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Hommage à Anne McCaffrey

Par Witch, le mercredi 23 novembre 2011 à 21:58:51

La Transe du crystal : une allégorie de la dépendance

Article écrit par Charlotte Bousquet à l'occasion d'un dossier Anne McCaffrey publié dans la revue Faëries n° 23.

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre. Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme. (1)

Any where out of the world. N’importe où hors du monde, pourvu qu’il soit possible de ne plus souffrir, de ne plus subir les tourments de la réalité - n’importe où, pourvu que la pauvreté de l’existence n’y soit pas.
L’oubli.
La plénitude.
L’ailleurs.
C’est ce que cherche le toxicomane, lorsqu’il se saisit d’une seringue. C’est ce que cherche le poète en se livrant corps et âme à la cruauté de la fée verte. C’est ce que cherche Killashandra, héroïne de La Transe du crystal, en refusant un avenir médiocre de choriste. Cette trilogie symphonique écrite par Anne McCaffrey entre 1985 et 1994, peut d’ailleurs être lue comme une allégorie de la perte de soi et de la toxicomanie. C’est, du moins, ce que nous nous proposons de montrer au sein de notre propos.

Jugée trop médiocre par ses professeurs pour devenir soliste, Killa, une jeune artiste, préfère fuir l’avenir sans éclat qui l’attend à l’Académie pour se rendre sur Ballybran, planète lointaine et mystérieuse, dont les habitants - les « chanteurs de crystal » - ont la réputation d’être infiniment riches, infiniment respectés, infiniment comblés. Négligeant délibérément les dangers liés à la présence toxique et hallucinatoire de la précieuse matière, Killashandra part, prête à tout pour devenir celle dont elle a toujours rêvé. Mais ce qu’elle ignore, c’est qu’en échange du ravissement du chant, de la beauté du minerai et de la gloire, c’est à sa propre identité qu’elle devra renoncer.

- Borella, Concerta (…)
- Tu ne les aimes pas ? demanda Killashandra, amusée.
- Une amitié se fonde sur des expériences et des opinions partagées. Ils ne se rappellent rien et, en conséquence, n'ont rien à partager (…) Fais-toi une faveur en or, Killashandra. Enregistre tout ce que tu as fait jusqu'à présent dans ta vie, tous les détails de tes expéditions dans les chaînes, toutes les conversations que tu as eues, toutes les blagues que tu as entendues. Tout ce que tu as fait, dit et ressenti (…) tous tes amours. Alors, quand ton esprit sera aussi vide que le leur, tu pourras te rafraîchir la mémoire et rétablir le contact avec toi-même ! (2)

Comment en effet, avoir des amis, des amants, des attaches, lorsque l’on ne se souvient même plus de son propre nom ? Si le crystal apporte l’extase, l’immortalité, il envahit insidieusement les moindres fibres de celui qui le chante, et, peu à peu, le conduit à n’être plus qu’un instrument, un objet sans mémoire, sans identité, sans dignité. Le chanteur n’a plus rien qui lui soit propre en dehors, peut-être, de la conscience, de n’être qu’une coquille vide, brisée portant encore, les douloureux stigmates d’un « avant ». Comme le remarque Giulia Sissa dans son essai, Le plaisir et le mal, les termes évoquant la volupté du plaisir provoqué par la drogue - l'in-dolence, la non-chalance, l'in-différence (3) - comportent déjà une négation. Et, inexorablement, celle-ci prend la place de l’extase, se confond avec elle.

Le plaisir n'est que soulagement, compensation de la douleur, directement proportionnelle à la quantité de douleur. La sensation agréable dépend de l'intensité du besoin : après une crise d'abstinence, la première dose produit un délice plus immédiat et plus aigu (...) Voilà le plaisir, voilà le « truc super » : une somme algébrique objectivement égale à zéro - car on annule la souffrance, on remonte au point neutre de la non-douleur (...) Absolu, le besoin n'est jamais content : le résultat ne dépasse pas le zéro... (4)

Ainsi, de même que le toxicomane ne prend finalement sa dose que pour apaiser un manque, le chanteur finit par tailler le crystal simplement pour remplir le vide qui le consume et oublier cette atroce sensation de n’être plus rien, cet insoutenable dégoût de soi. Semblable à celui de la drogue, le plaisir provoqué par la taille du crystal n’est finalement que la cessation ponctuelle d’un état de manque.

(...) le plaisir neuf, joyeux, inattendu (...) se transforme progressivement en un simple soulagement (...) est devenu négatif (...) sert à compenser un vide et non pas à créer un agrément supplémentaire. (5)

Peu à peu, les chanteurs de crystal deviennent esclaves du sensible, esclaves de l’instant – celui de la prise qui, provoquant l’arrêt de toute souffrance, abolira en même temps l’inanité du monde.

Elle trébucha jusqu’aux éclats, s’accroupit et les prit à pleine poignées, indifférente à leur tranchant, et même reconnaissante des coupures caressantes du crystal (…)
- Doucement, Rayon de Soleil, doucement, dit Lars, la relevant par les épaules.
- Sapristi, j’en avais besoin ! soupira-t-elle, soulagée. (6)

Corrélativement à la dégradation du plaisir, on assiste à la dégradation du moi. Les chanteurs se laissent peu à peu envahir par le pouvoir du crystal, oublient ce qu’ils sont et ont été, confondent les gens qu’ils ont aimés ou haïs et se noient dans le terrible cercle de la dépendance, leur immortelle vie se résumant à la taille et au nécessaire éloignement – entre autres pour éviter l’overdose. Cette infernale spirale de l’aliénation et de la perte de soi s’accompagne, comme avec toute drogue, d’un besoin toujours croissant, toujours plus exigeant. Il existe en effet sur Ballybran, différentes sortes de crystal. Du blanc, du rose, du bleu – et du noir. Ce dernier, le plus puissant, le plus recherché – et le plus cher – est également le plus toxique. Et c’est, évidemment, celui que tente à tout prix de trouver Killashandra, qui considère les autres comme indigne d’elle, incapables de lui procurer la moindre sensation, incapables également de lui permettre de fuir assez longtemps la matière à laquelle elle est enchaînée.

Maintenant qu’elle avait trouvé la raison de son égarement, elle savait aussi comment le guérir : en taillant le crystal ! En le laissant chanter à travers son corps, ses os et son sang. Le crystal dissiperait sa confusion mentale, fortifierait ses énergies languissantes. Le crystal ! La pire dépendance existant dans la galaxie - on ne pouvait vivre ni avec lui, ni sans lui. (7)

Ainsi que nous l’avons déjà précisé, en plus d’un besoin de doses de plus en plus fortes, la dépendance entraîne perte de mémoire, oubli de soi et également – c’est d’ailleurs l’un des principaux thèmes du dernier tome de la trilogie - incapacité à se préoccuper d'autrui. Âgée de plus de deux cents ans dans La Mémoire du crystal, Killa perd de plus en plus rapidement ses souvenirs. C’est parfois délibéré : « plus vite je retournerai tailler, plus vite j’oublierai. » (8), déclare-t-elle, anéantie par la mort de Lanzecki, son ancien amant et mentor. Mais le plus souvent, c’est involontaire et cela entraîne une dégénérescence non seulement de son esprit, mais également de son cœur, de sa capacité à aimer. Les autres ne sont pour elle que de vagues formes, au mieux des personnes utiles, au pire des rivaux. Immortelle, Killa s’enferme dans un univers étriqué, semblable en tous points, finalement, à celui qu’elle avait voulu fuir en se rendant sur Ballybran. Et sa première réaction face à ceux qui tentent de lui faire prendre conscience de son déclin, est le déni…

- (…) je peux me rappeler – si je veux ! marmonna Killa.
Puis elle éclata de rire, surprenant dans sa voix une nuance de susceptibilité infantile. Elle se rappelait les choses importantes, comme la façon de piloter un airbob, de retrouver une concession, de tailler – et, plus important que tout le reste, elle se rappelait ce qu’il fallait tailler pour obtenir le meilleur prix de son crystal. Quels autres souvenirs avait-elle besoin de conserver ?
(…) Si c’est intéressant ou excitant, je m’en souviens, se dit-elle.
- Tu crois ?
- Je peux, si je veux ! Je peux ! (9)

Ainsi, La Transe du crystal décrit avec une grande sensibilité la spirale infernale de la toxicomanie.
Comme l’expérience née des paradis artificiels, celle du crystal est intense, riche, semblable à une explosion incandescente, et produit l’euphorique et illusoire sensation de vivre plus intensément que les autres. Mais toutes deux engendrent des gouffres, des manques ; toutes deux provoquent la dépendance, l’avilissement de soi, la perte de toute dignité : pour avoir voulu se libérer du carcan du moi, de la terrifiante expérience de la réalité sensible, pour avoir voulu goûter à une sorte de quintessence de vie, chanteurs de crystal et drogués, captifs involontaires et consentants de passions fallacieuses, se retrouvent esclaves d’un désir toujours plus exigeant, absorbés par l’angoisse du manque qu’il produit, obsédés par l’idée de retrouver un paradis perdu qui n’a jamais existé que dans les simulacres créés par le mélange alchimique de leurs fantasmes. Ils ont voulu vivre dans une image idéalisée du monde, ils ont voulu devenir cette image, mais se retrouvent ombres à la place des ombres, fantômes errant entre une réalité qu’ils ont eux-mêmes détruite et un idéal qu’ils ne peuvent même plus imaginer.

Horreur ! je me souviens ! je me souviens ! Oui ! ce taudis, ce séjour de l’éternel ennui, est bien le mien (…) Dans ce monde étroit, mais si plein de dégoût, un seul objet connu me sourit : la fiole de laudanum ; une vieille et terrible amie (…) Oh ! oui ! le temps a reparu ; le temps règne en souverain maintenant ; et avec le hideux vieillard est revenu tout son démoniaque cortège de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d’Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses. (10)

Qu’est-ce que l'immortalité lorsque la vie n'est plus qu'une suite d'enregistrements, lorsque le réel se résume à une bande sonore ? Qu’est-ce que l’immortalité lorsqu’on n’a même plus conscience d’être quelqu’un ? Telles sont les questions posées dans cette trilogie Et si Killashandra trouve, grâce à l’amour, la force de lutter contre cette dépendance, tous n’ont pas cette chance, au point que le suicide – l’overdose ? - devient la seule alternative possible au néant…

(1) Baudelaire C., Petits poèmes en prose (Le spleen de Paris), Any where out of the world, in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1991 (coll. L'intégrale), p. 182.
(2) Mc Caffrey A., La Transe du crystal , tome 2 : Killashandra, p 27-28, Paris, Pocket, 1994.
(3) Sissa, G., Le plaisir et le mal - philosophie de la drogue, p 8, Paris, Odile Jacob, 1997.
(4) Sissa, G., op. cit., p. 71.
(5) Sissa, G., op. cit., p 25.
(6) Mc Caffrey A., La Transe du crystal, tome 3 : La Mémoire du crystal, p 180.
(7) Mc Caffrey A., op. cit., p 177.
(8) Mc Caffrey A., op. cit., p 100.
(9) Mc Caffrey A., op. cit., p 134-135.
(10) Baudelaire C., La Chambre double, Petits poèmes en prose, op. cit., p 149-150.

  1. La Première Dame
  2. La Ballade de Pern
  3. Science-Fiction ou Fantasy ?
  4. La Transe du crystal : une allégorie de la dépendance

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