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Un entretien fleuve avec Léa Silhol (suite et fin)

Par Luigi Brosse, le lundi 30 mai 2016 à 19:20:38

Léa Silhol par Mad YouriLéa Silhol n'est pas une nouvelle venue dans le monde de la fantasy. Cela fait ainsi un certain nombre d'années que nous la suivons, depuis la parution de son La Sève et le givre en 2002-03, en passant par la regrettée fermeture des éditions de l'Oxymore en 2006.
Par la suite, elle s'était faite rare et c'est donc avec grand intérêt qu'on a pu la voir revenir l'année dernière.

Voici donc une interview pour faire le point. Au vu de la longueur, nous avons décidé de vous la proposer en deux parties : cette semaine, nous allons aborder l'auteur et l'édition, la semaine prochaine, Possession Point, son nouveau roman inédit, dont nous publierons aussi la critique.

Les photos sont de Mad Youri et de Léa Silhol.

Mise à jour : La deuxième partie de l'interview est à présent disponible, ainsi que la critique de Possession Point

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L'auteur et l'édition

L'auteur

Lab 20Sous les projecteurs jusqu’en 2008, tu t’es faite relativement discrète depuis. Ai-je manqué une étape de ton parcours professionnel ? Et sinon, pourquoi décider de revenir l’année dernière avec une casquette d’écrivain ?
Pour les étapes manquées... peut-être quelques unes, mais pas de défaillance journalistique, ici : ce que j'ai pu faire durant mon hiatus de publication a été, volontairement, réalisé "undercover". Rien à voir avec le degré d'exposition dont a pu être l'objet ma carrière littéraire. C'était d'ailleurs tout l'intérêt de la chose ! Tout comme il était important pour moi de donner du temps à des activités bénévoles et engagées, sans aucune finalité professionnelle, et à cette vie que l'on dit personnelle.
Concernant mes "options vestimentaires"... je ne sais pas si la "casquette" est un choix. Je pratique de nombreuses formes d'art, mais si l'écriture n'est pas à proprement parler ma préférée, ou celle qui me fait vibrer le plus, c'est celle que j'ai toujours pratiquée principalement en mode pro. C'était donc une option évidente, d'autant que j'avais laissé un certain nombre de choses non terminées. Donc...
Quel a été l’impact de cette coupure ? As-tu arrêté d’écrire pendant ces années ?
Oui... et non. J'ai arrêté d'écrire brièvement, fin 2010, suite à un problème de santé. En bref, et sans vouloir m'attarder plus que de raison là-dessus, j'ai fait un premier AVC cette année-là, suivi d'une demi-douzaine de petites répliques. Cet accident cérébral a touché (car sinon, franchement, cela aurait été moins amusant pour les ducs de l'Enfer) la zone de parole / expression / élocution. J'ai vu la moitié de mon vocabulaire, dont on m'a si souvent reproché l'étendue, "filer par la bonde". Tout d'abord, le choc m'a fait jeter stylos et clavier, durant quelques mois. Tout ce que je pouvais écrire était chaotique, incompréhensible, étranger. C'est exactement comme ne plus reconnaître son reflet dans un miroir. Terrifiant.
Mais écrire est pour moi l'équivalent d'une défrag' informatique. Un besoin presque biologique. Un ami auteur, par ailleurs médecin, m'a recommandé de "faire travailler les muscles quotidiennement", et assuré que les neurones avaient un don incroyable pour trouver d'autres chemins. L'écriture a fait partie de ma rééducation, en somme, jusqu'à ce que je puisse à nouveau reconnaître mes propres... empreintes digitales.
Donc non, je n'ai pas arrêté d'écrire. Au contraire, d'ailleurs. J'avais beaucoup plus de temps et de liberté. J'ai pu écrire, ainsi, exactement ce que j'avais envie de travailler, sans pressions des éditeurs ou des lecteurs. Je n'ai jamais autant "aligné de volumes" que durant cette période, concrètement.
De façon générale, c'est ce que j'ai fait durant ces années : ce que je voulais. Découvrir, errer, baguenauder, essayer ceci ou cela. Tout ce que je n'avais pas eu le temps de faire quand je zigzaguais à grande vitesse entre des dates butoir, des programmes, des festivals, des séances de signatures, des salons du livre...
J'en ai profité, principalement, pour revenir à la musique, évidemment. La musique est, et restera toujours, mon premier centre d'intérêt (au monde). J'ai rebranché guitares, claviers, micros, et appris la MAO. Mais, malheureusement, cela ne m'a pas du tout poussé à ce "repos" dont mes médecins me cornaient, depuis de nombreuses années, qu'il allait falloir que je le prenne. On ne peut pas dormir 3h seulement par nuit, pendant près de dix ans, impunément. Mes "vacances" ne m'ont donc pas préservée de cet accident qui me menaçait depuis des lustres. Comme quoi... les "vacances" ne servent à rien (cqfd parfaitement hypocrite !)
Penses-tu avoir évolué en tant qu’auteur (dans tes thèmes, ton style…) ?
Oui et non aussi. J'aborde les choses de façon plus frontale, sans doute, en usant moins des masques de l'imaginaire. Moins de pudeur, de prudence, et de codage.
Mais cette mutation était déjà en route dès 2005. Je pense que c'est apparent dans Fovéa (seul opus de cette phase paru, pour l'instant). Il m'arrive d'être plus brutale, explicite, et d'user beaucoup plus du cocasse et de l'humour. Mais cela relève du même principe : un "corset" qui a cédé en 2005 ; et donc sans rapport avec mon hiatus.
Mon style a toujours été un vêtement protéiforme. Je ne crois pas qu'il ait "changé". Je me suis seulement donné la liberté de montrer ce que je veux quand je le veux, sans aucune politique éditoriale qui me contraigne dans un genre, ou une couleur en particulier.
Et les thèmes... non. Ils ont toujours été l'expression de mes préoccupations, et n'évoluent qu'à chaque fois que je passe une étape dans la résolution de la grande équation du monde. Rien de plus.
Les 50 ans approchent, comment on vit ça d'un point de vue de créateur, sachant qu'il semble y avoir beaucoup encore à écrire / publier. Est-ce que cela met la pression ? Cela change t-il ton regard sur une expérience chronophage comme l'Oxymore, qui t’avait vu mettre de coté tes propres créations ?
Franchement... je ne sais pas. Je sais que beaucoup d'auteurs ambitionnent de laisser une trace. De se sentir exister ainsi : dans l'œil d'autrui. De trouver par ce biais, peut-être, leur propre immortalité ? Mais pour ma part j'écris ce que je dois écrire, et ne publie que pour financer mon mode de vie particulier. Je suis un pur produit de la génération punk : je n'ai jamais pensé que je vivrais aussi longtemps. Même si j'alignais 500 livres de plus avant que la cloche ne sonne, je n'aurais toujours pas "fini". Alors je ne caresse pas ce genre de considérations.
Et je ne regrette pas non plus ce que j'ai pu réaliser avec l'Oxy. Servir les œuvres des autres était un véritable espace d'équilibre et de respiration, qui me manque parfois à présent, pour compenser l'exercice de funambule qu'est l'écriture. Mon seul regret, concernant mes choix de l'époque, est financier : selon toute probabilité, sortir La Glace et la Nuit chez l'Oxymore aurait pu sauver la Maison. Et auquel cas... cela je le regrette, oui.
Tu avais mentionné que tu étais nouvelliste par opportunisme (et aussi à cause de l’investissement en temps plus réduit), mais plus satisfaite par la forme longue. Cela semble confirmé avec tes nouveautés (Possession Point, un roman et Sacra I et II, dont les inédits n’ont cessé de grossir). Cela va-t-il devenir ta norme ? Retrouvera-t-on de (courtes) nouvelles inédites ?
Ma norme est de ne pas avoir de norme ! ;-)
J'en suis venue à un nécessaire principe d'humilité face à la Muse. Même pour une "control freak" comme moi, s'imaginer pouvoir décider quelle forme ou longueur adopteront les histoires est terriblement illusoire. Voire criminel ? Une histoire doit avoir la longueur exacte qu'elle nécessite, et c'est elle qui décide, pas moi. J'embrasse ici les idées de Tolkien, et me comporte comme ses casaniers hobbits : je mets le pied sur la route sans savoir où elle m'emportera, et pour combien de temps.
J'écrivais des nouvelles parce que je n'avais pas le temps de faire plus long, c'est exact. Voilà la façon dont, dans l'idéal, j'aime écrire un roman : je commence, et quand je relève la tête, cinq à six semaines sont passées, le livre est terminé, et moi, l'air flou, je demande : Quel jour est-on ? Quel mois ? Quelle... année ?. Impossible de travailler ainsi, évidemment, lorsqu'on est par ailleurs éditeur, ou que l'on a un job alimentaire.
Il y a au moins un texte court, dans Sacra II, (25-30 000 signes) écrit très récemment. Donc... je sais encore le faire, a priori ! Mais je suis comme beaucoup de lecteurs, en substance : je préfère rester longtemps dans un bar (histoire, groupe de personnages, univers) que j'apprécie. Comme j'ai davantage de temps, à présent, la novella et le roman dominent, oui.
Par le passé, on a qualifié ce que tu écrivais d’hard fantasy, vu tes connaissances et réutilisations de la matière mythologique. Sans nul doute, cela nécessitait, à l’époque, beaucoup de travail préparatoire. J’ai l’impression que ce genre continue de te définir dans une certaine mesure, mais est-ce que ta phase préparatoire a évolué au cours de ces vingt dernières années (je pense notamment à l’essor d’internet et de la quantité d’informations disponibles en un clic) ?
Internet n'a pas changé grand chose. Les informations que l'on peut y trouver sont parcellaires, tronquées, souvent en erreur. Je ne m'y fie que peu. Pour étudier un sujet, rien ne vaut un (bon) livre. Ma bibliothèque, toujours en expansion, est ma principale source pour le travail de fond. Y compris des ouvrages anciens en .pdf — vive Gallica & consort !
La seule chose qui a changé, dans ma méthodologie, c'est que la mémoire eidétique qui me permit de conclure mes études sans jamais véritablement réviser, ou travailler, a été érodée, à terme, par ma "mauvaise vie". Il y a encore vingt ou vingt-cinq ans, je lisais un livre, et me souvenais de son contenu en entier, même dix ans plus tard. Ce n'est plus le cas... du tout ! Je dois donc relire, réapprendre, réviser, sans arrêt.
Mais Internet me sert surtout, à cet égard, à repérer les volumes que je dois idéalement rajouter aux 30 000 de ma vilaine bibliothèque, vérifier rapidement un point sur lequel j'ai un doute, ou me diriger dans certaines cités via cartes interactives, quand je ne les connais pas assez pour savoir le tracé et nom des rues par cœur. Je n'en ai jamais besoin pour Venise ou New York, mais j'ai écrit dernièrement des textes situés dans des villes que je connais peu, ou pas : Kyoto, Osaka, Prague, Vienne, Istanbul, New Orleans... Et là, oui, j'use et abuse des possibilités qu'offre internet.
Ta trame (le nom de ton univers pour ceux qui ne te connaîtrait pas) infuse quasiment la totalité de tes écrits, à la manière d’une toile d’araignée géante. Cela t’a d’ailleurs valu le surnom de Tisseuse. Comment fais-tu pour tout garder en tête et éviter de te recouper ? As-tu un plan géant dans lequel tout est déjà inscrit ?
J'ai plus ou moins un grand plan, oui. Dans ma tête. Je l'ai tracé sur papier, une fois ou deux, sous forme de schéma géométrique, pour l'expliquer aux partenaires assez proches pour m'extorquer ce genre de secrets ; au premier chef ma comparse de longue date Natacha Giordano, qui est ma directrice littéraire depuis des lustres. Le plus souvent, toutefois, je n'y jette pas un seul regard : je sais ce que je veux dire, et où je vais, et je me contente de cela.
Au fur et à mesure que les pièges mis depuis longtemps en place se dévoilent, conserver le fil de ce qui a été révélé ou pas commence à être assez... sportif, toutefois !

L'édition

Lab 24On te retrouve à présent publiée par Nitchevo Factory, dont tu constitues, pour le moment, la totalité du catalogue. Nitchevo, ça veut dire quoi, c’est quoi, comment ça fonctionne et en quoi cela diffère de L’Oxymore ?
À l'origine nous avions jeté les bases, avec mon comparse pictural et musical PfR, d'un studio collaboratif, dans le but de produire des œuvres plus typiquement cross médias / arts-croisés. D'expérimenter avec la matière créative, en somme. C'était en 2005, il me semble. La façon dont les auteurs sont bridés, en terme d'expérimentation et d'innovation, dans l'édition traditionnelle était devenue pour nous, au fil des années, un larsen grandissant. On réclame de nous d'inlassables resucées de nos succès précédents ; et moi je n'ai, par réflexe, envie que d'évolution, changement, et dépassement. Ergo ce petit satellite indépendant.
Le projet a ensuite évolué rapidement vers un registre plus étendu, et d'autres partenaires nous ont rejoints. De cette nouvelle alchimie est sorti Nitchevo (dont le nom vient du russe pour "rien, bah, tant pis.")
En somme : c'est un outil créatif géant, une sorte de couteau suisse, pour permettre aux créatifs de partir dans toute direction qui leur chante, sans se soucier des aspects techniques ou administratifs.
Nitchevo est une structure nativement tentaculaire : Agence littéraire / artistique au premier chef, avec des antennes de production musicale, artisanat, édition, etc. C'est à la fois un studio de création très "démocratique" et une coopérative. Notre principal intérêt est d'explorer de nouvelles voies, tant techniques qu'éthiques, dans le domaine de l'art et de l'artisanat et... de les croiser dans tous les sens.
Ce n'est pas principalement une maison d'édition. C'est ce qui nous a amenés à conduire notre premier "gros dossier" dans un domaine très différent : l'activisme. Nous avons notamment beaucoup travaillé contre le projet de loi sur "les indisponibles du XXème siècle" et son extension le registre ReLIRE. Le principe moteur de Nitchevo est tout entier encapsulé dans sa devise : Par les artistes, pour les artistes. Le droit des créateurs est notre raison d'être, et la liberté de créer et d'innover notre carburant.

L'Oxymore était une entreprise au sens strict. Il y a eu une grosse mise de fonds de la part des associés initiaux, des locaux, des frais fixes, des employés, des horaires... Nitch a évité cet écueil : la structure est plus légère, les postes d'autorité fluctuants, et les membres de l'équipe, des artistes aux maquettistes, ne travaillent que sur les projets qui les motivent, au coup par coup. La plupart des membres importants de l'ex équipe de l'Oxy en font partie, et nous travaillons en ayant gardé le côté tribal et "rock'n'roll" qui était de règle à l'époque, mais en ayant volontairement laissé de côté les aspects les plus lourds et contraignants.

Nitchevo n'a pas non plus le plan monomaniaque de ne publier que moi. D'autres titres où je n'ai aucune part sont prévus, notamment des Art Books. Mais les artistes concernés ne les estiment pas "mûrs", ou sont occupés à autre chose. Il est vrai aussi que j'ai tout un fonds à rééditer pour le protéger, notamment, de la satanée Loi ReLIRe, mais que ce serait passablement sagouin de ma part de ne pas alterner avec des inédits, puisque ils existent.
Et pour Tanith Lee, qui était la seule auteure que j'avais envie de continuer à publier avec Nitch... Eh bien... nous avions de nombreux projets ensemble, qui ne pourront aboutir puisque cette grande dame est "partie" l'année dernière. Le regret que j'en ai, en tant que son editor référent chez Nitch n'est rien, comparé à la perte personnelle que cela représente. Elle nous manquera toujours, et ce n'est que très minoritairement une question de catalogue.
Que ce soit avec L’Oxymore ou avec Nitchevo Factory, on te retrouve à la fois en tant qu’auteur et éditeur. Est-ce que c'est une solution de facilité ? Pourquoi ne pas envisager d’utiliser une maison d’édition plus classique ? Peut-on parler d’autoédition ?
Comme chez l'Oxymore, je ne suis pas editor sur mes livres. C'est Natacha Giordano, qui connaît mon travail autant (voire mieux) que moi, qui remplit cette difficile mission.
C'est évidemment l'édition traditionnelle qui aurait constitué une solution de facilité. Un auteur qui a vendu son premier roman à peu ou prou 35-40 000 exemplaires (éditions grand format, poche et club confondues) en littérature de genre est toujours assailli de propositions. J'en ai reçu ma part, émanant en particulier de grosses boîtes, avec des tirages et montants d'avance sur droits très importants. J'ai refusé. Est-ce étonnant ?
Il faut être cohérent, toujours, avec soi-même : je ne peux pas conspuer les clauses abusives dont les contrats sont de plus en plus truffés d'une part et... signer ce genre de contrats moi-même, lorsque la carotte est assez alléchante. J'ai été publiée par peut-être une quarantaine d'éditeurs différents. J'ai fait le tour de ce système. La crise du livre en a fait un territoire de pure aliénation et d'incessants abus, même si l'on privilégie la Smallpress, comme je l'ai tenté à la fin de l'Oxymore.
À ce stade, un constat s'imposait : pour être libre de ce que j'écris, je devais rester indépendante.

Est-ce que ma collaboration avec Nitchevo est de l'auto-édition ?
Question pour question : est-ce que cette façon de voir ne correspond pas à une vision très archaïque, bourgeoise, et pour ainsi dire docile de l'édition ? Une valorisation presque aristocratique du maillon éditorial ? Comme si, pour être pris au sérieux, un artiste devait être validé par des personnages qui, de plus en plus, n'endossent que les rôles de packageurs et fabricants ? J'ai reçu beaucoup de propositions de ces gens-là, et je sais sur quels critères, dans 95% des cas, elles se fondaient : mes chiffres de vente. Ma rentabilité.
L'auto-édition me semble un vieux débat éculé, rendu totalement obsolète par les évolutions techniques de notre époque. Depuis une petite décennie, ces moyens permettent à des musiciens de premier plan de virer les grands labels et de s'essayer à l'auto-prod et au crowdfunding (y compris des battlestars de premier plan tels que Radiohead). Ils le font parce qu'ils en ont assez, concrètement, que 90% de ce qu'ils rapportent aille dans la poche de maquignons, qui n'ont rien fait d'autre que de signer un contrat et appuyer sur le bouton "on" de la chaîne de fabrication. Marre, tout autant, que ces deals peu rémunérateurs et constricteurs aboutissent à des produits finis dont ils ne sont pas satisfaits. La réflexion qui m'a menée à quitter ce système, je suis très loin d'être la seule à l'avoir contemplée, et nombre d'auteurs de très gros calibre l'envisagent actuellement de plus en plus. Est-ce que le concept d'auto-édition, à cette aune, ne commence pas à ressembler à un enkystement rétrograde, passablement moutonnier ?
Le débat, par ici, se présente davantage comme un examen d'armoriaux chez des aristocrates de troisième génération (rictus mesquins et nez poudrés en l'air inclus) : l'auteur a-t-il été "validé" par les notables ? Franchement, je crois avoir été "validée" par assez de décideurs de ce genre pour me passer, désormais, de leur imprimatur.
Le système va dans l'autre sens : c'est cet "auteur rentable" qui ne les valide plus.
La plupart des auteurs auto-publiés, y compris certains qui ont un sacré talent, je crois, adoptent cette option faute de mieux. Pour moi, c'est évidemment tout l'inverse. J'ai toujours reçu plus de propositions éditoriales que je ne pouvais en accepter. Ne travailler "qu'en famille", avec Nitchevo, est un choix philosophique, et partisan, comme mes choix en ces matières l'ont toujours été. Mais c'est aussi un choix économique pertinent (au passage) : je gagne au minimum vingt fois plus par exemplaire que chez mes derniers éditeurs.

Une fois laissés les aspects discriminatoires du "club des éditeurs et ceux qu'ils ont validés" de côté, passons brièvement sur le caractère concret de ce puzzle. La différence entre l'auto-prod et l'édition, est qu'un auteur qui travaille en solo s'occupe, par définition, de tout : relectures, maquette, prod, impression, distribution, parfois illustration de couverture... Il est très rare que l'on soit au top sur tous ces aspects. Une véritable voltige. Il se finance lui-même, sera souvent mal distribué, et aura le plus grand mal à attirer l'attention du public.
Je ne suis ici, évidemment, dans aucun de ces cas. J'ai derrière moi une équipe d'editors, de relecteurs, maquettistes, graphistes, juristes, commerciaux, etc. qui ont tous une solide expérience de ce job. Les lecteurs me connaissent déjà. Donc... c'est évidemment beaucoup plus simple pour moi de choisir de devenir... "indie".
J'ai le plus grand respect pour les auteurs qui décident de rester totalement indépendants de ce cirque. C'est un choix courageux, et difficile. Mais il serait totalement prétentieux de ma part de revendiquer pleinement un statut aussi libertaire, alors que, concrètement, j'ai un éditeur. Le mode de fonctionnement est atypique, mais cela reste de l'édition 'presque' traditionnelle.
Alors... auto-éditée ? Non, je ne mérite pas un label aussi audacieux. Ce serait très réducteur pour l'équipe. À la limite, on peut considérer que Nitch m'a ouvert une "vanity collection", tout comme les Moutons électriques l'avaient fait. Mais je crois que les anciens de l'Oxy ont déjà amplement fait leurs preuves sur le champ éditorial, et quant à moi... ma foi, d'après les majors qui voulaient m'enrôler parce que je "fais du chiffre", tout autant. La seule différence, c'est que personne ne m'ennuie avec des plannings, des paramètres de collections et de gammes, et que ma rentabilité me profite infiniment plus.

En conclusion : dans notre pays, il est de bon ton de mépriser le concept d'auto-édition, que l'on rapproche automatiquement de l'image du wannabe qui "voudrait être auteur" mais dont personne ne veut. On jette allègrement dans le même panier tous ceux qui décident de devenir "auteurs (véritablement) indépendants". Aurions-nous une petite aversion pour les positions libertaires et le hors-piste, je me le demande ? Un artiste qui n'entre pas dans une écurie, pour s'y faire peindre aux couleurs du dresseur et hennir sur ordre, est un facteur de chaos, et un mauvais exemple. Il fait preuve de trop d'audace, et d'un manque fâcheux de classicisme. À terme, bigredouille, ce mauvais sujet pourrait mettre en danger la structure hiérarchique établie ! (Ah.... c'est une promesse ? Ne serait-il pas temps?).
Et puis nous aimons tellement critiquer notre prochain, par ici, cela nous donne à peu de frais un petit air sagace. Dans la mesure où je ne partage ni cette ignorance, ni le goût de mes contemporains pour l'onanisme égotiste, je vais laisser cette vision poussiéreuse de l'édition aux amoureux des harnais, jougs, et poncifs hérités de siècles en déshérence.
Tes nouvelles sorties sont en impression à la demande (Print on Demand). Pourquoi avoir fait ce choix technique ? Et quels sont tes retours sur cette "nouvelle" technologie ?
L'expérience de l'Oxymore nous a appris ceci : parmi les causes de mortalité des petites maisons d'édition il y a, au premier chef, le poids des stocks. Un stock exige la location et la gestion de locaux, des notés / commandes / retours librairie, des commandes directes des particuliers, et de la très lourde comptabilité afférente... Bref, à terme : locaux, employés, taxes, et une tonne de frais fixes.
N'oublions pas qu'un éditeur est imposé sur ses livres en stock, qui sont fiscalement considérés comme de l'actif, et donc portés aux bénéfices, et taxés comme s'ils avaient été vendus. Or, pour qu'un livre soit rentable au niveau du poste impression, il faut un tirage conséquent (et ainsi il revient moins cher à l'exemplaire). Chez l'Oxy, par exemple, ces tirages allaient de 1 000 à 5 000 exemplaires, dont une large partie n'étaient pas stockés chez le distributeur (car cette option est payante). Nous avions deux locaux de stockage en sus de nos bureaux (et donc... trois loyers). À terme, ces petits détails tuent.
Il n'y a que les imbéciles qui n'apprennent pas de leurs erreurs, non ? Monter une nouvelle version de l'Oxymore n'a jamais fait partie de nos projets. Cela ne correspond plus ni à nos besoins, ni à nos désirs.
L'avantage du print on demand est donc : pas de mise de fonds importante pour tirage initial, pas de stock (ni taxes afférentes, ni loyer), pas de gestion des commandes, pas de prise en charge non plus des livraisons. Nitchevo est distribué par la Sodis, ils s'occupent de tout ce qui concerne les librairies. L'imprimeur, pour sa part, gère les commandes des particuliers. Sur ces aspects, le POD est une excellente solution, mais n'est pas non plus un système dépourvu de mauvais côtés.
Dans d'autres pays (notamment aux USA), de très grands éditeurs ont passé une large partie de leur fonds en POD. Cela leur permet de maintenir en disponibilité des ouvrages dont le flux est devenu modeste, sans occupation d'espace dans les stocks. Ici, en France, les éditeurs y viennent lentement, mais le POD est majoritairement utilisé par des amateurs, dont les exigences sont généralement moins élevées que les nôtres, au niveau de la qualité de réalisation, du sérieux de la distribution, etc. Les entreprises de POD tablent sur la quantité de clients (auteurs) pour générer du bénéfice, mais pas encore sur des structures éditoriales qui peuvent, à elles seules, amener un grand nombre de ventes. Parmi ces prestataires d'impression, d'ailleurs, rares sont ceux qui proposent une offre à destination des éditeurs, spécifiquement. Et lorsque c'est le cas, cette offre n'est pas au point.
Il faudra sans doute du temps. Nous testons en effet un mode de production qui est en pleine définition, et cela ne va pas sans déceptions et grincements de dents. Mais in fine, je pense que l'avenir est là ; du moins si nous voulons une littérature débarrassée des diktats des effets de mode, effets soap opera, et clauses contractuelles de plus en plus aberrantes.
On a vu que vous aviez renoué avec votre habitude de sortir des versions collector (un grand format relié pour le moment, d’autres sont planifiés), avec des illustrations couleurs. Il ne manque donc plus que des ouvrages numérotés / signés ? Est-ce une possibilité ?
Oui, sans doute.
Mais dans l'absolu, j'aime l'idée de versions collector qui ne soient pas en tirage limité, et qui demeurent donc disponibles en flux tendu. Étant très bibliophile et collectionneuse, je connais par cœur la frustration d'un ouvrage de luxe qui sort à un moment où on n'a concrètement pas les moyens de se l'offrir. C'est pourquoi nous avons fait un autre choix : des éditions reliées avec jaquette, imprimées en couleur et augmentées de matériel additionnel, non signées, mais restant disponibles en impression à la demande. Si je me fie au flux très régulier de ventes, même sept mois après la sortie, les lecteurs apprécient cette opportunité. Les éditions "de luxe" sont là, ils les saisissent quand ils peuvent se les offrir, ou se les faire offrir. Dans un contexte de crise économique, ce marché me semble plus équitable.
Enfin, malgré le fait que tu ne sois plus "officiellement" éditeur, tu as commencé une série d’articles (ou de didacticiels) pour futurs auteurs. Peux-tu nous expliquer le pourquoi de cette initiative ?
Parce que je passe mon temps à dire à ceux qui me contactent en privé pour demander des conseils : je ne suis plus éditeur ? :-) Mais les grandes règles du métier demeurent les mêmes, et je l'ai pratiqué assez longtemps, des deux côtés de la barrière, pour en connaître les ficelles.
En ce qui concerne les articles, c'est de l'économie de temps basique : il est plus simple de fournir un lien web en disant : la réponse que vous demandez est là plutôt que de se répéter (répéter, répéter, répéter...) dix à soixante-dix fois par an. La plupart des interrogations que me soumettent les auteurs débutants sont identiques, mais c'est un sujet compliqué, qui demande de longs développements.
Et donc... les articles en ligne. D'une certaine façon, c'est tout à fait conforme à la vocation de l'Agence Nitch. C'est ce que je me répète quand la tentation de ne pas ajouter un épisode de plus à la saga me fait de l'œil.
La seule chose que je ne fais pas, c'est lire les manuscrits des auteurs (débutants ou pas) pour leur "donner mon avis". C'est là une requête que je reçois plus souvent encore que les demandes de conseils sur l'édition. La réponse est toujours non, sans exception.

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