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Ursula Le Guin répond à ses fans

Par Luigi Brosse, le samedi 14 février 2004 à 21:28:48

Ursula Le GuinUrsula Le Guin a écrit Le Sorcier de Terremer, Les Dépossédés, La Main gauche de la Nuit et de nombreux autres livres. Voici une série de questions / réponses dans laquelle elle répond aux demandes de ses lecteurs concernant l'anarchisme, l'utopie, Harry Potter, ses planètes favorites et le meilleur Dr Who.

Nous vous proposons la traduction de cet article initialement paru dans les pages du Guardian.

Nous avons tous des archipels dans nos esprits...

Dans The Lathe of Heaven, vous décrivez un monde dans lequel l'utopie d'une personne devient la dystopie d'une autre. Voyez-vous un rapport entre le monde que vous décriviez en 1971 et le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, en regard de la guerre en Irak ? Avez-vous été inspirée par un évènement en particulier pour écrire ce livre ?
The Lathe of Heaven est un roman taoiste, pas utopique ou dystopique. C'est juste le monde avec sa charge normale de désordre et de misère, ou un peu plus. Haber est utopiste, oui, et il essaye d'utiliser les rêves de Georges pour accomplir ses idées rationnelles sur la manière dont les choses devraient être améliorées, mais à chaque fois qu'il essaye, les choses empirent. Il y a un vieux proverbe Américain qui dit Si ça n'est pas cassé, ne le répare pas. Le roman développe cette notion - Même si c'est cassé, si tu ne sais pas comment le réparer, ne le fais pas.
Le livre parle aussi du pouvoir des rêves d'un homme pour déterminer la réalité. Pensez-vous que les rêves influencent notre réalité ? Il parait que Philip K. Dick a eu une vision qui a influencé nombre de ses derniers avis et idées, comme dans Valis.
Est-ce que certains de vos livres sont basés sur vos rêves ?
Non, je ne crois pas que les rêves changent la réalité (je ne suis pas folle). Bien sûr, un rêve peut changer les pensées et les actes d'une personne, comme le rêve de Phil Dick a changé sa manière de voir les choses. Certains écrivains peuvent utiliser les rêves comme base pour une histoire, comme Stevenson dans Dr Jekyll et Mr Hyde, mais je fais de meilleures choses quand je suis éveillée.
Nicholas Lezard a écrit Rowling peut taper à la machine, mais Le Guin peut écrire. Que pensez-vous de ce commentaire quand vous voyez le succès phénoménal des livres de Harry Potter ? Je voudrais connaître votre opinion sur le style de JK Rowling.
Je n'en ai pas une très bonne opinion. Quand tant de critiques adultes parlaient de l'incroyable originalité du premier livre de la série, je l'ai lu pour voir ce qui provoquait tout ce remue-ménage, et je suis restée assez perplexe ; c'est un récit fantasy enfantin et vivant croisé avec un "roman d'école", assez bien pour cette tranche d'âge, mais stylistiquement ordinaire, imaginativement dérivé et éthiquement assez mauvais-esprit.
D'où vient l'idée de donner un sens à la découverte des vrais noms dans la puissance magique ? Savez-vous ce qui vous a poussé à introduire cette notion comme un élément central dans Terremer ?
C'est une très vieille idée dans la magie, partout dans le monde. J'ai lu Leaves from the Golden Bough de Lady Frazier quand j'étais enfant, je l'ai probablement trouvé là. Ou un peu partout. Un écrivain, un artiste qui s'exprime par les mots, a tendance à trouver l'idée de la magie par le nom, les mots comme pouvoir, assez naturelle.
Avez-vous déjà pensé à autoriser une adaptation cinématographique de Terremer ?
Et bien, il semble que le dernier d'une longue série de projets non-aboutis est en train de démarrer ; Sci Fi Channel annonce soudain qu'ils vont tourner les deux premiers livres de Terremer à Columbia et les sortir sous forme de mini-série de 4 heures en décembre. S'il y a un script, je ne l'ai pas vu. Je peux juste espérer qu'il est meilleur que le dernier que j'ai vu, qui, semblant penser que l'histoire de Ged n'était pas très intéressante, avait ajouté un monstre des mers, quelques pirates, et - étaient-ce des cowboys ? un vaisseau spatial ? - ça ne devait pas être ça...
L'une des images les plus mémorables de Terremer est celle du Mur de pierres et le monde gris des morts au-delà. L'idée d'un monde sombre de désespoir semble rencontrer un certain succès en Science Fiction - au cours du dernier siècle je me rappelle du monde tombe de Philip K. Dick, ou la ville grise de The Great Divorce de CS Lewis, ou plus récemment le monde des morts dans A la croisée des Mondes de Philip Pullman. Je pense qu'il y a une référence plus ancienne dans l'Ancien Testament qui parle du Sheol, ou la conception grecque des Champs d'Asphodel. Pourquoi pensez-vous que tant d'écrivains parlent de la mort en ces termes, et y a-t-il une raison pour laquelle c'est un thème récurrent dans Terremer ?
Le monde après la mort de Terremer, sombre, sec et immuable, vient (pour autant que je puisse en déterminer la source) de l'idée greco-romaine du royaume d'Hadès, de certaines images de Dante, et des Elegies de Rilke. Un royaume d'ombres, de poussière, où rien ne change et où les amoureux passent l'un devant l'autre en silence - cela semble une manière commune de penser à ce que pourrait être l'existence après la mort, pas vraiment moderne ? J'espère que vous avez remarqué que le mur de pierres a été brisé dans le sixième livre, et que tout ce monde de poussière et de silence a été changé, complètement changé...
Avez-vous un programme télé préféré ?
J'avais l'habitude de regarder Star Trek, jusqu'à ce qu'ils déraillent avec Voyager, et quand nous étions en Angleterre il y a deux siècles nous avons été accroché par Dr Who - le type avec la longue écharpe et le grand nez, pas celui d'après qui avait l'air de manquer de vitamines. Il n'y a pas grand chose à regarder à la télévision américaine, pas à moins que vous vouliez de la violence et/ou des rires en boites. Savez-vous que la plupart des rires qu'ils utilisent sont si vieux que les gens que vous entendez rire dans les sitcom sont morts pour la plupart ? Cela semble approprié. Le seul programme que je regarde régulièrement est Bill Moyers, ce qui ne vous dit probablement rien en Angleterre. C'est un très bon intervieweur et commentateur politique.
Il a parfois été dit que votre livre Les Dépossédés manifestait les valeurs libertaires/communautaires de la contre-culture. (C'est peut-être aussi le cas de Always Coming Home ?)
Je l'ai pensé de cette manière, les Dépossédés est une roman anarchiste utopique. Ses idées viennent de la tradition Pacifiste Anarchiste - Kropotkin, etc. Ainsi que certaines des idées de la contre-culture des années 60 et 70.
Comment voyez-vous ce mouvement contre-culturel de nos jours, alors que ceux qui l'ont lancé vieillissent et s'assagissent ? Avec le recul - d'où venait-il et où allait-il ? Partagez-vous toujours cet idéalisme (si vous l'avez jamais fait), ou est-ce que vos espoirs et vos visions ont changé de forme ?
J'aimais la générosité et le sens des responsabilités envers le futur qui étaient forts dans les années 60 et 70. Ils sont forts à nouveau, maintenant, parmi les écologistes et les mouvements anti-corporations, anti-guerre et anti-Bush. Beaucoup de gens ne deviennent pas plus sages en vieillissant, ils deviennent juste plus vieux.
Essayez-vous de suivre la voie du taoïsme ? Est-ce que ça ne cherche pas à miner l'individualisme et à promouvoir les valeurs traditionnelles - à l'antithèse, vraiment, des idéaux et de l'héritage des contre-cultures ?
Le taoïsme est deux choses : d'abord une religion, anéantie par Mao Tse-tung dans un formidable acte de despotisme culturel, je ne sais pratiquement rien à son propos. L'autre est une philosophie ou une manière de penser, qui est très subversive et se pose de manière permanente contre l'ordre établi. (C'est fort d'être radical pendant 2000 ans, mais Lao Tzu l'a fait.) Si vous voulez des renseignements sur la religion, vous allez devoir trouver un prêtre. Si vous voulez connaître la manière de penser, vous pouvez lire Lao Tzu et Chuang Tzu. Vous pouvez lire ma propre traduction de Lao Tzu, si vous voulez. Ou il y en a une cinquantaine d'autres. Je préfère la mienne. La meilleur traduction complète de Chuang Tzu est celle de Burton Watson.
Peut-être sentez-vous que vous avez du mal à suivre le pas de vos contemporains ?
Pourquoi une femme de 74 ans devrait-elle suivre le pas de qui que ce soit ? Suis-je dans l'armée, ou autre chose ?
L'an passé, j'ai enseigné Les Depossédés dans un cours d'Utopie littéraire. Une grande partie de notre discussion portait sur le sous titre du livre Une Utopie Ambigüe. Les critiques ont dit que cela impliquait que Anarres et Urras sont tous deux des utopistes ambigües, mais cela ne nous satisfaisait pas, parce que Urras semble si morose et oppressif. Anarres, malgré tous ses défauts, semble s'intégrer bien mieux dans la tradition de l'utopie. Pourquoi avez-vous choisit ce sous-titre ?
Urras morose et oppressif ? Avec tout le shopping, la bonne nourriture, le sexe facile, et le capitalisme ? Je pensais que et Urras et Anarres avaient leurs qualités et leurs défauts, de manière à ce que l'un et l'autre puisse se servir d'exemple pour se construire et se corriger - bien qu'évidemment, mon coeur appartienne à Anarres ! Par conséquent, l'utopie, au lieu d'être normative comme beaucoup d'utopies, est ambigüe. Ambivalente. Ambidextre. Deux mains, chacune proposant quelque chose de différent.
Avez-vous beaucoup de lecteurs dans d'autres langues que l'anglais ?
La plupart de mes fictions ont été traduites en hollandais et en japonais (souvent les premiers pays à traduire la SF anglophone), français, allemand, espagnol (en Amérique Latine et en Espagne), italien, et en langues scandinaves ; il y avait des copies pirates en Russie, maintenant il y a un copyright ; tout cela mis ensemble, je pense que mes livres sont lus dans 16 langues, dont l'ourdou, l'hébreu et le chinois, mais rien en langue arabe, hélas.
Quand vous écrivez une histoire, avez-vous une idée que vous voulez exprimer, et vous trouvez ensuite le monde, les personnages qui vont l'illustrer ? Ou est-ce que le monde et les personnages viennent en premier, amenant leurs idées ?
C'est ça, dans les grandes lignes. Vraiment, les personnages et les idées viennent ensembles dans une sorte de bouquet ou de nœud, et écrire l'histoire consiste à défaire, dénouer le nœud.
Votre nouvelle Solitude est l'une de mes préférées, elle légitime une solitude féminine sans isolement qu'il est très dur de revendiquer, pour soi ou les autres, sur cette planète ! Comment est-ce que cette histoire, par exemple, s'est développée ?
Merci, j'aime beaucoup cette histoire moi aussi. Autant que je puisse me rappeler - les origines d'une histoire deviennent rapidement très floues - les personnages (la mère et les deux enfants), et l'idée générale de la société radicalement introvertie, sont venus en même temps : c'était le nœud. J'ai cherché un bon moyen de défaire ce nœud, cela s'est avéré être la personne qui raconte l'histoire - la voix du narrateur. Elle allait me raconter comment s'était. Donc je l'ai laissé faire.
Mes frères et moi nous sentons impliqués quand nous lisons Terremer. Nous étions des enfants noirs grandissant dans l'Angleterre des années 70 et nous avons perçu très tôt que des livres comme le Seigneur des Anneaux ou Dune (bien que nous les aimions) ne nous impliquaient pas vraiment - en fait, on se sentait exclus. Vous décrivez Ged comme ayant une peau foncée, et mes frères et moi avons discuté des années pour savoir s'il était noir ou pas.
Je vois Ged avec une peau brun-rouge, et tous les autres personnages du livre (sauf les Kargs et Serret) sont bruns ou bruns rouge jusqu'à très bruns et noirs (Vetch). En d'autres termes, sur l'Archipel les gens de couleur sont la norme, les blancs sont des anomalies. C'est l'inverse sur les îles Kargish. C'est assez clair dans les livres. A quel point vous voulez que Ged soit foncé dépend de vous ! Pourquoi pas ? Le lecteur commande, OK ? Mais ce qui m'a mis dos au mur sont les illustrateurs pour les couvertures - il fallait toujours faire en sorte qu'ils ne représentent pas que des blancs, des blancs, des blancs. Avez-vous déjà vu la première édition anglaise du Sorcier de Terremer ? J'étais très excitée à ce propos - je crois que c'était ma première édition en Angleterre - jusqu'à ce que je la vois. Le Ged sur la couverture était ce gars couleur marshmallow s'affaissant comme du muguet dans une sorte de chemise de nuit. Oh mon Dieu ! Je pense que la plupart des blancs n'ont pas remarqué que la plupart des gens dans mes romans ne sont pas blancs. Donc. Qu'y a-t-il de neuf ?
D'où vous est venue l'inspiration pour l'histoire de Terremer - vos politiques, votre imagination ou simplement un besoin de raconter une bonne histoire ?
J'ai horreur de l'admettre, mais elle est venue d'un éditeur. Il m'a demandé de lui écrire une fiction pour eleven up. Je lui ai dit que je n'avais jamais écrit pour les enfants et que j'ignorais comment le faire. Les garçons. Comment un garçon apprend-t-il a être un vieillard avec une barbe blanche et à pratiquer la magie ? Et j'avais mon livre... Mais vous remarquerez que Ged n'a finalement jamais eu de barbe.
J'ai toujours aimé la profondeur de Terremer, particulièrement la contemplation de la nature de la vie et de la mort. Le message de Ged à Cob dans {L'Ultime Rivage}} sur la vie après la mort Ici n'est rien, poussière et ombre. Là, il est la terre et la lumière du soleil, les feuilles des arbres, le vol de l'aigle. Il est vivant. Et tous ceux qui meurent, vivent... C'est resté avec moi et m'a conforté quand mon père est mort.
Merci de m'avoir dit ça. Peu après que le Sorcier de Terremer soit sorti en Angleterre, il a eu une critique qui le disait réconfortant et rassurant. Bien, c'est juste, je pense, si la consolation est fausse, si le réconfort est injustifié ; mais est-ce que le réconfort et la consolation sont fondamentalement faux, injustifiés - absurde, léger, stupide, enfantins - sentimentaux ? Sommes-nous des écrivains seulement pour menacer, terrifier et déprimer nos lecteurs avec une honnêteté impitoyable ? N'avons-nous pas le droit de leur offrir le réconfort que nous avons trouvé honnêtement ?
J'ai écrit au critique et je lui ai dit ce que je pensais, et que je pensais que j'avais Tolkien pour me soutenir. Il m'a répondu assez gentiment qu'il n'avait pas pensé que le livre était écrit pour les enfants. Apparemment, il est autorisé de rassurer et de consoler les enfants, mais pas les adultes.
Une telle attitude me semble être basée sur l'étrange notion que le lecteur de base est si heureux, si confiant, si stupidement sûr de lui, que l'écrivain de base a le devoir de le convaincre que la vie est dure et pleine de malheurs, et qu'il n'y a pas de consolation. La plupart des adultes que je connais savent déjà que la vie est dure et pleine de malheurs ; et ils cherchent dans l'art à la fois la confirmation de ce fait et une consolation pour cette conscience.
Il y a des années, j'ai voyagé en Indonésie. Je me suis parfois demandé si cet archipel vous avait inspiré Terremer, sinon, d'où est-ce que ça vient ?
Je pense que nous avons tous des archipels dans nos esprits.
Êtes-vous d'accord pour dire que le monde du Roi de l'Hiver - qui, que les pronoms soit masculins ou féminins, parle de rois bons ou mauvais et de sujets loyaux ou déloyaux - n'est pas vraiment le même que celui de La main gauche de la Nuit, où les rois de Karhide sont tous fous et où personnes ne les prend au sérieux avec leurs idées de patriotisme ?
Oui, il y a un changement entre l'histoire (écrite plus tôt que le roman) et le roman. Je peux le justifier en partie en disant qu'une génération a passé, pendant laquelle les attitudes et les idées peuvent aussi bien changer. Mais la cohérence est un idéal que je n'ai pas toujours atteint.
Êtes-vous contente de l'adaptation radio du Sorcier de Terremer? Je pense que Michael Maloney fait un excellent Ged.
Est-ce que c'était celle où ils prononçaient "Jed" ? Si c'est le cas, j'ai arrêté de l'écouter assez tôt, parce que je hurlais de douleur. Si ce n'est pas celle-là, je ne suis pas sûre de l'avoir déjà entendu. Rappelez-vous que je vis sur une planète appelée Oregon, très éloignée de la BBC.
J'ai suivit vos conseils pour lire Lord Dunsany et Virginia Woolf. Est-ce que vous pourriez me suggérer d'autres livres ou auteurs ?
Bien sûr ! Kipling ? Patrick O'Brien ? Dickens ? Mark Twain ? Jorge Luis Borges ? Jose Saramago ? Jane Austen ?
Prononcez-vous votre nom à la française ou, comme la plupart de vos fans, Luh Gwinn ?
Ici, nous disons Luh Gwinn. En France nous disons Le Guin, comme le vin ou le gain ; et en Bretagne - c'est un nom breton - je crois que c'est encore Luh Gwinn [NdT : phrase en français dans le texte]. Comme Gwyn en galois - Je pense que c'est le même mot. Tout ça est la faute de mon mari, quoi qu'il arrive.
Nombre de vos fictions pourraient être décrites comme des comptes-rendus anthropologiques de sociétés fictives. Je sais que votre père était anthropologue : lisez-vous toujours de l'anthropologie, et y a-t-il un anthropologue qui écrit et que vous admirez particulièrement ?
Claude Levi-Strauss a été une irritation productive dans mon esprit, tout comme Clifford Geertz.
L'esprit austère, anti-matérialiste, pionnier des colons sur Anarres, dans Les Dépossédés, me rappelle quelques récits sur les premiers kibboutz, organisés par des idéalistes et des anarchistes européens. Aviez-vous cela ou d'autres communautés expérimentales, à l'esprit quand vous avez écrit le roman ?
Je me suis en effet renseigné sur les kibboutz quand j'envisageais Anarres. Une source bien plus importante a été le travail du pacifiste américain Paul Goodman et de son frère.
Vous avez dit avoir nommé les îles de l'Archipel de Terremer en vous inspirant des noms que vous donniez à vos enfants quand ils étaient petits. Quels sont ces noms, ou est-ce que c'est un secret ?
C'est un secret. Je n'aurai jamais dû en parler.
Je dois dire que j'ai beaucoup aimé vos histoires d'Orsinia. La SF, même la votre, a tendance a être traitresse ou didactique, je pense, mais la fuite de cette structure pour de la fiction honnête libère l'attention de l'écrivain pour des choses plus importantes - les relations humaines et les coeurs humains, les choses sur lesquelles a écrit Shakespeare.
N'étant pas Shakespeare, certains d'entre nous, écrivains, doivent aller au coeur de la question par des voies étranges et des chemins détournés. Et pour certains d'entre nous, l'utilisation disciplinée de l'imagination est déjà au coeur de la question.
Pour ce qui est de la SF, pourquoi est-elle tellement dominée par les politiques de droite ? Est-ce la sombre influence de Campbell/Heinlein/Anderson, ou quelque chose d'intrinsèque à la forme ?
Lisez-vous seulement les vieux écrivains? Essayez China Miéville !
Dans Le Dernier Rivage, Épervier a toujours une vie d'aventures ; dans Tehanu, il a surtout une vie de problèmes. Je me rends bien compte que 18 ans ou presque séparent les deux livres, mais pourriez-vous décrire plus précisément comment le temps vous a permis (ou forcé) de reconsidérer Terremer et ses habitants pendant cette période ?
Je pense que vous trouverez des discussions à ce sujet sur mon site web (www.ursulakleguin.com). Brièvement, ce qui s'est passé dans les 17 ans entre Le Dernier Rivage et Tehanu est que le féminisme a ressuscité, et j'ai vieilli de 17 ans, j'ai beaucoup appris. L'une des choses que j'ai appris est comment écrire en tant que femme, non comme un homme honoraire ou comme une imitation d'homme.
D'un point de vue féminin, Terremer parait bien différent que d'un point de vue masculin. Tout ce que j'avais à faire était de le décrire du point de vue des impuissants, de ceux privés de pouvoirs - les femmes, les enfants, un magicien qui a épuisé son don et qui doit vivre comme un homme "ordinaire". Le même endroit, mais qui parait tellement changé ! Certains détestent le livre pour cette raison. Ils m'en veulent d'avoir puni Ged. Je pense que je l'ai récompensé.
Comment êtes-vous devenue taoïste, si vous vous considérez comme telle ?
En lisant Lao Tzu et Chuang Tzu, principalement. Je n'ai pas ma bibliothèque ici donc je ne vais pas tenter de vous donner des noms d'érudits ou de vulgarisateurs qui m'ont aidé à comprendre le taoïsme - j'en oublierais la plupart. Je ne sais pas vraiment comment quelqu'un "est" un taoïste. Je sais que les idées taoïstes ont beaucoup influencé mes écrits.
Quels auteurs modernes recommanderiez-vous qui représentent le mieux l'esprit du Tao ? Outre Thoreau, bien sûr ? (Je me rappelle que dans un livre vous appelez un personnages "Thurrodowist" - Thoreau Taoist.)
Je ne sais vraiment pas. Je pense que ce qui me plait tant dans les romans de Jose Saramago est que ses personnages évoluent avec des événements sans tenter de les "maîtriser" - ils agissent en n'agissant pas. La femme qui est le personnage principal de Blindness est vraiment une grande héroïne pour moi.
Quelqu'un s'est demandé si l'Indonésie avait inspiré Terremer, c'est intéressant parce que je me suis toujours représenté Terremer comme étant presque exactement comme j'imagine la Grèce Antique, en termes de paysages et d'aspects culturels. Cela doit être étrange, d'entendre la manière dont d'autres personnes se représentent quelque chose qui vous appartient, ou pensez-vous qu'en publiant, les choses cessent de vous appartenir d'une manière essentielle ?
Oui, en quelque sorte - elles deviennent propriété du lecteur - c'est indéniable et inévitable. Mais est-ce que ça change les choses dans mon esprit ? Pas un instant. Votre Terremer est grecque, pas la mienne, pas de problème. Il y a beaucoup de Terremer, beaucoup d'archipels ; comme je dis, nous les avons tous dans nos têtes...
Si vous voulez voir à quoi mon Terremer ressemble, vous pourriez naviguer dans les îles Scilly (les Sorlingues), c'est pratique pour vous les Anglais ; ou vous pourriez aller dans une petite baie appelé Trinidad à l'extrême nord de la côte californienne par un matin brumeux (c'est moins facile pour les Anglais). Mais ce sont deux endroits que j'ai vu bien après avoir cartographié et voyagé dans l'Archipel. C'était agréable d'être capable de dire - ah ! oui ! cela ressemble vraiment au West Reach !
Quel effet a eu Ishi et son histoire sur vos écrits ?
Aucun, pour autant que je sache. Je ne savais rien de Ishi et de son histoire avant que ma mère commence à écrire la biographie, bien après que j'ai grandi, écrit et publié. Nombre de mes personnages sont seuls de leur espèce au milieu de gens différents - c'est la situation de Ishi ; ainsi que de nombreux anthropologues ; et aussi (ou du moins il me semble) de nombreux adolescents, plus intellectuels, plus artistes... Moi, étranger et effrayé / Dans un monde que je n'ai pas créé.
Avez-vous basé les personnes vivants sur Terremer sur une culture humaine en particulier ?
Non. Terremer est un monde fantasy pré-Révolution Industrielle conventionnel. Les habitants de l'Archipel sont des fermiers/marchands génériques, des gens vivants dans des petites villes ou des villages, comme la plupart d'entre nous jusqu'au XIXème siècle. Mais leurs travaux magiques les rendent un peu différents !
Les Kargs sont des gens du désert, plus belliqueux, plus religieux, et ils ne pratiquent pas de magie.
Pourquoi tous vos magiciens sont-ils des hommes, et pourquoi leur donnez-vous ces batons énormes ? Mon collègue, Dr Freud de Vienne, serait très intéressé d'entendre votre justification...
Vous devriez lire ce que j'ai écrit sur la manière d'écrire comme une femme plutôt que comme un homme honoraire. Vous pouvez dire de ma part à Dr F d'aller fumer un gros cigare.
J'ai lu Tehanu comme une fable sur les blessures et l'oppression contenant une leçon pour la société disant qu'il ne faut pas sous-estimer les enfants à qui l'ont a fait du tort, et qui contient une force étrange. Le Vent d'ailleurs, mis en rapport avec Le vol du Dragon, me l'a confirmé. Dans Terremer Repensé, vous avez écrit que les dragons sont ce qui n'est pas possédé : est-ce que ça s'applique aussi aux femmes ? Est-ce que les deux derniers livres de Terremer impliquent que les femmes ne peuvent être possédées, renvoyées, qu'elles ne sont pas prévisibles et qu'on ne peut disposer d'elles - parce qu'elles aussi peuvent se transformer en dragons et voler sur d'autres vents, transcendant le quotidien pour atteindre une liberté supérieure ?
C'est le genre de questions auxquelles je ne peux pas répondre. Ou à laquelle je ne vais pas répondre, je ne sais pas dans quel cas nous sommes. Ce que dit le livre, le livre le dit mieux avec ses propres mots. Que je l'interprète, le traduise avec des généralités et des abstractions, me parait pervers et absurde. Je ne suis pas enseignante, pas philosophe, pas érudite, je suis écrivain. Je pense en terme d'histoires. Je vais dans la direction où m'emmène l'histoire. J'essaye de comprendre où je vais. J'essaye de dire ça. Mais ce que signifie l'histoire, en un autre langage que le sien, c'est au lecteur de le décider, non ?
Je voudrais bien savoir ce que vous pensez de La main gauche de la Nuit aujourd'hui.
Et bien, il y a presque 35 ans que je l'ai écrit, donc cela fait longtemps que c'est un livre sympa, bien fait, adulte, qui gagne sa vie et fait son propre chemin dans le monde ; tout ce que maman peut faire est lui souhaiter bonne continuation.
Je me suis beaucoup amusé à revisiter Gethen il y a quelques années dans l'histoire appelée Coming of Age in Karhide, qui est dans ma collection d'Anniversaire du Monde. Je suis finalement rentrée dans une maison kemmer.
Je voudrais vraiment savoir d'où vous vient votre inspiration.
Je m'assieds et j'écoute.
Avez-vous une planète ou un monde préféré dans ceux que vous avez créé ? J'aime particulièrement O, qui n'a pas subit de guerre depuis 500 ans, et où presque toute l'architecture et la technologie (les trains par exemple) sont anciens. Les quatre sortes de mariages sont aussi intéressant, bien que difficiles...
C'est une bonne question. Évidemment, j'aime Terremer presque comme tous, depuis que j'y suis retournée.
J'aimais beaucoup aller sur Orsinia, mais je n'en trouve plus le chemin désormais, et je n'arrive pas a savoir ce qui s'y passe depuis qu'ils ont "libéré l'air" et que le Rideau de Fer est tombé. Ca me trouble.
J'aime O aussi. Je m'y sens chez moi. Les mariages et tout. Ils compliquent leur vie émotionnellement, mais ils ne laissent pas des technologies (voiture, avion, armes, communication électronique, manipulation génétique,...) incontrôlées et inconsidérées le faire.
Ils contrôle aussi l'augmentation de la population.
J'aime rêver de gens qui ont l'intelligence et la force de caractère de choisir ce qu'ils aiment et veulent dans la technologie, et de laisser ce dont ils n'ont pas besoin de côté - plutôt que de tout laisser se transformer en besoin, puis en obligation, et enfin en pagaille, comme nous avons fait et continuons de faire.
Les Kesh, eux aussi, limitent le nombre de leurs technologies, et je suppose que la Valley de Na, dans Always Coming Home, est l'endroit où je préfèrerais vivre, mais c'est en partie parce que j'y ai vécu, tous les étés de mon enfance.

Merci à tous pour vos questions très intéressantes et complexes. J'espère que je ne vous ai pas paru trop brève ou tranchante avec certaines d'entre elles, avec tant à répondre, j'ai essayé d'être concise pour ne pas m'épuiser ou vous fatiguer, et il était vraiment difficile de répondre à certaines d'entre elles en moins de 300 pages !
Portez-vous bien - Continuez à lire !

Article originel
Traduction réalisée par Thys


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