanas offre une autre porte d'entrée dans la série car elle a un style très traditionnel par certains aspects. Ça peut permettre un autre accès à l'univers malazéen.
- Alethia - Les gens pourront ensuite aller vers le cycle principal ?
- Oui, ils peuvent lire la trilogie Kharkanas et avoir un premier aperçu de ce que j'essaie de faire. Et après ils se plongent dans les Jardins de la Lune. Croisons les doigts.
- Merwin - Je pense que nous en avons terminé.
- C'est tout ? On a deux heures. Posez-moi des questions, pas de souci. Pourquoi as-tu Reaper's Gale avec toi ?
- Merwin - Non, c'est Memories of Ice. Juste pour une dédicace.
- C'est ton préféré ?
- Merwin - Oui. Mais j'ai hésité pour choisir un livre à faire signer. Est-ce que je dois prendre le premier tome ? Le dernier ? J'ai décidé de prendre mon préféré. Ce n'est pas très original parce que c'est le tome favori de beaucoup de monde.
- En effet. C'est intéressant, c'était le seul livre de toute la série où j'ai senti que je jonglais avec trop de balles. Je me suis accroché désespérément pour garder le contrôle sur l'histoire tout au long du récit. J'avais l'impression que ça allait m'exploser à la figure. D'une façon ou d'une autre, j'ai tenu jusqu'au bout. Parmi tous les tomes, c'est celui qui m'a demandé le plus d'efforts.
- Merwin - C'est étrange parce quand je parle à d'autres fans, Memories of Ice est toujours le tome favori. Mais pour le deuxième du classement, ça diffère à chaque fois. Parfois c'est Deadhouse Gates. Pour moi, c'est The Bonehunters. Mais je connais des lecteurs qui n'aiment vraiment pas ce tome. C'est une réaction très étrange, différente d'un lecteur à un autre.
- En fait, ce qui s'est passé avec le quatrième tome et les suivants - House of Chains, Midnight Tides, un peu moins Bonehunters, mais très certainement Toll the Hounds - c'est que la réaction à la première lecture est du tout ou rien. Soit les gens détestent le nouveau livre et disent que c'est bien pire que les tomes précédents, soit ils adorent. Mais après six mois à un an, ils le lisent une deuxième fois et il commence à remonter dans leurs classements des volumes préférés. Je ne sais ce que ça veut dire. Est-ce qu'ils ont tracé la première fois, sans saisir toutes les nuances, les sous-textes et ce genre de choses et ils les ont compris la deuxième fois ?
J'ai tenté tellement de choses, en particulier avec Toll the Hounds. J'ai tenté la chance avec House of Chains et son unique point de vue pendant le premier quart du livre. Midnight Tides change totalement de décor, d'époque, de tout. Ca déstabilisait les gens. Ils avaient d'autres attentes. Donc on va voir ce qui se passe avec Forge of Darkness. Je sais que bon nombre des fans de la série s'attendent à une continuité de style dans Forge of Darkness, et ils pourraient être surpris.
- Merwin - Je sais que l'on vous pose souvent cette question, mais tant pis : qu'en est-il de l'Ecyclopedia Malazica ?
- Eh bien, nous en avons parlé. Cam (NdT : Ian C. Esslemont) et moi, on serait heureux de s'asseoir autour d'une table et de le faire. Pas à temps plein par contre. Nous voulons quelqu'un pour faire office d'éditeur et prendre tout notre matériel, le remettre en ordre et trouver un format pour le publier. Mais nos éditeurs semblent en retrait et dans l'attente. Ils ne nous ont pas encore approché en nous disant "on y va et vous avez douze mois pour le faire".
On attend les directives de nos éditeurs, Tor et Bantam. Parce que ça représente beaucoup de travail. J'ai mes notes de jeu, Cam aussi, il y en a des boîtes entières. Parfois, le seul bout d’information pertinente consiste en une ligne ou une page d’un gros feuillet de notes. Ce sera un travail difficile pour un éditeur.
- Merwin – Est-ce que ce sera possible d’avoir un jour un aperçu complet de votre monde ?
- Oui, un jour, longtemps après ma mort. Quelqu’un héritera du sale boulot. Je suis sûr qu’ils peuvent s’amuser avec pendant des années.
- Guigz – Avec le succès de Game of Thrones sur HBO, avez-vous été approché pour développer une adaptation du Livre Malazéen ?
- Quelques fois. Les deux œuvres ont une approche très différente de la fantasy. La série de Martin – je n’ai lu que le premier tome mais j’entends des gens en parler tout le temps – semble presque avoir été pensée dès le début pour la télévision parce qu’elle est assez intimiste, plutôt restreinte dans ses histoires. Il y a pas mal de similitudes avec la Guerre des Deux-Roses et des évènements historiques et ça a joué en faveur de George.
- Guigz – Et c’est de la low fantasy, de la fantasy avec peu de magie.
- Et il y a des éléments de low fantasy, oui, ce qui permet d’attirer du monde en dehors du public fantasy. Avec toutes ces intrigues, tout ce sexe et ce genre de choses. C’est vraiment bien foutu, quand on y pense. Le fait que George a un contrôle sur les scripts aide certainement… De ce que j’ai compris, les romans et la série sont très proches l’un de l’autre. Donc il n’a eu à faire que très peu de compromis, ce qui est la situation idéale pour un artiste.
C’est merveilleux qu’il ait apporté la fantasy, la fantasy pour adulte, à la télévision et l’ait rendue aussi réussie et couronnée de succès.
Mais j’entends d’autres auteurs de fantasy dire que ça peut être le même cas de figure que le Seigneur des Anneaux, pour lequel les gens avaient au départ l’excitation du « Bon, OK, on a de la fantasy au cinéma, on a de la fantasy à la télévision, donc ça va se répandre à d’autres sagas de fantasy ». Ce n’est pas forcément vrai. Le Seigneur des Anneaux était un cas à part, tout tournait autour du Seigneur des Anneaux. Harry Potter ne tournait qu’autour d’Harry Potter. Il n’y a pas eu de report vers d’autres auteurs, ou très peu. Donc difficile de dire si le succès de Game of Thrones va faire naître d’autres séries. J’adorerais voir les Princes d’Ambre de Roger Zelazny à la télévision. Je pense que ce serait phénoménal, avec sûrement beaucoup plus d’humour, ce qui serait très bien.
Mais en ce qui me concerne, mon œuvre est énorme. C’est tellement épique, en termes de décors et de tout le reste. Je ne peux littéralement pas penser à la façon dont ce serait possible de le faire.
- Merwin – J’ai toujours imaginé ça comme un animé japonais, avec de gros déferlements de pouvoirs. Ca me fait penser à Full Metal Alchemist.
- Ouais. Je pense que certaines des novellas sont publiées au Japon. Je suis en cours de traduction en Chine. Donc il y a des possibilités de ce côté-là. L’industrie cinématographie chinoise est assez exceptionnelle quand il s’agit de produire des œuvres à très grande échelle, avec des millions de figurants. J’adorerais voir un décor comme celui-là car le truc avec Game of Thrones, c’est que c’est très euro-centrique. J’aimerais voir quelque chose qui va au-delà de l’Europe en termes de décor, au-delà des chevaliers, du féodalisme occidental, et de toutes ces choses, et piocher dans le background culturel et mythologique qui existe au Japon, en Chine, ou en Corée d’ailleurs, qui est assez homérique dans son approche des héros et des contes épiques, ce qui irait parfaitement bien. Et par ailleurs, la plupart des personnages de mes romans ne sont pas de type européen, au niveau de la physionomie. Mes écrits correspondraient bien à tout décor non-européen. Ce serait cool à voir mais ça n’est pas encore arrivé et, pour être honnête, je ne m’y attends pas trop.
- Alethia - Vous devez faire attention parce que si c’était adapté aux États-Unis, ils pourraient blanchir tous les personnages.
- Oui, notamment avec Kalam, Quick Ben et tous ces personnages principaux. Ils pourraient aussi transformer tous les personnages féminins en beautés absolues qui ressemblent à des mannequins qui défilent alors qu’elles devraient être très normales de ce côté-là. Les Britanniques pourraient y arriver, ceci dit, vu que leur industrie télévisuelle a pour tradition de privilégier le talent des acteurs plutôt que leur apparence.
- Merwin – Sauf pour Masan Gilani.
- Oui, mais même elle a beaucoup de formes.
C'est un risque. Bien sûr, une fois que vous avez vendu les droits, plus rien n'est de votre ressort. Le premier conseil que David Gemmell m'a donné, il y a plusieurs années, était : "Ne vends jamais les droits". Je ne sais pas si j'irais aussi loin. Si la bonne personne et la bonne maison de production viennent me voir et me disent : "On est des fans de la saga et on ne veut pas faire de compromis ou niveler par le bas le projet", j'écouterais. Mais s'il s'agit de la maison de production qui veut juste les droits pour s'asseoir dessus, oubliez, je n'en vois pas l'intérêt.
- Merwin - Mais les Jardins de la Lune était à l'origine un scénario de film. Maintenant que l'univers malazéen est plus connu, vous n'êtes pas intéressé de revenir sur le script et de faire le travail vous-même ?
- Le script était simplement le dernier quart du roman. C'est tout ce que c'était. Le seul élément du script qui apparaît plus tôt dans le roman, c'est la scène de combat avec les assassins sur les toits. Mais tout le reste correspond au final du livre, c'était presque l'intégralité du scénario. Donc, structurellement, beaucoup de choses ont été ajoutées dans le roman et je devrais prendre en compte cela, et ce serait un tout autre script. Et puis, nous visions quelque chose dans la lignée des 1001 Nuits, avec un style d'humour à la Indiana Jones. De l'humour pince-sans-rire tout du long, ce genre de choses.
Nous en avons fait un second qui était en fait une préquelle aux Jardins de la Lune. Ça s'appelle Blackdog Blues. La seule version qu'il nous reste est sur une petite disquette. Nous avons perdu le script des Jardins de la Lune il y a longtemps mais nous avons toujours celui de Blackdog Blues, auquel je n'ai encore pas pu avoir accès. J'espère qu'il est toujours là. Ça parle de toute la campagne genabackienne qui précède les Jardins de la Lune. Ça serait marrant à voir.
- Merwin - Vous parlez de l'humour de votre script. Il y en a aussi beaucoup dans la saga malazéenne. Est-ce pour vous plutôt un moyen de décompresser ou est-ce vraiment partie intégrante de la série, quelque chose qui a vraiment du sens ?
- A bien des égards, je n'écris pas de la fantasy avec des éléments tragiques mais des tragédies avec des éléments fantasy. Mais il faut enlever de la pression au lecteur, et à moi, parce que si je devais maintenir cette pression pendant les 320 000 mots de chaque livre, ce serait trop écrasant pour nous tous. Donc il faut des occasions d'être diverti ou de rire pour agir comme une libération cathartique en réaction à toutes les choses graves qui se passent. Du moment que c'est lié aux personnages, que c'est de l'humour basé sur les personnages, je suis heureux de le faire. Et je m'amuse aussi en le faisant.
- Alethia - Saviez-vous dès le début que vous vouliez écrire quelque chose de difficile d'accès ou est-ce simplement la façon dont vous percevez la fantasy ?
- N'oublie pas qu'il s'est passé huit ans entre les Jardins de la Lune et les Portes de la Maison des Morts. Donc c'est un roman précoce. Mais c'est tout à fait une réaction au type de fantasy qu'il y avait à l'époque. Toute la série est post-moderniste et post-structurelle. J'ai mis en place tous les clichés de fantasy épique auxquels je pouvais penser puis je les ai mis à terre, je les ai sapés, je les ai subvertis d'une façon ou d'une autre. C'était juste un exercice, je prenais tous ces clichés et je m'amusais avec eux. Donc il y avait un peu un côté humoristique.
Mais je me rends compte maintenant que ça ne pouvait marcher qu'auprès des gens qui avaient lu beaucoup de fantasy, pour qu'ils soient dans la confidence de la blague. Donc les novices en fantasy ont pu patauger un peu.
Je savais que ça allait être difficile d'accès mais j'espérais juste qu'il y avait assez de matière dans l'histoire pour attirer les gens. Depuis j'ai dit, et d'autres l'ont dit aussi : "Il faut dépasser les 50-60 premières pages."
- Alethia - Ca peut expliquer les réactions très contrastées vis-à-vis du roman.
- Oui. Les gens voulaient beaucoup plus d'informations dès le début, ce qui est traditionnel. A mon avis, les Jardins de la Lune est plus structuré comme Dune de Frank Herbert, qui vous balance lui aussi en plein milieu des évènements.
- Merwin - Vous parlez de post-modernisme. Je suis surpris parce... Vous avez lu des romans de Brandon Sanderson ?
- Non je n'en ai pas lu.
- Merwin - Il dit écrire aussi des romans post-modernistes mais vos deux œuvres sont très différentes. Vous brisez toutes les règles dès le départ mais Sanderson utilise plutôt une influence très classique et tord le cou seulement à certains éléments. Qu'est-ce vraiment le post-modernisme en fantasy pour vous ?
- De mon côté, en tout cas avec cette saga, j’utilise la structure, la voix des personnages et les points de vue pour réellement saper les clichés. Les personnages font des commentaires sur le récit. Kruppe en est le plus conscient de tous puisqu’il dit en gros que tout ce qu’il vous dit, il le dit pour une raison précise. Et tout ce qu’il ne vous dit pas, il ne le dit pas pour une raison précise.
La raison est qu’il veut provoquer une certaine réaction chez vous, une réponse émotionnelle. Donc il procède à une narration de manière consciente. En un certain sens, c’est métafictionnel ce qui est en cela même post-moderne car il s'agit vraiment de regarder le genre, ses archétypes et ses codes et de dire : "Voilà de quoi il s'agit vraiment. Ce sont simplement des moyens grâce auxquels certains éléments de l'histoire sont propulsés vers l'avant. Et si on décortiquait tout ça, si on allait vraiment au cœur des choses et si on trouvait quelque chose caché là-dessous ?"
En ce sens, c'est un commentaire sur le genre fantasy et sur la narration en elle-même. C'est un commentaire sur la fiction et la véracité, je pense. En tant qu'auteur, je dois vous convaincre que mon monde est réel, même des choses comme la magie, les dragons, les épées magiques, etc. Je travaille dur à vous convaincre que tout ceci est réel.
Mais la question est, pourquoi ? Pourquoi je dois convaincre une personne que c'est réel ? Je pense que c'est pour pouvoir glisser des éléments de la condition humaine dans les intrigues. Mais alors, quel est le but de faire cela ? En d'autres termes, le post-modernisme consiste à questionner chaque élément de narration et de les explorer d'un point de vue structurel, au niveau du ton, du style, des personnages, comme je l'ai fait avec Kruppe et Udinaas, qui raconte à un moment une histoire au sujet des attentes des héros et de l'idée d'aller dans un donjon, de combattre des goules maléfiques, de toutes les tuer et de récupérer le trésor. Personne ne se pose la question de savoir à quel point c'est psychotique. Tu envahis la culture de quelqu'un d'autre, tu tues tout le monde parce qu'ils sont différents et plus moches que toi, tu pilles les lieux et, pour une raison ou une autre, ceci est vu comme un acte héroïque.
Donc si les personnages remettent réellement en cause et se moquent de ces codes à l'intérieur de l'histoire, mais sans que cela ne te sorte du rêve fictionnel qu'est le récit, que tu penses que tu es encore dans le monde imaginaire, alors il s'agit bien d'un moyen, au sens post-moderniste, de commenter les codes du genre lui-même.
- Merwin - Donc quand Udinaas ou Kruppe parlent, est-ce qu'il faut entendre votre voix ou la leur ?
- La leur. Bien sûr, avec Toll the Hounds, tout se mélange. A bien des égards, à cause de mes expériences personnelles - mon père était mourant au moment où j'écrivais le roman et coïncidemment le livre parlait du deuil et de la façon de le gérer - la voix de Kruppe et la mienne se sont mélangées et j'ai laissé faire.
Pour moi, c'était le seul moyen d'être honnête au sujet des émotions que j'essayais de transmettre. Il raconte une histoire toute entière même si, physiquement, il ne peut pas être partout où elle se déroule, mais il la raconte quand même. D'une certaine manière, tout ceci fait partie intégrante de sa voix. Il a le sentiment qu'il invente presque et le lecteur est témoin de ce processus d'invention au travers de la voix de Kruppe.
A l'époque où j'allais à des cours d'écriture, il y avait une forte poussée du réalisme magique et de la métafiction, de la fiction et de la narration conscientes d'elles-mêmes. Donc j'ai lu beaucoup d'exemples de ces deux formes d'écriture mais aucune des deux ne m'a paru particulièrement subtile.
En d'autres termes, elles pointaient de grosses flèches sur leurs éléments métafictionnels ou de réalisme magique sans raison particulière, juste pour dire qu'il y en avait dans le récit. Et c'était le cas pour beaucoup d'auteurs américains. Il m'a toujours semblé que ce serait beaucoup plus intéressant d'enlever ces grosses flèches et de s'efforcer à être beaucoup plus subtile dans la métafiction ou le réalisme magique. Donc même quand je faisais de la fiction contemporaine, littéraire ou quel que soit le nom que vous lui donnez, bref pas de littérature de genre, je m'amusais avec le réalisme magique et j'en mettais partout mais il était enfoui profondément, sous tout le reste. Je voulais notamment rendre la métafiction la plus subtile possible. C'est avec ce background que j'ai abordé ma saga de fantasy. C'est pourquoi j'ai toujours dit que Toll the Hounds était la clé de décryptage de toute la série, car elle est vraiment métafictionnelle. Pour le moment, personne n'a fait de vraie analyse de cela, mais j'attends. Un jour, peut-être que quelqu'un le fera. Des gens ont déjà cité le post-modernisme et je connais quelqu'un qui arguerait que ce n'est pas post-moderniste mais post-structuraliste et on en discute tout le temps. On verra. Qui sait ?
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Auteur
Steven Erikson
Biographie
Bibliographie
- Le Livre des Martyrs
- A Tale of Bauchelain and Korbal Broach
- The Kharkanas Trilogy
Les interviews
- Entretien avec Steven Erikson
- Entretien avec Steven Erikson, 2ème partie
- Steven Erikson et la fin des Malazéens
- Interview de Steven Erikson - Toll the Hounds
- Interview de Steven Erikson pour The Crippled God
- Un entretien avec Steven Erikson
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