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Compte à rebours avant la nouvelle traduction des Deux Tours

Par Foradan, le jeudi 15 octobre 2015 à 11:40:37

Les deux toursDans une semaine, les lecteurs francophones découvriront la suite de la fraternité de l'Anneau parue l'an dernier. Ils découvriront le Rohan et ses plaines infinies, l'Isengard et ses volutes de fumées et croiseront la route de Gollum et d'une horreur octopode.
Pour ceux qui n'auraient pas sauté le pas avec les extraits, l'interview du traducteur, les réponses en video de Vincent Ferré, les avis sur notre forum et mon avis personnel, j'accorde une nouvelle chance d'y repenser avant la sortie du tome 2.

Votre avis est d'ailleurs attendu sur nos pages dédiées.

Lire avec un œil neuf

Dans son essai du conte de fées, Tolkien évoque la nécessité de retrouver une "vue claire" sur le monde, de recouvrer un regard nouveau là où l'habitude jette un voile, regarder le vert, et se surprendre à y voir rouge, jaune et bleu.
Alors que le tome 2 de la nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux va bientôt nous parvenir, il est temps de revenir sur le pourquoi. Nombreux se sont arrêtés sur des changements de noms, alors même qu’ils méconnaissent ou oublient le défaut de cohérence existant depuis 1969 et la première parution française de Bilbo.
Je veux montrer qu’il s’agit ici d’un tout autre niveau, grâce à une série d’exemples.

Premier extrait, premier chapitre, Hamfast Gamgie mène la discussion au Buisson de Lierre

« Eh bien, c’est ce qu’on raconte, dit l’Ancêtre. Voyez-vous, M. Drogo, il a épousé cette pauvre mam’zelle Primula Brandibouc. C’est la cousine germaine de notre M. Bilbo du côté maternel (sa mère étant la plus jeune des filles du Vieux Touc) ; et M. Drogo était son cousin issu de germain. Donc M. Frodo et son cousin germain et issu de germain, éloigné au premier degré des deux côtés, comme on dit, si vous me suivez. Et M. Drogo séjournait à Castel Brandy en compagnie de son beau-père, le vieux Maître Gorbadoc, comme il en avait pris l’habitude après s’être marié (vu qu’il aimait bien faire ripaille, la table du vieux Gorbadoc étant plutôt bien garnie) ; et il est allé pagayer sur le fleuve Brandivin, et lui et sa femme se sont néyés, avec ce pauvre M. Frodo encore enfant et tout. »

Voyons l’original de ceci.

« Well, sot hey say, said the Gaffer. You see : M. Drogo, he married poor Miss Primula randybuck. She was our Mr Bilbo’s first cousin on the mother’s side (her mother being the youngest of the Old Took’s daughters) ; and Mr Drogo was his second cousin. So Mr. Frodo is his first and second cousin, once removed either way, as the saying is, if you follow me. And Mr. Drogo was staying at Brandy Hall with his father-in-law, old aster Gorbadoc, as he often di dater his marriage (him being partial to his vittles, and old Gorbadoc keepinga mighty generous table) ; and he went boating on the Brandywine River ; and he and his wife were drownded, and poor Mr. Frodo only a child and all. »

Nous remarquons deux termes en italique pour marquer le ton que le récitant y met, notamment le deuxième sur ce phénomène peu habituel chez les hobbits sensés et qui nous conduit à ce « drownded », participe passé incorrect (to drown, drowned) qui trahit combien ce vocabulaire lié à l’eau leur est étranger. La traduction rend ce « drownded » en « néyés », propre à toute l’assemblée de ce côté du Brandivin (ici on retrouve le lien phonétique entre Brandy et vin tandis que brande conduit à imaginer quelque chose de beaucoup moins liquide).

Deuxième extrait, chapitre 8, et faisons parler, ou plutôt chanter Tom Bombadil

« Sors d’ici, vieil Esprit ! Disparais au soleil !
Flétris comme la brume et les vents qui lamentent
En pays désolés par-delà les montagnes !
Jamais plus ne reviens ! Laisse ton tertre vide !
Sois perdu, oublié, plus noir que les ténèbres,
Aux portes de la nuit à jamais refermées
Jusqu’au jour où viendra la guérison du monde. »

Suivi de

« Réveillez-vous, mes joyeux gaillards ! Entendez mon appel !
Que le cœur se réchauffe ! La pierre froide est tombée ;
Le tombeau est au jour : la main morte est brisée.
La Nuit sous la Nuit s’est enfuie, et la Porte est ouverte ! »

Comparons avec sa voix d’origine

« Get out, you old Wight ! Vanish in the sunlight !
Shrivel like the cold mist, like the winds go wailing,
Out into the barren lands far beyond the mountains !
Come never here again ! Leave your barrow empty !
Lost and forgotten be, darker than the darkness,
Where gates stand for ever shut, till the world is mended. »

Et

« Wake now my merry lads ! Wake and hear me calling !
Warm now be heart and limb ! The cold stone is fallen ;
Dark door is standing wide ; dead hand is broken.
Night under Night is flown, and the Gate is open ! »

Nous avons ici beaucoup de portes, ce sont des références directes aux termes Door of Night et Gates of Morning, ainsi qu’à la propre porte du tombeau. La Porte de la Nuit peut être à la fois le passage par lequel le Soleil quitte le monde chaque soir pour revenir à l’aube par la porte du Matin ainsi que la porte par laquelle Morgoth, le maître de Sauron a été exilé du Monde. Dans le premier chant, l’Esprit est banni au-delà des « portes à jamais fermées », et la traduction choisit de préciser qu’il s’agit des portes de la nuit. Dans le deuxième passage, la Porte ouverte est celle du matin, entendu qu’à la ligne précédente, la porte du tombeau était déjà ouverte. Les phrases sont courtes, autoritaires, impératives, c’est une voix de commandement qui les prononce, le rythme est d’autant plus important qu’il n’y a pas de rimes. Bombadil parle de choses qui dépassent l’entendement et la connaissance des mortels, par ces mots, il se place loin de son image de joyeux luron farfelu.

Troisième extrait, livre 2, chapitre 2 et écoutons Boromir, capitaine du Gondor

« De ces mots, nous ne comprîmes que peu de chose, et nous en parlâmes à notre père, Denethor, Seigneur de Minas Tirith, versé dans la tradition du Gondor. Il ne voulut nous dire qu’une seule chose : qu’Imladris était autrefois le nom que les Elfes donnaient à une lointaine vallée du nord, où demeurait Elrond le Semi-Elfe, le plus grand des maîtres en tradition. Ainsi mon frère, devant la gravité de notre péril, fut désireux de suivre l’injonction du rêve, et de chercher Imladris ; mais comme la route était semée d’incertitudes et de dangers, je crus bon d’entreprendre moi-même ce voyage. Mon père me laissa partir à son corps défendant, et longtemps ai-je erré par des chemins oubliés, cherchant la maison d’Elrond que beaucoup connaissaient, mais dont bien peu savaient l’emplacement. »

« Of these words we could understand little, and we spoke to our father, Denethor, Lord of Minas Tirith, wise in the lore of Gondor. This only would he say, that Imladris was of old the name among the Elves of a far northern dale, where Elrond the Halfelven dwelt, greatest of lore-masters. Therefore my brother, seeing how esperate was our need, was eager to heed the dream and seek for Imladris ; but since the way was full of doubt and danger, I took the journey upon myself. Loth was my father to give me leave, and long have I wandered by roads forgotten, seeking the house of Elrond, of which many had heard, but few knew where it lay. »

En anglais comme en français, nous avons ici un langage très soutenu, Boromir est lettré et sait qu’il s’exprime devant une assemblée de savants et de diplomates.

Quatrième extrait, quatrième voix, celle de Gimli chantant les merveilles de la Moria d’antan au chapitre 4

Dernier couplet

« Hélas ! Le monde est gris et les montagnes vieilles,
A la forge, le feu jamais plus ne s’éveille ;
Aux mines esseulées, les marteaux se sont tus,
Aux salles de Durin, les harpes ne jouent plus ;
L’ombre s’est étendue dans son séjour funèbre ;
La Moria, Khazad-dûm, envahie de ténèbres.
Mais toujours peut-on voir ces étoiles profondes
Reflétées dans les eaux du calme Miralonde ;
Au fond gît sa couronne en éternel sommeil
Jusqu’au jour où Durin connaîtra son réveil. »

En écho de

«the world is grey, the mountains old,
The forge’s fire is ashen-cold ;
No harp is wrung, no hammer falls ;
The darkness dwells in Durin’s halls ;
The shadow lies upon his tomb
In Moria, in Khazad-dûm.
But still the sunken stars appear
In dark and windless Mirrormere ;
There lies his crown in water deep,
Till Durin wakes again from sleep. »

L’octosyllabes devient alexandrin, mais la tristesse et la nostalgie demeurent, ce chant porte les regrets de tout un peuple pour le pays perdu, scandé comme les pas d’une marche funèbre. Et par-dessus l’émotion, le seul nom propre qui a été traduit, c’est Mirrormere devenu Miralonde, un mot double rimant dans ce couplet ainsi que dans le premier, la métrique pose des contraintes supplémentaires aux choix.

Quatre extraits, quatre personnages, quatre voix, quatre tons : un jardinier retraité dans une discussion de taverne, un être unique parlant avec autorité et savoir des mystères de l'univers tout en restant familier, un noble seigneur en mission d'ambassade et un nain chantant la nostalgie de son peuple ; la qualité d’une traduction, c’est aussi de faire entendre la polyphonie voulue par l’auteur, rendre à chacun, simple ou puissant, le langage qui est le sien. Si vous avez déjà lu le premier tome, vous avez pu vous rendre compte de sa qualité ; si vous ne l’avez pas encore fait, j’espère avoir piqué votre curiosité.


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