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La Route Perdue : le traducteur nous parle !

Par Foradan, le samedi 18 octobre 2008 à 17:39:08

La route perdueC'est une occasion assez rare pour le signaler, nous avons pu poser quelques questions à Daniel Lauzon, traducteur des Lais du Beleriand, "la Formation de la Terre du Milieu" et de la récente Route perdue.
C'est donc la première fois qu'un traducteur de l'œuvre de Tolkien est ainsi à l'honneur sur Elbakin.net, découvrez vite ses réponses.

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M. Lauzon, vous avez la parole.

Daniel Lauzon, pourriez-vous, en quelques mots, expliquer à nos lecteurs qui vous êtes, alors que Vincent Ferré vous a présenté comme l’une des seules personnes capable de faire la traduction de HoMe ?

Je suis traducteur de formation, c’est-à-dire que j’ai étudié spécialement dans ce domaine, pour devenir traducteur, profession que j’exerce depuis maintenant cinq ans ici à Montréal. Cinq ans, c’est peu, mais mon parcours a été marqué par la rencontre de Vincent Ferré qui a beaucoup accéléré mon cheminement ! Je lis Tolkien depuis que j’ai quatorze ans, et c’est certainement un auteur qui a marqué ma jeunesse et qui continue de me plaire énormément.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans une telle entreprise ? Avez-vous fait la demande auprès de la maison d'édition, avez-vous participé à un casting ?

Non, les choses se passent rarement de cette manière. J’ai fait la connaissance de Vincent Ferré un peu par hasard en 2000, alors que tout le monde s’intéressait à l’adaptation cinématographique de Peter Jackson qui était en préparation : mon site Elostirion, qui lui était consacré, m’a valu quelque notoriété, et mes contributions sur JRRVF.com ont fait en sorte que Vincent m’a approché pour participer à un projet qui lui était cher : la révision de la traduction du Seigneur des Anneaux.

Ce travail nous a permis de mieux nous connaître ; tandis que Vincent, de son côté, approfondissait sa relation avec Christian Bourgois, qui lui a bientôt proposé, entre autres choses, de superviser l’édition des tomes 3 à 5 de HoMe en français. C’est pourquoi nous avons momentanément mis de côté la révision du Seigneur des Anneaux, pour nous consacrer à la publication de ces inédits. Quatre ans plus tard, c’est chose faite. Christian Bourgois voulait continuer à publier Tolkien, et c’est grâce à Vincent Ferré s’il a pu réaliser ses bonnes intentions. Je suppose que Vincent a été chanceux de me trouver sur son chemin ; mais personne n’est irremplaçable, même si Vincent le dit souvent…

Depuis 2006, vous avez déjà traduit HoMe 3 et 4, alors que HoMe 2 était paru en 1998. Comment faites-vous pour tenir une telle cadence, combien de temps consacrez-vous à un ouvrage aussi complexe ?

J’ai commencé par traduire le commentaire du tome 3, ce qui représentait une tâche assez effrayante pour le jeune traducteur que j’étais. Le tome 4, à l’origine, était promis à un autre traducteur, alors que le 5 m’était destiné ; mais les choses se sont déroulées autrement, et j’ai fini par hériter du tout. J’ai mis près d’un an à traduire le quatrième volume, La Formation de la Terre du Milieu, et environ huit mois pour La Route Perdue. L’expérience gagnée en cours de route explique sans doute cette différence.

Il est de notoriété publique que certains passionnés récriminent contre les traductions passables ou les délais de parution de leurs livres préférés. Est-ce pour avoir la certitude que le travail serait fait et bien fait que vous avez accepté ce fardeau et de porter « l’Anneau de la traduction » ?

Un jeune traducteur fraîchement sorti de l’université, prêt à entreprendre sa carrière, n’irait quand même pas refuser de traduire l’un des auteurs qu’il admire le plus, même si la tâche lui paraît, disons, assez périlleuse. Mais malgré mon inexpérience, je me reconnaissais certaines qualités, notamment ma connaissance intime de l’auteur, ce qui est franchement indispensable dans le cas de Tolkien. J’ai donc accepté en pensant rendre service aux lecteurs francophones, même si je savais qu’il me faudrait fournir beaucoup d’efforts pour me hisser au niveau des traducteurs chevronnés. En ce sens, la traduction de ces trois ouvrages m’a beaucoup apporté.

La Route Perdue suit La Formation de la Terre du Milieu sur les chronologies (avec les Annales du Valinor et du Beleriand) et déroule l'histoire de ce qui constitue la fin du Silmarillion : le Deuxième Âge et la submersion de Númenor ; mais sa particularité, si j'ose dire, est de mettre en lumière les Étymologies : pouvez-vous nous en dire deux mots ?

Les Étymologies représentent sans aucun doute le texte le plus important jamais publié parmi les écrits linguistiques de Tolkien. Ce pan de son œuvre, pourtant considérable et essentiel, est largement resté dans l’ombre à cause de sa difficulté inhérente. Voulant remédier à cette situation, Christopher Tolkien a choisi de présenter un long manuscrit difficile, mais néanmoins cohérent, qui constitue une sorte de dictionnaire étymologique d’une centaine de pages, beaucoup plus complet et détaillé que le petit « glossaire » qui apparaît à la fin du Silmarillion.

Plusieurs langues et dialectes y sont représentés, mais l’approche retenue, qui permet de retracer l’étymologie et l’évolution des formes à partir de racines communes, offre au lecteur une grande richesse d’information, et peut-être surtout, un regard privilégié sur l’ingéniosité et l’effarante complexité du travail et de la pensée linguistique de l’auteur.

Etes-vous sensible aux remarques et suggestions d'autres passionnés, lesquelles ne doivent pas manquer ? Ne ressentez-vous pas une attente trop stressante de la part de vos lecteurs ?

Pas vraiment. Je dois dire que la réaction des lecteurs face à mon travail a toujours été très positive. Les passionnés de Tolkien sont des gens polis ; et comme le traducteur est dans les parages, il n’est pas toujours commode de le critiquer, comme ce peut l’être par exemple avec un Ledoux, le traducteur du Seigneur des Anneaux. Étant donné tout l’effort investi dans ces traductions, je suis toujours avide de réactions, bonnes ou mauvaises : quant à moi, je n’en reçois jamais assez !

Il est arrivé que des lecteurs me fassent des suggestions fort pertinentes et à propos, sur des points de détail (chose non négligeable dans ces textes). Mais là-dessus, je suis plutôt tranquille. Quant au style de mes traductions, j’ignore ce que les gens en pensent, mais je n’ai jamais senti qu’on m’ait reproché de graves défauts à cet égard.

A l'heure où La Route Perdue vient de paraître, j’imagine que vous êtes déjà en plein travail sur autre chose : avez-vous une date limite pour conserver un calendrier de parution régulier ?

Toujours ; mais les éditeurs se montrent en général très compréhensifs, et le traducteur dispose d’une certaine marge de manœuvre, un peu comme un auteur. Dans le cas de La Route Perdue, la traduction est terminée depuis déjà un certain temps, car la maison Bourgois a dû faire de la place dans le calendrier de publication pour Les Enfants de Húrin, ce qui a retardé la sortie du tome 5 de HoMe. J’ai travaillé depuis sur des romans et je traduis actuellement un traité d’astrophysique pour une maison d’édition établie à Montréal.

Et, question corollaire, vers quelle date peut-on estimer la traduction de HoMe 13 ?

Il faudrait demander aux auteurs de ces textes apocryphes, dont j’ai mystérieusement perdu la trace… À moins que vous vouliez parler de l’index des HoMe ? Plus sérieusement, en ce qui concerne la publication des tomes 6 à 12, je ne peux rien vous confirmer : le projet que nous venons de terminer se limitait aux trois volumes parus.

Maintenant que vous êtes confronté à la réalité de la traduction, que jugez-vous le plus difficile ou du moins le plus particulier, à la fois dans le style de JRR Tolkien et à la présentation de HoMe ?

Comme je le dis souvent, je pense que la langue de Tolkien (l’anglais, bien entendu) définit son style, comme chez tous les grands auteurs ; et il est parfois difficile de rendre ce style en français sans trop faire violence à notre langue. Il s’agissait donc pour moi de « réinventer » ce style dans une langue nouvelle, en cherchant à reproduire les mêmes effets, la même impression ; ce qui évidemment n’est qu’une approximation, et combien subjective. Ce travail avait déjà été entamé, notamment par Adam Tolkien qui a traduit les deux premiers tomes, et aussi par Francis Ledoux, dont l’influence est indéniable. Mais je pense avoir suivi une direction différente, plus fidèle à ma propre vision de l’auteur.

L’intertextualité est également un facteur important dans HoMe, c’est-à-dire que tous les textes sont reliés entre eux à des degrés divers, parfois de façon très étroite : cela nécessite de la part du traducteur une grande attention, un certain sens de l’organisation et dans mon cas une bonne mémoire… Il n’est pas rare de devoir retoucher une ancienne traduction pour tenir compte d’un nouveau texte, ce que j’ai dû faire avec certains passages du tome 4 en traduisant le cinquième.

Comment se passe votre travail ? Comment échangez-vous avec l’éditeur, qui vous relit ? Internet vous permet-il de tout faire ou devez-vous vous déplacer ?

Au quotidien, traduire est un travail très routinier, très solitaire. Patience, minutie et concentration sont de rigueur. Ce n’est qu’à la toute fin qu’on peut partager son travail avec d’autres : Vincent Ferré dans le cas présent, mon premier lecteur et mon réviseur. Il s’occupe de tout, voit tout, malgré la rapidité à laquelle il est parfois contraint : c’est une personne très alerte, qui a beaucoup contribué à mes traductions, surtout les premières.

Je n’ai malheureusement pas souvent la chance de me rendre à Paris : la technologie moderne, surtout Internet évidemment, me permet de travailler « à distance ». Je n’ai pu rencontrer Christian Bourgois qu’une seule fois avant son décès en décembre dernier. Sa femme Dominique dirige maintenant la maison.

Récemment, lors d'un colloque consacré à Tolkien, il y a eu tout un exposé consacré à un passage de HoMe 10, « l’Athrabeth Finrod ah Andreth », et portant sur les difficultés de traduction entre le français et l'anglais, mais aussi entre les langues elfiques et l'anglais, prenant comme support de l'exercice estel, amdir : hope, espoir et espérance. Et à la fin de la démonstration, la question fut posée en ces termes : « Mais alors, comment va faire Daniel Lauzon dans quelques années quand il devra traduire ce passage ? »
Ceci pour illustrer la grande richesse de l'oeuvre, le souci de précision et d'exactitude de l'auteur, la portée symbolique des mots, et tout cet ensemble de choses qui fait que l’on peut passer des heures sur la signification d'un seul mot : quel est votre regard là-dessus et commencez-vous déjà à réfléchir à certains cas sujets à débats, même pour des volumes qui ne pourront paraître avant plusieurs années ?

À cause de l’intertextualité que j’évoquais tout à l’heure, il a parfois été nécessaire de me référer au texte des derniers tomes, afin de décider d’un point particulier ou d’une telle formulation, en prévision de la traduction éventuelle des textes ultérieurs. Mais si je l’avais fait systématiquement, nous en serions aujourd’hui à annoncer la parution du tome 4 !

Quant au passage évoqué dans le tome 10, de toute évidence, les exemples ne manquent pas : celui-ci ne m’était pas familier, mais il est typique. Je pense aussi à certains termes chargés de sens qui sont employés dans l’Ainulindalë, et qui se retrouvent ailleurs, mais dans un contexte qui permet difficilement l’emploi du même terme en français. La traduction de l’Ainulindalë est d’ailleurs très particulière à cet égard, car chaque mot de ce texte est pesé, plus encore qu’à l’habitude.

Il faut évidemment laisser de la place à ce genre de réflexions ; mais dans la pratique, le nombre de problèmes et de questions qui se posent alors même qu’on est en train de traduire est trop important pour que l’on s’arrête (longuement) sur chacun d’entre eux. On peut tout au plus garder en tête ceux qui nous paraissent plus importants et prendre un instant le soir, en faisant la vaisselle ou une promenade, pour y réfléchir… ce qui arrive de toute façon sans qu’on y prenne garde. Traduire est d’ailleurs bien souvent une affaire d’instinct, peut-être ce que l’auteur appelle « l’inspiration »…


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