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Susanna Clarke nous révèle quelques unes de ses manies
Par Luigi Brosse, le vendredi 10 septembre 2004 à 14:31:48
Susanna Clarke a qui on doit le spectaculaire Jonathan Stange et Mister Norrell, revient dans cette interview sur ses goûts, passions et petites manies. Voici l'occasion pour nous d'en découvrir un peu plus sur l'auteur au travers de cette traduction de Guybrush.
La photo est de Mark Pringle.
L'interview traduite
- Quels sont vos cinq livres favoris, et pourquoi ?
- Emma par Jane Austen. C'est le livre le plus intelligent. J'adore particulièrement les dialogues - chaque parole révèle les obsessions et les préoccupations des personnages, pourtant cela reste parfaitement naturel. Emma est dépourvue de nombreuses qualités par rapport à ce qu'on s'imagine qu'un livre devrait contenir. C'est vrai, certaines choses assez dramatiques se produisent (une jeune femme est déchirée entre une romance illicite qui pourrait la rendre heureuse, et son devoir qui la rendra sûrement malheureuse) - mais l'héroïne réussit à en éviter une grande partie - donc le lecteur aussi. Le conflit central et la romance ne sont pas du tout mélodramatiques, mais c'est absolument passionnant. Et aucun des personnages n'est malveillant. Même avec Jane Austen il y a habituellement un personnage avec un peu de méchanceté, mais ici il y a seulement de la vulgarité très ordinaire et de l'égoïsme.
The Man Who Was Thursday par G.K. Chesterton. C'est quelque chose comme un roman policier très excitant et quelque chose comme un poème et quelque chose comme un puzzle théologique - et la plupart des dialogues semblent avoir été écrits par Oscar Wilde. Sans surprise, cela ne ressemble à rien d'autre. C'est très visuel. Les scènes vous sont transmises avec des séries d'images - des images qui sont exactes, incroyables, simples et pittoresques. C'est comme entrer dans une magnifique hallucination ou un cauchemar bienveillant. Comme dans les romans policiers (et de poésie et de théologie) les objets ou les actions les plus ordinaires peuvent avoir une signification énorme. En même temps c'est parfaitement de son temps et cela transmet le sentiment de ce que c'était d'être une certaine sorte de gentleman anglais « dandyfié » en 1908.
Watchmen par Alan Moore. C'est un roman graphique - et cela concerne des super héros. Néanmoins c'est plein de vrais personnages et de situations réelles. La première fois que je l'ai lu je n'ai pas pu le poser. J'ai très peu dormi et quand j'ai dû aller au travail je me sentais mal physiquement jusqu'à ce que je puisse le reprendre. Moore fait des choses dans Watchmen qui sont impossibles à faire dans un film ou un roman sans devenir délicat ou prétentieux. Par exemple il peut facilement enlacer deux histoires apparemment sans liens, se produisant au même moment à New York - montrant une histoire en images, et continuant le dialogue de l'autre au-dessus. Bien sûr les histoires ne sont pas indépendantes - elles se commentent mutuellement et rendent chacune plus profonde, plus sombre, plus touchante. C'est tout simplement un virtuose.
Les histoires de Sherlock Holmes par Arthur Conan Doyle. Je les ai toutes lues il y a plusieurs années. Doyle crée un monde parfaitement réalisé et un héros insolite, froid, complexe qui est néanmoins absolument fiable moralement.
- Qui sont vos cinq auteurs favoris, et pourquoi ?
- Jane Austen qui est parvenu aussi près de la perfection que possible.
Alan Moore (voir plus haut) qui, avec les mots de Jonathan Ross, fait tomber à genoux les hommes (et les femmes) d'âge mûr dans les magasins de bandes dessinées, pleurant de gratitude.
Charles Dickens : Il n'y a pas un seul roman de Dickens que je placerais au-dessus des autres. Dickens est immense - comme le ciel. Prenez n'importe quelle page de Dickens et c'est immédiatement reconnaissable, pourtant il pourrait être en train de faire une satire sociale, ou une farce, ou une horreur, ou une étude psychologique d'un meurtrier - ou n'importe quelle combinaison de ceux-ci. Il est toujours bien plus que ce dont on se souvient - plus espiègle, plus surréaliste, plus campagnard, plus sentimental, plus Victorien, meilleur et plus méchant.
Neil Gaiman qui est l'auteur le plus audacieux et le plus surprenant. Dans le premier comic que j'ai lu, il vidait l'Enfer. J'étais plutôt choquée. Je pensaisAvez-vous vraiment le droit de faire ça ?
Apparemment oui.
Joss Whedon et d'autres auteurs variés de Buffy la Tueuse de Vampires. Pas parfait. L'intrigue s'effondre souvent. Mais les dialogues sont merveilleux et la psychologie des personnages est presque aussi bonne. Apparemment Joss Whedon part de l'émotion. Il se demande quelle émotion le spectateur a besoin de ressentir ? Et quelle émotion le personnage a besoin de ressentir ? Ce sont de très bonnes questions pour n'importe quel auteur écrivant n'importe quelle fiction. Faites juste ça et vos lecteurs/spectateurs voudront continuer de lire/regarder.
- Qu'est-ce qui a été/qui a été votre plus grande influence dans la décision de devenir auteur ? Qu'est-ce qui vous a inspirée pour écrire Jonathan Strange & Mr Norrell ?
- L'ennui, probablement. Et une sorte d'imagination agitée et importune. Je pouvais toujours imaginer des endroits plus intéressants que celui où je me trouvais. Et des personnes plus intéressantes que moi, ici. Finalement cela a conduit à la création d'histoires et à l'écriture de choses.
J'ai toujours vraiment aimé les magiciens. Je ne suis même pas sûre pourquoi - sauf qu'ils savent des choses que d'autres personnes ne savent pas et qu'ils vivent dans des pièces en désordre pleines d'objets étranges. Dans les histoires de Narnia de C.S. Lewis il y a seulement deux magiciens. Un est faible et méchant, et l'autre aligne à peine deux répliques. Mais ils me fascinent tous les deux. Un (le faible) a un plateau d'anneaux magiques, verts et jaunes, aussi brillants et clairs que doux. Ils sont magiques, ce sont des bijoux et ils ressemblent à des sucreries. Qu'est-ce qui est différent ? Dans Jonathan Strange & Mr Norrell je voulais créer l'histoire de magie et de magiciens la plus convaincante que je pouvais. Le modèle le plus proche était les histoires de Terremer d'Ursula Le Guin. Pendant que vous les lisez, la magie semble parfaitement réelle. Vous avez l'impression qu'elle doit exister et cela doit simplement être comme le décrit Le Guin.
Il me semble qu'on rend la magie réelle en lui donnant un peu de prosaïsme, un peu de complexité et de déception - jamais aussi glamour que les autres personnages imaginent. Comme un des personnages le dit dans Strange & Norrell :La Magie ! Ne me parlez pas de magie ! C'est comme tout le reste, plein d'échecs et de déceptions.
C'est une déclaration très importante. - Est-ce que Jonathan Strange, Mr Norrell et le Roi Corbeau sont basés sur des personnages historiques ?
- Pas vraiment. Leurs antécédents sont principalement littéraires. Strange a une touche de Byron en lui, je suppose, et un peu des libertins du dix-huitième siècle - Valmont dans Les Liaisons Dangereuses etc. Je voulais qu'il ait un peu de malveillance en lui - ou le potentiel pour la malveillance, en tout cas.
Le Roi Corbeau a eu une étrange genèse. Ursula le Guin a un magicien dans la trilogie de Terremer qui n'a pas de nom : Le Mage Gris de Paln, dont la magie était si douteuse, que son nom a été oublié. Et il y a un magicien dans le Seigneur des Anneaux, tout à la fin, qui sort du Mordor pour se battre contre nos héros, et personne ne connaît son nom parce qu'il l'a lui-même oublié. Je pensais que c'était plutôt cool, et quand j'ai développé mes magiciens, j'en voulais un sans nom.
Malheureusement je n'avais pas bien compris ce qui arriverait si j'avais un personnage principal sans nom. La conséquence a été qu'il a acquis plus de noms que la plupart des gens: Le Roi Corbeau, John Uskglass, Le Roi Noir, le Roi du Nord et un nom féerique que personne ne peut prononcer.
Mr. Norrel est plus complexe. La seule personne à laquelle je pense, sur laquelle il pourrait être basé, c'est moi. Nous partageons les mêmes hobbies : rester à la maison, entouré par des livres et ne répondant pas au téléphone. Je pense que je l'ai tout d'abord trouvé grâce à un casse-tête. C'était un super casse-tête avec une image d'une énorme bibliothèque et deux ou trois vieux gentlemen avec des perruques du dix-huitième siècle lisant des livres. J'ai porté l'image de cette bibliothèque dans ma tête pendant des années jusqu'à ce que je sache ce que j'allais en faire. - Comment vous sentez-vous en sachant que votre livre est vu comme le prochain Harry Potter, ou comme le Harry Potter pour adultes ?
- Je ne le prends pas très sérieusement. Je ne crois pas qu'il pourra jamais y avoir un autre Harry Potter - c'est un phénomène tellement unique. Et je ne crois pas qu'il pourra jamais y avoir un Harry Potter pour adulte. Harry Potter atteint l'imagination des enfants et les envahit. Cela les enchante. Cela serait merveilleux de penser qu'un de mes lecteurs pourrait être enchanté de la même manière. Mais je pense que c'est plus difficile pour des adultes d'être enchanté - c'est difficile pour eux d'éteindre leurs facultés critiques et de simplement être emporté par l'histoire.
Des comparaisons avec d'autres livres sont utiles en tant que directives dures pour des lecteurs. Si vous aimez Harry Potter / Jane Austen / The Quincunxl Instance of the Fingerpost, alors peut-être que vous aimerez ceci - ou peut-être que non. Les lecteurs sont des personnes très intelligentes - ils sauront comment prendre de telles revendications. - Combien de temps cela vous a-t-il pris pour écrire Jonathan Strange & Mr Norrell ? Combien de recherches historiques avez-vous dû faire ?
- Cela a pris plus de dix ans, ce qui est une quantité folle de temps dépensée pour quoique ce soit - sauf pour construire une cathédrale, faire pousser un jardin ou éduquer un enfant.
J'ai fait beaucoup de recherches historiques, évidemment, en particulier pour l'histoire politique et militaire, et des choses concernant Londres et Venise. Je ne m'attendais pas à aimer autant l'histoire militaire. Il y a beaucoup, beaucoup de témoins oculaires pour les batailles et les campagnes, ce qui rend l'aspect militaire bien plus immédiat et vital que d'autres genres d'histoires - vous pouvez facilement découvrir ce que ça faisait d'être un soldat et comment était leur quotidien. Certaines personnes sur lesquelles je suis tombée pendant la recherche sont dans le livre en tant que personnages secondaires : l'officier d'exploration, Colquhoun Grant, et l'aumônier, Samuel Briscall, par exemple. Samuel Briscall était un super personnage à rechercher. Pour autant que je puisse dire, il n'y a eu qu'un seul article jamais écrit sur lui. Cela fait environ quatre pages. Je l'ai trouvé, je l'ai lu - recherche accomplie ! Tellement plus facile que Wellington.
Quand cela en vient aux subtilités du comportement social de la Régence, cependant, vous ne pouvez pas faire mieux que de lire Jane Austen. Elle a observé les gens si attentivement et a sélectionné les motivations de ses personnages avec tant de compétence. - Voyez-vous des preuves de magie dans le monde, aujourd'hui ?
- Hmm. Oui. Non. Pas sûr.
Si je crois que la magie existe vraiment, la réponse devrait être non. La magie dans Strange & Norrell est purement littéraire. Ce n'est pas basé sur le travail des vrais magiciens du temps. (J'ai lu récemment un livre concernant le savoir occulte du dix-septième/dix-huitième siècle ; c'était très ennuyeux et plutôt dur à suivre.)
Sur un plan purement personnel, l'Angleterre ressemble quelques fois à un endroit magique pour moi, dans le sens où certains lieux, certains paysages résonnent en moi d'une façon que je ne peux pas expliquer. Les bois sombres d'hiver sont juste aussi effrayants qu'ils l'ont toujours été - et vous pouvez tout aussi facilement vous y perdre. - Alors à quel point l'Angleterre est-elle importante pour Jonathan Strange & Mr Norrell ?
- Avant de commencer à écrire Strange & Norrell, je vivais à l'étranger depuis quelques années, en Espagne et en Italie. Une des raisons pour laquelle je suis revenue en Angleterre était que je ressentais le besoin d'être ici pour écrire. (Ce qui est en quelque sorte étrange, parce que je ne sors pas et je regarde l'Angleterre à moitié aussi souvent que je devrais). Cela a toujours été dans mes intentions de faire de Jonathan Strange & Mr Norrell un livre très anglais et de transmettre un peu de la magie d'Angleterre telle que je l'ai comprise. Mais cela s'est plus terminé par un livre urbain que je l'aurais imaginé. L'hiver est également important pour Strange & Norrell. L'humeur est très glaciale. J'ai réalisé après avoir fini que j'avais écrit un livre qui couvre dix ans mais qui a lieu presque entièrement en hiver.
- Avez-vous un personnage favori ?
- Strange, Norrell et moi sommes comme trois personnes qui ont travaillé ensemble très étroitement pendant longtemps. Nous nous connaissons chacun un petit peu trop bien et nous ne voulons pas vraiment avoir une vie sociale ensemble. Mon personnage favori est probablement Childermass. C'est celui que je rencontrerais volontiers dans un pub et avec lequel je boirais un coup. Il était supposé être un méchant au début, mais j'ai réalisé qu'il est plus complexe que ça. J'adore le fait qu'il soit si subversif et indépendant - mais il est également (j'espère) un homme de son temps. Il débute en tant que domestique et, bien qu'il soit très brillant, il sait qu'il ne peut attendre plus de la vie, donc il se contente en quelque sorte de sa situation.
- Que lisez-vous en ce moment ?
- Je re-lis Bleak House et je lis beaucoup de choses pour débutant sur les Anciens Dieux Egyptiens et la découverte de l'Ancienne Egypte au début du dix-neuvième siècle.
- Quel est le livre le plus surfait que vous ayez jamais lu ?
- Eh bien, j'allais dire que je ne suis pas intéressée par John Fowles et George Bernard Shaw, mais la semaine passée une amie m'a convaincue que je n'avais pas donné à GBS une vraie chance. C'est vrai, ses personnages parlent tous avec une conviction intellectuelle et jamais avec de l'émotion, mais je suppose qu'il y a de la place dans le monde pour des personnages comme ça. Elle a montré qu'ils sont tous très intelligents et disent des choses qui sont à la fois vraies et originales. J'ose dire que quelqu'un pourrait me convaincre des vertus de John Fowles, donc passons.
- Si vous pouviez exiger que tout le monde lise juste un livre, lequel choisiriez-vous ?
- Je ne crois pas à un canon. Je ne crois pas au fait de prescrire des livres pour les gens. Vous risquez de transformez les livres en devoirs et d'encourager les gens à détester les pauvres auteurs. C'est mieux de simplement laisser les gens lire et trouver leurs propres trésors. Trouver les livres qui nourrissent votre propre vie intérieure, qui vous enthousiasment et vous font rêver. Cela pourrait être quelque chose que je déteste - c'est bien.
- Quelle est la meilleure chose que vous ayez jamais écrite ?
- Aucune idée. Je suis toujours inquiète que cela puisse être la première ou la deuxième histoire que j'aie jamais écrite. J'ai fait une fois une lecture d'une de mes histoires courtes. Une femme maigre et grisonnante au premier rang m'a dit qu'elle n'avait jamais rien aimé autant que la première histoire que j'avais écrit. Maintenant elle s'assied au premier rang de mon cerveau, expliquant obligeamment à chaque instant que rien de ce que j'écris ne sera aussi bon que cette première histoire.
- Quel est le dernier morceau de vos écrits que vous avez détesté et jeté dans la corbeille à papier et pourquoi ?
- Je ne jette presque jamais rien. Je ne m'assied presque jamais pour écrire un morceau complet, le finir et ensuite l'analyser. J'ai tendance à écrire d'une façon étrange, vague, avec un flot de conscience. Durant des semaines ou des mois je bâtis une histoire ou un chapitre depuis des bribes de phrases, des bribes de dialogues. Je la vérifie encore et encore jusqu'à ce que ce soit terminé. Tout le processus est un peu comme d'écrire sous la dictée de quelqu'un se trouvant dans une pièce deux portes plus loin dans le corridor. J'entends seulement des fragments de ce qu'ils disent, donc je dois vérifier et re-vérifier la même base jusqu'à ce que j'aie tout. Cela prend du temps.
Si je finis par couper quelque chose d'un morceau d'écriture presque terminé, c'est habituellement ma partie préférée. Cela signifie que j'ai été emportée par le fait de parler de quelque chose qui me fascine, mais qui interfère avec le flot correct de l'histoire. - Quelle est la suite pour vous ? Quelle est la suite pour Jonathan Strange et Mr. Norrell ?
- Le prochain livre sera mis en place dans le même monde et commencera probablement quelques années après la fin de Jonathan Strange & Mr Norrell. Je me sens vraiment chez moi au début du dix-neuvième siècle et je ne suis pas enclin à le quitter. Je doute que le nouveau livre soit une suite dans le sens strict. Il y a des nouveaux personnages à présenter, bien que probablement de vieux amis apparaîtront aussi. J'aimerais baisser un peu l'échelle sociale. Strange and Norrell étaient tous deux riches, avec plein de fric et de grands biens. Certains personnages du deuxième livre doivent lutter un peu plus pour que le corps et l'esprit restent ensemble. Je m'attends à ce qu'il y ait plus concernant John Uskglass, le Roi Corbeau, et comment la magie s'est développée en Angleterre.
- Y a-t-il un rituel particulier impliqué dans votre processus d'écriture (stylo favori, sort de chance, fenêtre donnant sur le sud) ?
- Je peux écrire dans la plupart des endroits. J'aime particulièrement écrire dans les trains. Être entre des endroits est plutôt libérateur et le fait de regarder par la fenêtre, en regardant une procession de paysage et d'objets aléatoires est très bon pour les histoires. J'aime aussi les pièces sombres - et la lumière d'une lampe - et le son de la pluie. Les après-midi ensoleillés, je suis connue pour tirer les rideaux, allumer la lumière et jmettre un CD de pluie qui tombe. Cela crée une sorte de monde calme et privé, qui aide à écrire quelques fois.
Auteur
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