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Interview de maître Pratchett par Neil Gaiman

Par Lisbei, le jeudi 26 juin 2008 à 13:26:46

PratchettPendant 25 ans les mages, les sorcières et les ch’tits hommes libres du Disque-Monde ont fait les délices de millions de lecteurs. Terry Pratchett jette un regard en arrière sur son incroyable carrière en compagnie de Neil Gaiman.

Voici pour vous cette interview traduite !

L'image est de Paul Kidby.

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Interview traduite

Le Disque-Monde de Terry Pratchett a 25 ans, ce qui signifie que cela fait 24 ans que je le connais. Nous nous sommes rencontrés quand le premier livre sur le Disque-Monde, La Huitième Couleur, est sorti en poche. A cette époque, j’étais un jeune journaliste coiffé d’un chapeau peu flatteur, et Terry était chargé des relations publiques pour la Compagnie Régionale d'Electricité du Sud-Ouest. C’était sa première interview et son éditeur nous avait organisé un rendez-vous dans un restaurant chinois. Nous ne savions ni l’un ni l’autre qui était censé payer l’addition.

Les premiers livres du Disque-Monde étaient essentiellement des parodies de fantasy, des farces mettant en scène l’inénarrable mage Rincevent. La Huitième Couleur est le versant comique de la fantasy, m’a dit Terry il y a 24 ans. Il n’y en a jamais eu en fantasy avant. Dans le livre que je suis en train d’écrire, Le Huitième Sortilège, il y a une scène volée dans un film de Conan. Vous vous souvenez de la scène où ils sont tous assis autour d’un feu de camp à méditer sur "Quelle est la plus belle chose au monde ?" et Conan répond "Le vent dans les cheveux et les lamentations des femmes !"

J’ai opiné. Eh bien, dans mon livre, il y a Cohen le Barbare, qui a 87 ans, et quand arrive son tour de parler, il dit simplement "Un bon dentier et du papier toilette moelleux." Une vie passée à dormir par terre lui a appris ce qui compte vraiment. Je pense que mes livres sont un hommage aux gens qui m’ont donné de si bonnes distractions. Je me contente de traquer le point faible.

Cette posture, mélange d’hommage et de parodie, a duré sur deux livres, puis les parodies sont devenues des romans. A partir de La Huitième fille, l’histoire de la première femme mage, Terry a écrit de véritables romans du Disque-Monde. Pendant les années suivantes (avec d’occasionnels retours à des farces délirantes) il est devenu l’un de nos meilleurs écrivains comiques, puis un véritable satiriste, désireux de s’attaquer à de véritables problèmes de société, tels que la guerre et les préjugés, et ce qu’être humain signifie. Pendant ce temps, les histoires étaient toutes situées sur le Disque-Monde : une terre plate juchée sur le dos de quatre éléphants, eux-même chevauchant la carapace d’une énorme tortue.

Un quart de siècle après l’édition de son premier livre, Terry est devenu un auteur apprécié et reconnu de fantasy pour adultes. Il a écrit un livre avec moi (intitulé De bons présages, un roman désopilant sur la fin du monde et sur la façon dont nous allons tous mourir), a gagné la Carnegie Medal pour son livre pour enfants Le Fabuleux Maurice et ses rongeurs savants, et a reçu l’Ordre de l’Empire britannique (NdT : pour services rendus à la littérature). Il a également été Président de la Société des Auteurs et possède un carton rempli de doctorats honoraires. Et pourtant quand nous avons discuté la semaine dernière, ce qui le remplissait le plus de fierté était une récompense assez inhabituelle.

Peu d’hommes peuvent s’en vanter, déclara Terry, fièrement,mais pour Les Ch’tits Hommes Libres, j’ai été fait Brownie honoraire pour avoir écrit un personnage féminin crédible dans un livre. J’ai reçu un woggle et tout. Sans rire.

En fait, les Brownies voulaient kidnapper une célébrité et ils m’ont choisi parce qu’ils aimaient bien Tiphaine Patraque. Mais ils ne savaient pas comment s’y prendre. Et j’ai pensé "Tout ce qu’il nous faut c’est une file d’attente à un stand de dédicace, deux petites filles et un poulet en caoutchouc jaune." (Je ne sais pas pourquoi cela n’a jamais été établi auparavant, mais un poulet en caoutchouc jaune est le secret de tout humour.)

Donc, tout était prêt et je dis aux deux petites Brownies, "Vous vous mettez de part et d’autre de moi et vous regardez la caméra, avec un air sage et innocent. Puis sans me regarder, l’une de vous devra lever mon chapeau et l’autre devra me frapper sur la tête avec le poulet en caoutchouc. Puis la première Brownie devra reposer le chapeau sur ma tête tandis que je m’écroulerais sur la chaise."

Le seul problème était que des gens me virent apparemment en train de faire une dédicace, et une grosse file d’attente s’est formée. Et alors nous avons dû expliquer à tout le monde qu’en réalité je n’étais pas en train de faire des dédicaces, mais que je signerais leur livre si cela ne les dérangeait pas d’attendre que ces deux petites filles m’aient assommé. C’était un de ces moments surréalistes dont vous vous délectez.

Je me demandais comment les réactions des gens à son écriture avaient changé en 25 ans, et je lui rappelais quelque chose qu’il m’avait dit un jour à propos des lecteurs : que ce qu’ils voulaient c’était toujours ce qu’ils avaient aimé la dernière fois. Oui… c’est pour cela qu’il ne faut pas le leur donner. Si j’avais dû écrire des romans sur Rincevent pendant 25 ans, je me serais tranché la gorge.

Et écrire pendant 25 ans sur son personnage de la Mort, je lui ai demandé. La Mort n’a qu’un champ d’action limité. Il est comparable à une petite bombe atomique, pratique à utiliser occasionnellement, mais les gens finiraient par s’ennuyer s’il était là tout le temps.

Mais les livres ont changé. Oui, bien sûr. Ils sont devenus plus complexes. Je pense que c’est moi qui ai fait ça pour continuer à m’amuser.

Nous commençons à parler de PG Wodehouse, un écrivain à qui Terry a été comparé. Je lui dis que je n’ai jamais eu le sentiment que les personnages de Wodehouse devenaient plus profonds, plus riches et plus intéressants comme l’ont fait les personnages et les histoires de Terry, en particulier les romans sur le Guet.

C’est gentil à toi. Oui, ils vieillissent, et je vieillis. La difficulté avec tout cela … il hésite. Vous ne vous asseyez jamais en vous disant "Je vais faire un livre plus profond, plus riche et plus intéressant." C’est juste quelque chose que vous faites en écrivant.

J’ai passé la majeure partie de l’année à travailler sur Nation (à paraître cet automne), qui est un livre pour enfants qui n’appartient pas au Disque-Monde. C’était un boulot de fou parce que ce n’était pas un Disque-Monde, et ce n’était pas un Johnny Maxwell. Ce n’était pas quelque chose que j’avais prévu d’écrire mais il fallait absolument qu’il soit écrit et j’ai dû me familiariser avec de nouveaux outils pour ce faire. En ce moment, je suis en train d’écrire Unseen Academical, que les gens prendront pour quelque chose d’ostensiblement centré sur le football sur le Disque-Monde, et qui se révélera être à propos de quelque chose d’autre, que vous pouviez voir depuis le début mais que vous n’aviez pas remarqué. C’est une super histoire.

Je lui ai demandé quelle proportion de choses se produisaient sur la page, et quelle proportion dans le plan. Plan, plan, plan, dit-il, pince-sans-rire. Cela ressemble plus à ces types dans le désert qui ramasse une poignée de terre ou de sable, la goûte, et savent s’il y a du pétrole aux alentours. C’est la même chose quand on écrit : vous pouvez très bien savoir comment exploiter une idée, mais ignorer d’où elle vient. Je pense que c’est une sorte d’alchimie, faite à partir d’une multitude d’autres choses. De votre appréhension du monde qui vous entoure. De votre conscience d’être l’une des rares personnes à user du mot "appréhension" dans cette dernière phrase exactement dans le sens qui convient. Qui n’a rien à voir avec le fait d’avoir peur de quelque chose. J’espère que tu as noté.

Je lui ai dit que j’avais bien noté. Et je suis sûr que cela t’a vraiment impressionné,dit Terry. J’ai cessé d’être impressionné par ton sens aigu du vocabulaire il y a environ 22 ans et demie, lui ai-je répondu.

Il marque une pause. Je ne sais vraiment pas quelle proportion est planifiée, et quelle proportion ne l’est pas, et toi non plus, et ce n’est pas le genre de question qu’un écrivain devrait poser à un autre car nous savons tous les deux que cela ne marche pas comme ça. Je ne peux pas expliquer pourquoi on invente un personnage intéressant mais pas particulièrement important, ou pourquoi on écrit un petit événement qui, à la fin du livre, se révèlent être exactement ce dont vous avez besoin, exactement le personnage qu’il fallait, et pourtant au départ vous ne saviez pas pourquoi vous les aviez créés. Être écrivain c’est lire, et à chaque fois que Terry et moi avons une conversation nous parlons de lectures. Je suis en train de lire A Midwife’s Tale : the Life of Martha Ballard Based on her Diary, 1785-1812 (ndt : Histoire d’une sage-femme : la vie de Martha Ballard basée sur son journal, 1785-1812) édité par Laurel Ulrich dit Terry. Martha Ballard était une Mémée Ciredutemps en chair et en os. C’était une bonne sage-femme, mais vous ne le lisez pas pour ça. Vous le lisez pour les autres choses que vous y apprenez : comment une colonie était gérée par les femmes pendant que les hommes étaient à la guerre, et comment les hommes croyaient qu’ils prenaient les décisions et qu’ils contrôlaient le pays alors qu’en fait ce n’était pas eux qui le faisaient. Je suis aussi en train de lire Six Thousand Years of Bread : its Holy and Unholy History (ndt : Six Mille ans de Pain : son Histoire Sacrée et Profane), et une histoire des prothèses dentaires.

En décembre 2007, à l’âge de 59 ans, Terry a annoncé qu’il était atteint d’une forme précoce d’Alzheimer. J’étais inquiet de me trouver en face d’un Terry moins acéré, moins éveillé que l’ami que je connaissais depuis un quart de siècle, et j’étais soulagé de le trouver aussi brillant que jamais. Je lui ai demandé ce que signifiait cet Alzheimer. Si je regarde mon bureau pour voir si mon portable s’y trouve, il y a de fortes chances pour que je ne le voie pas même s’il y est. Mais si je sais qu’il y est, je le verrai. Parfois le cerveau prend le pas sur les yeux et dit que quelque chose n’est pas là, même s’il y est. Et comme ce quelque chose pourrait être la petite fille en robe rose sur le passage piéton, je ne conduis plus.

Je tape mal, encore pire qu’avant, et c’est un sacré frein, comme toi et beaucoup de journalistes pourront le confirmer, car l’activité de taper son texte est l’activité de le penser : une chose entraîne l’autre, et je me retrouve à fureter et à picorer et cela rend la pensée et son débit heurtés.

A côté de ça, je suis incapable de dire quels en sont les autres effets. J’ai été confronté à ça dès le début car je ne voyais aucune raison sur terre pour que je sois différent de ce que je suis. Pour parler plus clairement, je n’ai jamais eu 60 ans avant, donc je ne sais pas si certains des problèmes que je rencontre sont liés à Alzheimer ou sont simplement une conséquence d’avoir 60 ans. Je soupçonne que si vous me lâchez dans un aéroport et que j’ai une correspondance rapide à effectuer, j’en arriverais rapidement au point de m’asseoir et d’attendre qu’une personne serviable m’indique où je dois me rendre. Mais franchement, j’ai toujours eu tendance à agir comme ça, surtout dans les aéroports américains ou quand j’ai un gros changement à effectuer. Cela reste un mystère pour moi.

Les retours de lecteurs que j’ai à propos de Nation disent qu’il s’agit du meilleur livre que j’ai jamais écrit. Pas le plus drôle, mais le meilleur, parce qu’il explore les questions de la religion, de la réalité, du sexe et de la nature du conditionnement culturel, tout ça sur une petite île qui vient d’être frappée par un énorme tsunami.

Il est heureux que, grâce à son don de 500 000 dollars au Fond de Recherche pour Alzheimer et à sa volonté d’en parler, cette maladie reçoive une couverture médiatique plus importante que celle de Madonna en mars.

Je ne sais pas combien de temps il me reste, mais de toute façon, tu ne sais pas non plus combien de temps il te reste. Il n’est donné à aucun d’entre nous de savoir quand notre heure sonnera, et tout ça. Je ne veux certes pas en prendre le crédit, mais j’ai beaucoup d’amis dans les laboratoires, et les chercheurs commencent à marcher d’un pas un peu plus léger. Peut-être que dans quelques années ils auront trouvé, peut-être pas "LE médicament miracle", mais au moins un traitement qui permettra aux personnes atteintes d’Alzheimer de vivre de la même façon que peuvent vivre les gens atteints du Sida de nos jours.

Cela serait vraiment bien. Et en attendant, il a des livres à écrire.

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