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Exposition Tolkien à la BnF : entretiens avec les co-commissaires

Par Izareyael, le lundi 9 décembre 2019 à 09:34:46

Tolkien, voyage en Terre du Milieu, exposition à la BnFAvez-vous déjà visité la grande exposition Tolkien, voyage en Terre du Milieu à la Bibliothèque nationale de France François-Mitterrand ? Si ce n'est pas le cas, nous ne pouvons que vous encourager à y courir avant le 16 février 2020 ! (et si c'est déjà le cas, vous pouvez y retourner, parce qu'il faut bien plusieurs passages pour en faire le tour !)

Si vous êtes encore dans l'indécision ou que vous n'aurez pas la possibilité de vous déplacer jusqu'à Paris, restez sur nos pages pour en savoir plus ! Aujourd'hui, nous vous proposons de lire deux entretiens exclusifs enregistrés avec les deux co-commissaires de l'exposition juste avant son ouverture au public. Nous avons d'abord rencontré Frédéric Manfrin, chef du service Histoire de la BnF, qui a travaillé sur les pièces contextuelles issues notamment des fonds de la BnF et d'autres collections parisiennes. Nous avons ensuite échangé avec Vincent Ferré, professeur de littérature comparée à l'université Paris Est-Créteil et bien connu chez nous pour son expertise ès études tolkieniennes, qui s'est chargé du travail autour des pièces Tolkien de l'exposition, issues des plus grandes collections dédiées à l'auteur du Seigneur des Anneaux. Merci à tous deux pour cette interview !
Nous adressons des remerciements tout particuliers à Vincent Ferré qui nous a fait l'amitié de répondre à nos questions et de nous apporter nombre de précisions, malgré des problèmes logistiques qui ont décalé puis écourté notre entretien.

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Pages de l'article :

  1. Frédéric Manfrin
  2. Vincent Ferré

Frédéric Manfrin

Comment votre spécialisation d'historien vous a-t-elle amené à approcher l'œuvre de Tolkien ?
J'ai avec son œuvre un rapport de lecteur et d’amateur de Tolkien. Le Hobbit, JRR TolkienContrairement à mon co-commissaire, je ne suis absolument pas un spécialiste, mais c’est un auteur qui m’accompagne depuis que je suis adolescent. Je n’ai pas commencé par Le Hobbit, mais directement par Le Seigneur des Anneaux. Il ne m’a jamais quitté. Mon implication à la base était volontariste : j’avais envie de faire cette exposition, non en tant que spécialiste, mais en tant que fan.
Le regard que je pouvais apporter en plus concernait d’abord ma connaissance des collections des Bibliothèques nationales, de manière à faire dialoguer les œuvres de Tolkien avec des pièces des collections. L’objectif était de sortir des réserves des manuscrits médiévaux, des imprimés, des estampes qui pouvaient soit évoquer directement l’œuvre de Tolkien, soit faire écho au texte. Je pense par exemple aux Marais Morts chez Tolkien et à Dante illustré par Gustave Doré. Si on a lu Tolkien, les similitudes frappent tout de suite.
C'est en effet la particularité de cette exposition : le dialogue avec des œuvres qui ne sont pas du tout de Tolkien.
Tout à fait. Nous tenions à ce que les gens se fassent leur imaginaire. Pour cela, il y a deux choses essentielles dans cette exposition : d’abord, évidemment, les manuscrits et les dessins de Tolkien lui-même, sélectionnés et présentés par Vincent Ferré, et puis des objets qu’il aurait pu voir ou connaître, à savoir des pièces qui sont bien antérieures à lui ou, au « pire », contemporaines. Nous avons par exemple choisi les grands illustrateurs britanniques de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, comme Arthur Rackham. Nous avons choisi des manuscrits et des objets médiévaux – armes, ivoires –, qui permettent au visiteur de se faire sa propre image de ce qu’est une bataille.
Le combat d’Eowyn, par exemple, ne peut pas se faire avec une énorme épée de tournoi telle qu’on en voit dans les séries de fantasy. Une épée médiévale pèse 2 kilos, et Eowyn peut effectivement se battre avec une épée de 2 kilos – pas avec une épée qui en pèse 25. C’était donc aussi ce rapport au réel et à la vraisemblance qui nous importait. Vincent vous le dirait mieux que moi, Tolkien a toujours été très attentif à cela dans ses textes. Le fait de présenter des objets médiévaux – ou même, dans certains cas, antiques – permet de se faire une nouvelle image, très éloignée de ce que l’on a pu voir après sa mort, dans les films, les jeux vidéo ou les séries.
La BnF avait-elle été sollicitée pour l’exposition d’Oxford en 2018 ?
À Oxford, l’exposition ne présentait que des manuscrits de Tolkien, et rien d’autre, et ce pour deux raisons. D’abord parce qu'il s’agissait d’une petite exposition en superficie : il y avait 250 m² à Oxford, nous en avons 1 000 ici, donc nous n’exposons évidemment pas la même chose. Ensuite parce qu'à Oxford, la mission de l’exposition n’était pas la même. Elle concernait un public essentiellement anglais – pas uniquement, bien sûr, car il y a eu des fans du monde entier –, qui a grandi depuis petit avec Tolkien et qui peut lire Tolkien dans le texte.
Ce n’est pas forcément le cas du public français. Tous les manuscrits sont évidemment en anglais, ce qui constitue déjà un obstacle. Nous avons trouvé utile, pour un public continental, d’avoir des objets qui viendraient en médiation. Nous n’avons pas le même imaginaire, ni tout à fait la même culture, même si nous avons une culture européenne au sens large. Je pense par exemple au cor dit de Roland du trésor de l’abbaye de Saint-Denis. Quand un lecteur français lit l’épisode de la mort de Boromir, il pense évidemment à la Chanson de Roland. Il était intéressant pour nous de faire le parallèle, car ce sont des images mentales que le public continental aura plus volontiers que le public anglo-saxon.
Le dialogue était très intéressant pour nous, et nous avions la place de le faire. Nous pensions que le public français avait davantage besoin de médiation qu’un public anglais qui peut lire les manuscrits directement dans le texte, et qui baigne avec Tolkien depuis beaucoup plus longtemps.
Concernant le public ciblé, s’agit-il des grands connaisseurs de Tolkien, qui veulent voir en vrai un manuscrit qu’ils ont aperçu dans un recueil d’illustrations, ou d'un public plus large, qui n’a de Tolkien qu’une vision par adaptations interposées ?
Le Seigneur des Anneaux, le Retour du roi, TolkienIl faut vraiment satisfaire ces deux publics. Les fans absolus vont y trouver leur compte, parce qu’ils auront les manuscrits sous les yeux – pour certains, peut-être pour la première fois. Nous avons beaucoup plus de manuscrits de Tolkien qu’à l’exposition d’Oxford, ou même celle de New York (début 2019, NDLR). Vincent Ferré vous le précisera, puisque c'est lui qui les a sélectionnées, mais je crois que nous avons fait venir à peu près 270 pièces, dont beaucoup plus de pages du Seigneur des Anneaux et du Hobbit. Ces dernières n’étaient pas exposées à Oxford, car elles sont conservées aux États-Unis. Il n'y avait que quelques pages à Oxford ; il y en a beaucoup plus ici. Vous verrez notamment dans le parcours les pages manuscrites de plusieurs épisodes célèbres – la charge des Rohirrim, les cadeaux de Galadriel… Pour les fans, c’est une mine : ils peuvent y passer des heures et tout lire dans le détail.
Mais le but du jeu, c’est aussi qu’une famille puisse venir voir l’exposition en ne regardant que les aquarelles et les dessins de Tolkien, par exemple. C’est tout à fait possible également. Le parcours a été conçu par notre spécialiste de Tolkien pour que des gens qui ne connaissent pas du tout l'œuvre de l'auteur puissent la découvrir. Une première salle, au début, raconte un peu la naissance du Hobbit, avec un documentaire où Tolkien raconte comment il est arrivé à cette première phrase sur une page de copie vierge. Une deuxième salle fait ensuite office d’introduction au voyage, avec la chronologie et les cartes de la Terre du Milieu. On est un peu comme dans un guide de voyage, qui permet de se renseigner sur le pays qu’on va visiter. En même temps, cela nous permet de raconter rapidement l’intrigue du Hobbit et du Seigneur des Anneaux, afin que le public parte avec des jalons. Ensuite, le voyage en Terre du Milieu commence, et l'on suit les principales étapes du Seigneur des Anneaux : Comté, territoires elfiques, royaume des Nains, forêt, Rohan, Gondor, Isengard, Mordor en climax, un passage qui nous amène en Valinor, de l’autre côté, puis retour à Oxford.
L’exposition est conçue de façon que tout le monde puisse y trouver son compte en la visitant chacun à sa manière, avec son propre regard sur les œuvres. On peut même en faire une visite totalement artistique, car Tolkien a ceci de fantastique que c’est un très grand écrivain, mais aussi un formidable illustrateur. On peut choisir de ne pas regarder les manuscrits mais de profiter du visuel et du graphique. Les pièces de contextualisation sont aussi là pour ça : faire rebondir le regard, relancer un peu l’attention pour un public qui ne serait pas très initié ou qui aurait simplement vu les films de Peter Jackson.
Nous avons aussi la chance, en France, d’avoir la Cité de la tapisserie d’Aubusson, qui travaille actuellement sur Tolkien. Je vois qu’il y en a quelques pièces spectaculaires ici.
Nous en avons quatre. Il y a la fameuse scène du Hobbit avec la rivière des Elfes et les tonneaux, Rivendell – Fendeval dans la nouvelle traduction –, le Taniquetil et le Mithrim.
Ce sont des pièces que les expositions britanniques n’avaient pas, car les tapisseries n’étaient pas encore créées, c'est cela ?
Elles auraient pu en avoir certaines, mais Mithrim est par exemple tombée de métier le 11 octobre (dix jours avant cette entrevue donc, NDLR). Encore une fois, il n’y avait vraiment pas la place à Oxford. Quand elle est venue installer les manuscrits, la responsable du fonds, Catherine McIlwaine, nous a dit que les pièces de Tolkien pouvaient vraiment respirer ici. À Oxford, elles étaient très serrées dans de petites vitrines, sans vraiment de scénographie, parce que leur salle d’exposition ne s’y prête pas. Nous avons eu la chance de pouvoir les installer dans une grande scénographie, comme vous le voyez.
Vous l’avez dit, il s’agit d’une exposition d’une surface impressionnante à la Bibliothèque nationale de France. Vous aviez parlé de certaines réticences lorsque vous avez évoqué publiquement le projet pour la première fois. Comment l’idée de donner une telle place à Tolkien, auteur étranger de fantasy, a-t-elle été perçue ?
Lettres de John Ronald Reuel TolkienC’est vraiment ce qui a été difficile : traditionnellement, les expositions concernent plutôt les auteurs français – ou des auteurs qui ont des liens particuliers avec la France. Même s'il ne s’agit pas d’écrivains, nous avions exposé par exemple Verdi et Wagner, car il y a, pour les deux, une vraie histoire avec l’Opéra de Paris. Les liens étaient assez évidents. Pourquoi le choix de Tolkien ? D’abord parce qu’il y avait la volonté de travailler avec l’Angleterre. La Bodleian cherchait à travailler avec des bibliothèques sur le continent ; il y a eu une démarche d’échange avec eux. Nous avions prévu à l’origine une exposition sur la création de mondes imaginaires, dont Tolkien aurait constitué une partie au milieu de beaucoup d’autres.
Et puis, alors que nous avancions sur la réflexion et sur le projet avec Vincent Ferré, nous nous sommes dit qu’il était temps de faire comprendre au public français que Tolkien est un des grands du XXe siècle, et que des questions qui ont malheureusement été posées autour de Tolkien ne l’auraient jamais été pour Proust. Il y a une forme de malentendu autour de son œuvre. Pourquoi continue-t-on à se poser ces questions pour Tolkien ? Voilà comment on en arrive à organiser une grande monographie qui se focalise vraiment sur l’écrivain et le conteur à la BnF.
C’est également l’occasion pour la BnF d’attirer un public différent, ou d’intéresser son public habituel à des choses différentes ?
C’est évidemment un enjeu public important pour nous. La BnF souffre d’une image un peu élitiste, et pour cause : une exposition sur Blaise Pascal ne déchaîne pas les passions ! C’est dommage, mais c’est comme ça ! L’idée, c’est que la Bibliothèque nationale de France est la bibliothèque de la Nation, par définition. Il en faut donc pour tout le monde. De la même manière que nous avions pu faire Astérix, dans un genre complètement différent, mais qui était aussi une exposition à destination du grand public, Tolkien est une chance pour nous de montrer que nous n’avons pas que des livres. Les gens savent généralement que nous avons des manuscrits, mais le fonds d'estampes ou le cabinet des médailles antiques sont moins connus. C’est aussi pour cela que nous tenions beaucoup aux pièces de contextualisation : elles permettent aux gens d’appréhender la diversité des collections.
Selon vous, qu’est-ce qui fait que Tolkien mérite cette place que vous lui donnez aujourd’hui ?
Les Monstres et les Critiques, essais de TolkienCe qui a beaucoup desservi Tolkien, c’est le fait qu’il soit inclassable. De son vivant déjà, ses collègues d’Oxford ne comprenaient pas pourquoi il s’amusait à écrire ces fadaises et ces histoires d’Elfes. Aujourd’hui encore, quand on le cherche en librairie, il peut se trouver en littérature jeunesse, SF-fantasy, horreur, littérature générale… On pourrait le mettre partout, et c’est bien ce qui est embêtant. Notre esprit français cartésien aime bien pouvoir mettre les gens dans des cases, et Tolkien ne rentre pas dans les cases. C’est à mon avis ce qui l’a desservi : comme on ne sait pas trop où le placer, on ne sait pas si c’est de la littérature de gare, du sous-genre ou de la grande littérature. La question s’est beaucoup posée, et ce, très tardivement, en tout cas dans les milieux intellectuels français.
Le fait qu’à la BnF nous affirmions que c’est l’un des grands auteurs du XXe siècle lui donne une forme de légitimation. Et nous y croyons profondément. Pour nous, c’était vraiment important. Nous ne nous sommes pas simplement dit : « Tolkien, c’est populaire, ça va faire du buzz ». C’est vraiment un des grands écrivains du XXe siècle, qui mérite le même traitement qu’Umberto Eco, un auteur avec qui le parallèle se fait facilement. C’est un peu le même profil de personnage : universitaire et scientifique, mais aussi conteur extraordinaire. Ou, dans un autre genre, Jorge Luis Borges. Pour moi, ce sont trois figures du XXe siècle qui ont beaucoup de points communs.
Depuis quelque temps, la rumeur court également que la Pléiade ouvrirait bientôt ses pages à Tolkien, ce qui constitue aussi une forme de légitimation littéraire en France.
Tout à fait, et c’est à mon avis quelque chose de très important. L’annonce est arrivée alors que nous étions déjà sur le projet depuis un certain temps. Pour moi, la BnF et la Pléiade sont deux signes forts. Après cela, qui pourra encore se demander si Tolkien est ou non un grand ?
De la même façon que pour Eco ou Borges se pose la question de l’équilibre à trouver dans l’exposition entre le conteur et l’érudit. Comment l'avez-vous trouvé ?
La recherche de cet équilibre est la raison pour laquelle nous nous sommes focalisés sur les œuvres les plus iconiques, pour un public non spécialisé, que sont Le Seigneur des Anneaux et Le Hobbit. Dans le même temps, cela nous permet de tirer des fils sur des thématiques. Dans chaque salle, vous trouverez un texte de présentation du lieu dans lequel on se trouve, des peuples qui y vivent, et ainsi de suite, et une notion plus abstraite que l’on essaie de faire découvrir au visiteur. Par exemple, dans le Mordor, on se pose la question du manichéisme. C’est une critique que l’on fait souvent sur Tolkien et qui est totalement infondée. Les Ents, qui sont des créatures assez particulières, ont aussi un texte explicatif. Quid des femmes chez Tolkien ? Grande question qui revient aussi régulièrement. À chaque fois, par le biais de ce voyage en Terre du Milieu, on peut se focaliser sur différentes notions. Une fois effectué ce parcours initiatique, que tout lecteur a déjà un peu fait en ayant Le Seigneur des Anneaux entre les mains, il est temps d’élargir le spectre. C’est pour cela que la biographie de Tolkien arrive relativement tard dans l’exposition : il fallait d’abord que les gens s’initient à l’œuvre.
La Chute d'Arthur, JRR TolkienEnsuite arrive le professeur d’Oxford, avec ses éditions de Beowulf ou Sir Gawain, et les autres textes que nous avons découverts par la suite grâce à Christopher (Reuel Tolkien, troisième fils et exécuteur testamentaire de John Ronald Reuel, NDLR). La deuxième galerie concerne presque autant Christopher que John Ronald : La Chute d’Arthur ou Sigurd et Gudrún sont des textes que l’on connaît grâce à Christopher. De façon plus générale, on connaît en grande partie le legendarium grâce à Christopher. C’est ce qu’on montre dans cette deuxième salle, pour que le public ait une vision plus complète du personnage, et non limitée à ce qu’il a pu imaginer par le biais du cinéma ou des jeux vidéo.
En parlant de son fils, l'exposition Tolkien, voyage en Terre du Milieu peut-elle répondre à la question : les enfants peuvent-ils lire Le Seigneur des Anneaux ? Et les adultes peuvent-ils lire Le Hobbit ?
Là encore, c'est Vincent Ferré, notre spécialiste, qui pourrait vous en dire plus. Tolkien lui-même répond très bien à cette question : il a écrit et conté pour ses enfants des choses qu’il n’avait pas du tout prévu de publier. Le Hobbit est ainsi presque un accident d’édition. Tolkien écrit pour tout le monde et ne considère par les enfants comme un public différent. Il reproche d’ailleurs à Andrew Lang d’avoir restreint le conte de fées aux enfants, alors que lui-même considère que le conte s’adresse à tous. Les enfants ne sont pas exclus du processus, mais les adultes peuvent tout à fait – et doivent – y trouver des choses. Je pense que c’est un peu ainsi qu’il fonctionne en tant qu’écrivain.
Le Seigneur des Anneaux n’est clairement pas une œuvre pour les enfants. Pour commencer, le texte est difficile – en version originale, ce n’est pas simple, l’anglais est très soutenu – et aborde des notions extrêmement compliquées. La mort y est très présente, avec cette fin très surprenante. S’il y a un reproche majeur à faire à Peter Jackson, c’est d’avoir totalement dévoyé la fin de l’œuvre. Ce happy end hollywoodien est très joli, mais le fait que Frodo ne se remette pas de son épreuve est à peine évoqué dans le film, alors qu’il y a près de 300 pages après le sac du Comté dans le livre. Dans le texte, ce n’est pas rien. Pour moi, c’est ce que le film a raté de plus criant. Cette noirceur et cette difficulté, qui sont liées au parcours de Tolkien – il y a beaucoup de lui dans l’œuvre, surtout dans ce type de concept ou d’idée –, font que ce n’est pas simple à appréhender pour les enfants.
En parallèle, il y a des textes directement à destination des enfants, et il ne s’en est jamais caché : Roverandom, Monsieur Merveille ou Les Lettres du Père Noël sont évidemment pour eux. C’est le papa conteur, le papa fantastique, mais ce n’est qu’une toute petite facette d’un écrivain beaucoup plus riche et complexe.
À titre personnel, avez-vous une pièce favorite dans cette exposition ?
Le choix est difficile, je me suis attaché à beaucoup de pièces de l’exposition. Mais il y en a une que j’aime beaucoup, car elle dit énormément du personnage. Il s’agit d’une page de titre du Seigneur des Anneaux, où Tolkien a commencé par écrire The Magic Ring. Il a ensuite rayé ce titre et écrit The Lord of the Ring, puis il a ajouté un -s. Ainsi que le présente Vincent Ferré, c’est très émouvant, parce qu’on voit la démarche, mais ce qui est extraordinaire se trouve en haut à gauche de la page, un peu effacé parce que c’est au crayon : Chris and Priscilla like it. C’est donc validé par les enfants. Cela dit beaucoup de Tolkien, à la fois sur le travail du titre et le choix des mots, qui sont très importants, mais aussi sur le fait que son cercle de proches est son premier public. On parle des Inklings, bien sûr, et de Christopher, qui, tout jeune déjà, a un rôle très important dans l’élaboration, la lecture et la découverte des textes. C’est assez amusant de penser que l’œuvre aurait pu s’appeler The Magic Ring. On a déjà échappé à Bilbo qui s’appelait à l’origine Bingo...
La Route perdue, Histoire de la Terre du Milieu, J.R.R TolkienVoir J.R.R. Tolkien, dans tous ces documents, faire évoluer son œuvre, chercher, reprendre, corriger, c'est très émouvant. Au moment où (l'éditeur) Allen & Unwin passe commande de la suite du Hobbit, ils cherchent à savoir si l’anneau qu’a trouvé Bilbo va avoir un rôle dans l’histoire. Et quid du Nécromancien ? Que faire de Gandalf ? Tolkien ne sait notamment pas encore ce qu’il va faire de Gollum. C’est amusant de voir comment il réécrit par exemple le chapitre 5, pour avoir un Gollum beaucoup plus sombre et troublant que dans la première édition. Mais cela reste naïf et enfantin. La réécriture sur le texte est extraordinaire.
C’est encore plus visible pour les textes du Silmarillion, évidemment, car ils n’étaient pas dans un état de publication à proprement parler du vivant de Tolkien. Même s’il était vivant aujourd’hui, je pense qu’il n’aurait jamais fini. Tolkien est plus un architecte qu’un écrivain. J.K. Rowling a écrit son premier volume, son deuxième volume, son troisième, son quatrième… L’œuvre de Tolkien, c’est Arda, et par conséquent, cela n’en finit jamais : s’il décide que la grammaire va évoluer dans tel sens, il faut reprendre tous les noms de lieux et de personnages pour qu’ils soient cohérents ; il réécrit en vers des choses qu’il avait écrites en prose ; il crée une tradition des textes comme on le faisait pour les textes antiques ou médiévaux… Davantage que raconter des histoires, sa grande passion, c’était cette invention de monde, qu’il pousse à un degré qu’aucun auteur n’a autant développé. Par exemple, chez George R.R. Martin, même s'il n’a pas fini d’écrire, on est loin d'une telle complexité du monde. Et plus Tolkien avançait en âge, plus il se posait ces questions de cosmogonie et de philosophie.
Y a-t-il des aspects de son œuvre que vous avez découverts en préparant ce projet, ou que vous connaissiez déjà mais que vous voyez désormais d’une autre façon ?
Il y a plein de choses que je vois d’une autre façon. C’est une chose de lire les textes et une autre de voir les manuscrits. Une chose que j’ignorais totalement, c’est qu’au tout début de l’élaboration du Seigneur des Anneaux, Treebeard, Barbebois, est un personnage néfaste : c’est l’équivalent à Fangorn du Vieil Homme Saule du début. Le personnage va vraiment évoluer au fur et à mesure de la rédaction de l’œuvre, pour devenir finalement un des alliés essentiels des Rohirrim d’abord, puis des gens qui se battent pour la liberté en cette Terre du Milieu.
Merci beaucoup pour cet échange !
Bonne visite !

Propos recueillis par Foradan et Izareyael et transcrits et mis en forme par Saffron et Izareyael. Conversation enregistrée le 21 octobre 2019 à la Bibliothèque nationale de France François-Mitterrand.

  1. Frédéric Manfrin
  2. Vincent Ferré

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