Vous êtes ici : Page d'accueil > Interview exclusive

Un entretien avec Aliette de Bodard !

Par Gillossen, le vendredi 24 juillet 2009 à 20:24:25

AlietteAliette de Bodard, retenez bien ce nom !
Vous pourriez bien entendre parler d'elle très bientôt, si ce n'est déjà fait. En tous les cas, sur Elbakin.net, intrigué par son profil, nous avons décidé de lui proposer un entretien pour tenter de mieux la connaître, en espérant vous présenter une nouvelle voix appelée à compter dans le petit monde de la fantasy.
A quelques semaines d'une possible prestigieuse récompense lors de la convention Anticipation, Aliette de Bodard a bien voulu accepter de répondre à nos questions. Nous la remercions une fois encore à cette occasion.

Questions / Réponses avec une auteur à suivre !

Tout d’abord, pourriez-vous vous présenter en quelques mots pour nos lecteurs ! Du fait de votre parcours atypique, rares sont ceux qui vous connaissent déjà, du moins, du côté du « grand public ».
Ah, c'est un peu compliqué, effectivement... Je suis écrivain de SF et de fantasy d'origine française, mais j'écris en langue anglaise. Mes nouvelles ont été publiées ou sont à paraître dans des magazines prestigieux du monde anglophone, tels que Realms of Fantasy et Interzone. J'ai également eu une nouvelle republiée dans le Year's Best Science Fiction de Gardner Dozois, la bible des nouvelles de SF en langue anglaise, et je suis finaliste cette année pour le prix Campbell pour le Meilleur Nouvel Écrivain (décerné sous l'ombrelle des Hugos).
On imagine qu’écrire en anglais vous offre de plus grandes possibilités. Est-ce que cela fut naturel chez vous ou ce choix découle-t-il d’une démarche précise ?
Un peu des deux, je dirais... J'ai commencé à vraiment m'intéresser à la SF et à la fantasy quand j'habitais à Londres et que je lisais beaucoup en langue anglaise, donc quelque part c'était une démarche naturelle. D'un autre côté, lorsque je suis revenue en France en 2000, je me suis rendue compte à quel point la SF et la fantasy restaient des bastions anglophones, avec énormément de traductions sur les étagères. Quelque part, cela m'a conforté dans ma décision.
Asimov ou Le Guin, vos premiers contacts avec la SF et la fantasy, sont-ils restés des maîtres pour vous ?
Je dois beaucoup à Asimov, qui a été mon point d'entrée dans la SF : il faisait des nouvelles où le langage était clair et limpide, construites comme des problèmes de mathématiques, et c'était fascinant de voir cette fusion de la science et de l'art. Quelque part, Le Guin est son opposé : son langage paraît simple à première vue mais l'est rarement, et elle se focalise énormément sur les relations entre personnages. J'admire aussi énormément sa diversité : elle a su énormément se renouveler entre un roman de SF comme La Main gauche de la nuit, la fantasy de Terremer, et les romans pour adolescents Annals of the Western Shore.
Le Comment écrire de la SF et de la fantasy de Card, publié en français récemment, vous a donné l’envie de sauter le pas, vous évoquez aussi les ateliers d’écriture… Cela vous a-t-il vraiment aidé ? Voyez-vous la littérature comme de l’artisanat, en quelque sorte ?
Je pense que la littérature est comme tout art : il faut en arriver à un point où la technique ne vous gêne plus parce que vous l'avez internalisée. Difficile d'être peintre sans savoir dessiner ou manier un pinceau ; mais , en même temps, la peinture est plus que le dessin ou le coup de pinceau : il faut du talent pour en faire de l'art.
Le talent ne peut pas s'apprendre ou se donner, malheureusement, car c'est quelque chose qui dépend uniquement de ce que vous êtes. Par contre, la technique, la façon de combiner les mots pour être compréhensible, d'utiliser vos outils -- ça, ça s'apprend. Peut-être pas de façon identique pour tout le monde, mais il y a suffisamment d'écrivains pour avoir un panel de façons de penser différentes. C'est là que les livres ou les cours deviennent utiles.
Pour ma part, je suis allée deux fois à des ateliers d'écriture, un enseigné par Orson Scott Card, et un par Tim Powers et Kathy Wentworth, qui sont tous les trois des écrivains que j'aime lire. Je pense que ce furent des expériences très utiles, indépendamment des contacts que j'ai pu établir là-bas : ils ont permis de me donner de solides bases dans l'art de raconter des histoires.
Vous évoluez aussi bien justement dans les sphères de la fantasy que de la SF. Qu’est-ce qui vous attire dans chacun de ces genres ?
Je dirais que c'est essentiellement la même chose qui m'attire dans les deux genres : la possibilité de construire un univers qui ne soit pas tout à fait le nôtre, que ce soit par de petits détails ou bien par des différences beaucoup plus fondamentales.
Je reste toujours fascinée en voyant à quel point l'environnement et la culture peuvent influer sur la façon de penser des gens : par exemple, si vous croyez sincèrement, comme les Aztèques, que la seule valeur de la vie humaine est de prévenir la fin du monde, cela créée une société bien moins individualiste et bien plus religieuse que notre XXIe siècle. Ce qui est tout aussi fascinant, c'est que sur l'ensemble de l'histoire humaine au cours des millénaires, il y a eu tellement de variantes de sociétés et de croyances -- et nous parlons seulement des humains, une seule et même espèce. Imaginez un univers où il y aurait beaucoup plus de variété : les possibilités sont infinies...
De même, quels sont selon vous les ingrédients donnant une bonne nouvelle ? Vous vous êtes déjà distinguée dans ce domaine.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, je ne suis pas une écrivaine de nouvelles par nature : je suis venue à la nouvelle essentiellement par curiosité, pour acquérir les bases permettant d'aborder des projets plus grands comme des romans. J'ai dû pas mal réfléchir au sujet, car écrire une nouvelle est loin d'être quelque chose qui me vient naturellement.
Pour moi, la grande force de la nouvelle est sa compacité : généralement, elle se fixe sur quelque chose de plus petit qu'un roman, comme un incident, ou une poignée de personnages, ou un temps très court. En même temps, les meilleures nouvelles sont celles qui paraissent respirer, où vous sentez qu'il y a encore tout un univers derrière, et qu'il suffirait de prolonger un peu la narration, ou de reculer la caméra, pour voir de nouvelles merveilles.
Qui dit compacité dit aussi brièveté: avec une nouvelle, vous ne pouvez pas avoir de temps mort. Chaque mot, chaque phrase doit compter : en particulier les premiers paragraphes, qui sont beaucoup plus cruciaux que pour un roman.
Je pense aussi qu'avec les nouvelles, vous êtes plus libres d'expérimenter : sur un roman, c'est difficile de tenir avec un style particulier (sauf si vous êtes Hal Duncan, bien sûr), alors que sur une nouvelle, les lecteurs seront moins exigeants à cause de la longueur plus courte.
Vous travaillez actuellement sur un roman, qui traitera notamment de la culture aztèque. Pourriez-vous nous en toucher quelques mots ?
Volontiers. Servant of the Underworld (Le Serviteur de l'outremonde) est un polar fantastique au temps des Aztèques. Il se déroule dans la capitale Aztèque, Tenochtitlan : un univers fragile, perpétuellement assailli par des influences occultes assoiffées de pouvoir. Seule la magie de sang des prêtres permet d'éviter les invasions de créatures maléfiques.
Acatl est haut prêtre des morts, et a la responsabilité de la lutte contre les créatures de l'outremonde (fantômes, bêtes de l'ombre, ...). Il se retrouve bien malgré lui entraîné dans une sombre histoire de kidnapping, dans laquelle son frère (qu'il n'a pas vu depuis des années) est le principal suspect...
(si vous êtes curieux, j'ai déjà publié des aventures d'Acatl, dont deux sont disponibles en ligne: Obsidian Shard==s.
Je sais que ce n’est pas forcément un exercice facile, mais pourriez-vous nous présenter rapidement vos nouvelles déjà publiées, afin de donner envie à nos lecteurs de les découvrir (du moins celles que l’on pourrait lire en ligne) ?
Je me lance...
J'ai déjà mentionné les nouvelles d'Acatl, qui sont en ligne, un croisement entre polar et fantasy.
J'écris également de la science-fiction : les nouvelles de Xuya se déroulent dans une uchronie où la Chine a découvert l'Amérique un siècle avant Colomb. Quatre cents ans plus tard, le continent Nord-Américain est partagé entre trois : Xuya, l'ex-colonie chinoise, est un pays prospère, attirant des centaines d'immigrants ; le Grand-Mexica, l'empire issu des conquêtes aztèques, domine l'industrie électronique et informatique ; et les Etats-Unis (plus petits qu'aujourd'hui) sont un pays essoufflé et en ruine, refermés sur eux-mêmes. The Lost Xuyan Bride (sur mon site) et Butterfly, Falling at Dawn (réimprimé dans le Year's Best Science Fiction de Gardner Dozois) sont des polars dans la ville Xuyenne de Fenliu, suivant deux personnages différents, tout aussi perdus l'un que l'autre entre plusieurs cultures radicalement différentes.
Dans le rayon fantasy, j'ai calqué des histoires sur la culture asiatique: The Dragon's Tears est un conte de fées en nuances de gris, où un adolescent doit faire face à trois mystérieux cavaliers avides de puissance ; et The Dancer's Gift se passe dans une version décalée du Sri Lanka, où un homme sans émotions doit arrêter et exécuter la seule femme qu'il ait jamais aimé.
J'ai une bonne sélection de nouvelles en ligne, si vous voulez découvrir le reste.
Que représente pour vous le John W. Campbell Award ? Là encore, on ne peut pas dire que les auteurs français en lice aient été monnaie courante !
Le John W. Campbell Award est cette chose un peu surréelle pour laquelle je ne pensais pas vraiment être nominée, surtout uniquement sur la base de nouvelles (la plupart des nominés le sont sur la base d'un premier roman).
C'est vraiment très bizarre, de façon positive bien sûr : de manière personnelle, c'est une validation (car quoique vous fassiez, il y a toujours une partie de vous-même qui pense que vous êtes un imposteur très talentueux qui se fait passer pour un écrivain) ; du point de vue de ma carrière, cela a été une bonne chose pour moi, car j'ai reçu beaucoup plus d'attention suite à la nomination - - ce qui, je pense, est le meilleur gain à espérer du Campbell.
Où vous imaginez-vous dans dix ans, sur le plan de votre carrière d’auteur ? Par exemple, vivre de votre plume est-il un objectif en soi ?
Vivre de ma plume, non, pas tellement... Le problème, c'est que je sais bien que ce qui fait l'attrait de l'écriture pour moi en ce moment, c'est le fait de la pratiquer dans des moments volés : le soir, dans le bus, le weekend.. Si je passe écrivain à plein temps, je pense que ça deviendrait une corvée, et que je n'ai pas la discipline pour me forcer à faire ça avec la même intensité et les mêmes horaires que mon travail actuel (je suis ingénieur en informatique).
Par contre, dans dix ans, je me verrais bien avec plusieurs romans publiés, et j'espère des éditeurs qui veulent encore acheter les suivants -- signe que je ne me suis pas suffisamment vendue pour être « gardée ».
Quels sont vos derniers coups de cœur de lecture du moment ? Pas forcément en fantasy bien sûr.
J'ai récemment redécouvert Steven Erikson et son Livre Malazéen des Glorieux Défunts : il s'agit d'heroic-fantasy très noire dans un univers très fouillé, avec une intrigue très prenante. J'ai les huit premiers, et attends avec impatience la sortie du neuvième.
Dans un registre tout à fait différent, le Long Price Quartet de Daniel Abraham est une fantasy plus littéraire, dans un univers pseudo-oriental, avec un langage absolument superbe et des personnages très réalistes (le premier tome est à paraître fin 2009 sous le titreLes Cités de lumière).
En SF, je rattrape encore mon retard, car j'en lis bien moins que de fantasy : j'ai récemment lu La Cité du gouffre d'Alastair Reynolds, qui m'a donné envie de lire les autres romans dans la série.
Des éditeurs français vous ont-il déjà approché ? Vous imaginez-vous un jour écrire en français ou cela est-il totalement impossible pour vous ?
Je n'ai pas vraiment été approchée par des éditeurs français (exception faite de ceux à qui m'ont présentée mes agents en Angleterre) ; comme vous l'avez dit plus tôt, je ne suis pas très connue en France.
Je ne pense pas écrire en français de sitôt, principalement parce que je me suis rendue compte que beaucoup des leçons que j'ai intériorisées étaient spécifiques à la langue dans laquelle je les ai apprises, spécifiquement l'anglais. Je soupçonne que, si je voulais écrire en français, il me faudrait tout réapprendre dans la bonne langue. Et il m'a fallu dix ans pour l'anglais...
Vous intéressez-vous aux auteurs français ? A l’actualité du marché français ? Je me souviens avoir été surpris – et content – d’apprendre que vous connaissiez Elbakin.net. ;-)
J'avoue ne pas m'intéresser tellement à l'actualité du marché français - ce n'est pas du tout du mépris, mais c'est simplement que travaillant à plein temps et écrivant dans les interstices qui me restent, cela ne me laisse pas vraiment le loisir de suivre deux marchés en même temps -- et me tenir au courant du marché anglophone est déjà quelque chose que je ne fais pas aussi bien que je le voudrais.. :-)
Je suis de temps en temps Elbakin.net, ou les rayonnages des librairies françaises, mais assez peu souvent.
Quel est votre regard sur le paysage actuel de la fantasy ?
Je pense que le paysage actuel de la fantasy est en plein changement : on assiste à un certain déclin de l'heroic-fantasy (malgré des auteurs comme Steven Erikson, qui ont renouvelé le genre en noirceur et réalisme). Bien que beaucoup des ventes (surtout aux États-Unis) soient de l'héroic-fantasy, je pense que le genre en lui-même est en train de doucement s'éteindre, avec la plupart des voix fortes se reportant dans d'autres genres.
Il y a bien sûr le New Weird, dont China Mieville et Jeff Vandermeer sont de si bons avocats), mais aussi un certain nombre de livres à la croisée des genres, particulièrement dans le Young Adult (littérature pour adolescents), et dans la fantasy urbaine, dont beaucoup sont des mélanges de polar ou de romances avec de la fantasy. Il y a également aussi un regain de la science fantasy, avec des livres comme Lamentation de Ken Scholes ou Bitterwood de James Maxey, où l'univers post-apocalyptique apporte une intensité tragique à la narration.
En tant qu’auteur, vous sentez-vous concerné par les débats sur la diversité ethniques en fantasy par exemple, ou bien de façon plus générale le livre électronique ?
Ce sont des débats où je pense que chacun doit se sentir impliqué, auteur comme lecteur, car ce sont nous qui pouvons avoir le poids pour changer les choses. En ce qui concerne la diversité ethnique, j'en suis bien entendu fervente défenseuse -- et pas seulement de la couleur de la peau des protagonistes, mais également de la langue : il est dommage que si peu de SF soit traduite de langues étrangères vers l'anglais, car cela réduit à mon sens la diversité des voix. Un français ou un chinois n'aura nécessairement pas la même conception des choses qu'un américain blanc ; et je pense qu'aujourd'hui, la diversité gagnerait à être promue. Il y a eu beaucoup de progrès en la matière, mais il est toujours possible de faire plus.
Pour le livre électronique, je pense qu'il est difficile de faire sans, et que toute la question est la mise en place de modalités pratiques : la technologie en est encore à ses balbutiements, et beaucoup de problèmes ne sont pas encore résolus (protection digitale ou non, prix...). Il y a certes le problème du piratage, mais je pense qu'à l'exception de quelques auteurs hyper connus (J.K. Rowling, Stephenie Meyer...), le plus gros problème auquel nous ayons à faire face en tant qu'écrivains est plutôt un manque de visibilité. Le souci n'est pas tellement qu'on me pirate des nouvelles, mais que, de toute façon, la plupart des gens sur Internet n'ont aucune idée de qui je suis.
Et, enfin, pour conclure, que peut-on vous souhaiter pour les semaines et les mois à venir, en dehors du fait d’éviter une éventuelle canicule parisienne ?
Hum, déjà, beaucoup de chance pour le Campbell, quoi que ce soit déjà un honneur largement suffisant d'être nominée :-) Et pas mal de productivité, car j'ai l'intention de bien entamer un autre roman d'ici fin 2009...

Dernières critiques

Derniers articles

Plus

Dernières interviews

Plus

Soutenez l'association

Le héros de la semaine

Retrouvez-nous aussi sur :