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Robert V. S. Redick et La Conspiration du loup rouge

Par Kells, le samedi 31 octobre 2009 à 09:36:13

Robert V. S. RedickA l'occasion de la sortie française en septembre 2009 de La Conspiration du loup rouge de Robert V. S. Redick (éditions Fleuve Noir), Elbakin.net vous offre une nouvelle traduction d'interview de son auteur. N'hésitez pas à relire l'interview précédente s'il vous reste des questions !
La Conspiration du loup rouge est peuplé de mousses, de donzelles effarouchées, de capitaines de vaisseaux furieux et de sorciers assoiffés de pouvoir. Les royaumes s’affrontent et le désir de pouvoir occulte le terrible tribut de la magie. L’océan se déchaîne et les nuages d’orage menacent. L’air est lourd de conspirations, secrets et trahisons. Des empires entiers reposent sur les choix insignifiants d’individus terrifiés.
A bord du Chathrand, un immense navire âgé de 600 ans, La Conspiration du loup rouge sent l'aventure à plein nez.

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L'interview traduite : Et si tout tournait mal ?

En gros, La Conspiration raconte l’histoire de personnages qui, selon Redick, sont une bande de marginaux.

J’ai un faible pour les marginaux, en étant plus ou moins un depuis l’âge où je portais des couches, écrit Redick dans un article récent sur suvudu.com. Oh, pas d’une manière tragique ni effrayante : mon statut de marginal a toujours été plus une tendance qu’une malédiction… Les marginaux subissent (et causent) des désastres bien plus intéressants que ceux qui se fondent tranquillement dans une culture ou un clan.

Les marginaux de Redick nous attirent irrémédiablement, même les plus affreux. Tous semblent vivre dans le nid-de-pie, loin au dessus d’une mer houleuse, ne tenant que du bout des doigts et par une détermination totale et aveugle. Le péril est permanent. Le monde d’Alifros vacille à la limite de l’effondrement – une personne à la fois.

La prose de Redick est élégante sans être fleurie, riche sans être tape-à-l’œil. Il y a du piment du Nouveau Monde et des Grandes Découvertes dans le conte qu’il raconte.

Dans une revue récente, Terry Brooks, auteur de la série de Shannara, fait l’éloge de La Conspiration : un voyage vif et excitant et un retour en arrière au temps des écrivains européens de romans d’aventure (Stevenson, Dumas, Scott, etc.), une histoire captivante qui se lit d’une seule traite et à tout âge.

Bien que regorgeant d’action, La Conspiration du loup rouge est aussi un livre très humain, centré sur la psychologie des personnages que l’on ressent à travers différents points de vue narratifs. Redick épouse la nature humaine dans son incroyable complexité (des assassins aux sirènes, des traîtres aux enfants-héros).

La conspiration du loup rouge

Il y a dix ans, vous étiez un écrivain littéraire fasciné par les langues et les autres cultures.
Qui aurait pu penser que cela tournerait ainsi n'est-ce pas ? En fait, j'aime à penser que je suis encore la même personne : un écrivain littéraire toujours obsédé par les langues et les lieux. Vous et moi avons parlé précédemment de la manière dont les mondes littéraire et SF échouent à se livrer l'un à l'autre. Et depuis que je me suis consacré à un roman de fantasy, j'ai pas mal réfléchi à la signification personnelle que j'attache à la notion de "littéraire".

Pour moi, le terme implique la nécessité de réaliser un travail d'artiste, de décrire la vie humaine comme si elle était intimement vécue : la consistance de la pensée et de la mémoire, l'interaction du langage et de la conscience, l'autonomie de l'esprit et de l'inconscient – et l'influence réciproque de ces insaisissables phénomènes humains avec le reste de l'univers. Il se trouve que ce sont mes principaux intérêts ; sans eux j'ai du mal à trouver de l'intérêt aux dragons ou aux mages.

Cela dit, mes confrères littéraires, admettez-le : vous aussi êtes attachés à un genre particulier. Les westerns ont les revolvers et les vaches, vous avez les névroses et les narrateurs douteux.

Il y a quelques années, John Updike (qui, comme l'a observé David Hartwell, était en quelque sorte un défenseur de la SF, bien qu'il n'en ait jamais écrit) accusait le genre d'être tellement obnubilé par la construction de scénarios exotiques qu'il échouait à se consacrer à toutes ces "subtilités humaines". Nous ne devrions pas balayer cette accusation à la légère.
Mais mon point de vue sur le sujet est un peu différent : je dirais que quand une œuvre (n'importe quelle œuvre, spéculative ou prosaïque) explore ces subtilités, nous la poussons collectivement en direction de la littérature et la voyons un peu moins comme de la SF/F. Peut-être que cela a commencé pour des raisons marketing, mais maintenant la démarcation existe bel et bien. Nous sommes tellement conditionnés à croire qu'il y a deux sphères que nous nous isolons nous-mêmes.

Lors d'un atelier à une convention SF/F, combien de fois, au cours d'une discussion technique, avez-vous entendu quelqu'un invoquer Conrad, Garcia Marquez, Michael Ondaatje, ou n'importe quel autre maître en dehors de la SF/F ? Combien de fois dans un Master of Fine Arts (NdT : Diplôme anglo-saxon de grade Master couronnant des études pratiques dans les domaines de la littérature, de l'image, du cinéma, du théâtre, ... des arts en général. Il n'y a pas d'équivalent en France où ces domaines sont traités d'un point de vue analytique, tandis que le MFA encourage et développe la création artistique de ses étudiants.) a-t-on croisé un professeur de littérature disposé à explorer les innovations du métier avec des références SF/F ?

La bonne nouvelle est que selon moi, les deux camps sont en train de dépasser leurs complexes et de réaliser combien l'autre a à offrir. Cela prendra sûrement une génération de plus, mais à terme la littérature anglaise finira sans doute par abattre ses barrières inutiles. L'Amérique latine a réussi à le faire dans les années soixante, et il en résulte la plus grande renaissance de la fiction de la seconde moitié du XXème siècle, le fameux "Boom".
Qu'est-ce qui vous plaît le plus dans le fait d'écrire de la fiction ?
Rien ne vaut ces moments de découverte extatique, quand vous couchez sur le papier les premières idées, bien que grossières. Je n'oublierai jamais la chevauchée fantastique de certains premiers jets : la petite ixchel luttant pour monter à bord du Chathrand sans être découvert par les humains ; le combat dans la tour du temps sur la montagne de l'empereur, le moment où Pazel et Neeps sont jetés dans les profondeurs avec l'ordre de mettre à sac une épave ou d'y rester.

Et pourtant votre question est plus difficile qu'il n'y paraît. Ces moment extatiques sont certes les plus palpitants, mais ils peuvent aussi te terrifier et te laisser vidé. Et si tout tournait mal ? Et si (comme le dit REM) tous ces rêves venaient à disparaître dans les flammes ? (NdT : "All these fantasies come flaming aground?") C'est une image effrayante pour ton roman.

Mais l'image que j'utilise le plus souvent est celle du travail de l'argile sur un tour de potier, que j'ai eu l'occasion de pratiquer. C'est sensuel, et désarmant à la fois : la forme douce et liquide du bol ou du vase s'élève comme par magie sous tes mains. Mais elle est tellement fragile ! Tant que le tour est en mouvement, il y a une probabilité que toute la structure dévie et s'effondre.
Est-ce qu'avoir joué aux jeux de rôle (RPG) étant enfant a eu une influence sur ce que vous écrivez et la manière dont vous l'écrivez ?
Indubitablement. J'ai été accro à D&D pendant des années, bien que je n'y aie pas joué depuis 20 ans. C'est un truc de gosse. Je le dis avec un grand respect, et j'y jouerais encore sans hésiter un instant si je pouvais organiser ma vie en ce sens. Mais encore une fois, soyons honnêtes : une grande part du RPG implique courir partout, voler, fracasser, écraser et tuer. Non sans rappeler certains sports, si ce n'est que les actions sont de pures abstractions mentales, plutôt que des actes physiques symboliques.

Mais par tous leurs autres aspects, les jeux de rôle sont une forme exquise d'entraînement pour les romanciers. Le plus évident est la construction d'univers, mais en lui-même cela signifie tellement plus que choisir les détails et les mettre sur le papier. Il y a l'improvisation orale, la construction de scène, la conceptualisation en 3D, l'organisation imaginaire du temps, le rythme théâtral : tout est là, et vous l'expérimentez de la manière la plus naturelle et la plus honnête : dans une sphère privée avec des personnes partageant la même passion. Du moins si ces personnes attachent de l'importance à la qualité de l'expérience...
Y a-t-il un personnage dans le roman (ou la trilogie) avec lequel vous vous identifiez le plus ? Ou à propos duquel vous aimez le plus écrire ?
En fait, un homme me vient toujours à l'esprit. J'adore écrire du point de vue du Capitaine Rose, qui dans La Conspiration apparaît à travers les lettres qu'il écrit à son (peut-être défunt) père. Rose est paranoïaque, fourbe, violent et un mégalomane blessé. Mais il apporte un zèle malsain à tout ce qu'il fait, et ça, c'est irrésistible pour un écrivain. Il y a aussi sa fascination pour le mal, quand il est fait d'une manière complexe. D'aucuns pourraient soutenir que c'est parce que nous avons plus à apprendre de ceux qui ne sont pas comme nous que de ceux qui le sont. Je ne pense pas que cela soit le cas : nous pouvons beaucoup apprendre du bien. Cela doit être parce que nous somme construits pour accorder la plus vive attention à ceux que nous devinons être une menace.

Mais La Conspiration du loup rouge recourt à sept ou huit points de vue différents. Je pense qu'en vérité je me rapproche le plus du personnage du point de vue duquel j'écris à un moment donné. A certain moments cette identification est plus agréable qu'à d'autres. Il n'est pas plaisant d'entrer dans l'esprit de Sandor Ott, le vieux maître-espion responsable de quelques-uns des abominables problèmes politiques dans lesquels mon monde est jeté. Infiltrer son asile intérieur, sa cellule capitonnée, est éprouvant. Mais c'est mon travail.
La Conspiration semble traiter de ce qui se passe quand les différences s'entrechoquent. Cette collision est-elle le cœur du livre ?
Le choc des différences est proche du cœur de La Conspiration, mais il y a plus que ça, je dirais. Cela implique un vieux mot à la mode, un vieux but culturel qui serait la tolérance. En soi il n'y a rien de mal avec la tolérance. C'est, cependant, loin du meilleur auquel on peut aspirer. La tolérance est un peu légère : je te tolérerai jusque-là, mais ne franchis pas la ligne.

Concernant Pazel et Thasha et Felthrup et Dri, la tolérance ne les gardera certainement pas en vie, ni ne les aidera à vaincre Arunis ou Sandor Ott. Ce livre ne s'en tient pas à apprendre la tolérance et à ressentir la différence, mais à décider de la choisir en dépit de ses habitudes. En d'autres termes, ce livre pousse à remettre en question la communauté d'où l'on vient, et dans certains cas d'en choisir, d'en construire une nouvelle qui reflète la personne qu'on essaye de devenir.
Dans quelle mesure votre compréhension du métier d'écrivain a changé depuis que vous avez fini La Conspiration ?
Ma compréhension de l'enjeu que représente une histoire de cette ampleur a changé pendant que je l'écrivais. Il y a des douzaines de personnages, d'histoires personnelles, d'histoires nationales, des douzaines de visions du monde et de la religion différentes à travers ces nations, des intrigues simultanées : et tout cela doit être amené avec sens théâtral, promptitude et simplicité.

J'essaie de conserver une approche de débutant en apprenant et réapprenant les fondamentaux d'un bon style. J'ai des faiblesses dont je suis probablement plus conscient que n'importe quel critique. L'usage du zoom narratif en est une : comment être proche, profondément intégré à une scène, comment reculer et permettre au rythme de s'accélérer, et comment glisser avec élégance entre ces deux extrêmes.
Comment créez-vous du suspense dans un monde de magie ?
En un mot, modération. Dans mon monde d'Alifros par exemple, l'usage de la magie exige toujours un prix élevé. Les animaux qui s'éveillent à l'intelligence humaine deviennent souvent fous. Pazel Pathkendle peut apprendre n'importe quelle langue étrangère, au prix de terrifiantes crises qui le font passer pour possédé auprès de ceux qui l'entourent. Sa mère se plonge dans l'étude de la magie et termine sa vie comme une épave psychologiquement instable qui empoisonne les enfants. Et sans non plus trop en révéler, plus grand est le pouvoir conféré, plus élevé est le prix.

En janvier dernier à Vericon (Harvard), Kim Stanley Robinson expliquait son aversion pour la majorité de la fantasy. Comme il le fait remarquer, dans un monde où tout est possible, rien n'est intéressant. Et je suis d'accord. Je n'ai jamais pu apprécier un roman de fantasy où tout est possible. En effet, une partie du plaisir de la lecture est souvent de découvrir ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. Indubitablement, tu dois mettre un frein à tes miracles.

Et cela nous ramène au jeu de rôle : une autre leçon que j'ai appris très tôt était combien il est monotone de jouer un demi-dieu, ou un autre personnage doté de pouvoirs illimités. J'ai été fatigué de ça en une après-midi. J'ai rejoint ensuite une campagne où la magie était rare ; elle devait être dénichée et gagnée à grand prix, tout comme toutes les récompenses du jeu. Cela m'a poussé à en redemander.
Si vous enleviez la magie de La Conspiration, y aurait-il toujours un monde, une histoire ?
La magie est une composante du monde d'Alifros. Si elle n'existait pas, Alifros n'existerait pas tel que je l'ai construit. Par conséquent, l'histoire non plus n'aurait pas existé. Un autre monde et une autre histoire avec de nombreux éléments communs peut-être. Mais leurs ressemblances seraient limitées, dans le meilleur des cas.

Je m'empresse d'ajouter que la magie n'est pas tout ce qui compte. Les politiques, au niveau mondial comme individuel, ont une très grande importance également. En effet, les doutes du cœur humain semblent toujours triompher des efforts du puissant pour modeler le monde par la force seule. Rares sont les auteurs à succès qui procèdent autrement. Asimov était un auteur technique comme on n'en retrouvera jamais, mais de quoi dépendent ses romans ? Un robot décide de montrer de la pitié. Une femme trouve le courage de tenir tête à un tyran. De petits choix personnels avec des conséquences qui bouleversent le monde.

Interview originel
Traduction réalisée par Kells


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