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Hope Mirrlees et Lud-en-Brume, son curieux chef-d’œuvre

Par Luigi Brosse, le mardi 28 mars 2023 à 07:00:00

Lud-en-BrumeQui se souvient de Lud-en-Brume ?
Le roman de Hope Mirrlees, qui date de 1926, n'a été traduit en France par Callidor qu'en 2015. Traduction remarquée puisque nous lui avions décerné le prix Elbakin.net 2016 du meilleur roman fantasy traduit.
Aujourd'hui, nous vous proposons la traduction d'un article qui revient sur la vie de l'auteur, le contexte dans lequel Lud a été écrit et surtout sur l'une de ses thématiques principales qui est les histoires que l'on se raconte pour donner sens à la réalité.

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Réflexions d’une romancière sur les histoires nécessaires

La brillante Hope Mirrlees, auteure d’un grand roman qui n’a toujours pas trouvé le public qu’il mérite, peut être décrite comme un membre satellite du Bloomsbury Group dans le Londres du début du vingtième siècle. Elle les connaissait tous – pendant la Seconde Guerre mondiale, T. S. Eliot a vécu pendant un temps dans sa maison du Surrey et y a écrit certains passages des Quatre Quatuors – mais elle était plus proche de Virginia et Leonard Woolf. Virginia était parfois déconcertée, voire exaspérée par sa jeune amie (elles avaient cinq ans d’écart). Dans son journal, elle décrit Mirrlees comme une jeune femme très consciente d'elle-même, volontaire, piquante et perverse, plutôt bien habillée et jolie, avec ses propres idées sur les livres et le style, une tendance aristocratique et conservatrice dans ses opinions, et le goût associé pour ce qui est beau et élaboré dans la littérature. Dans une lettre, Woolf exprima les mêmes idées de manière plus généreuse : Mirrlees est sa propre héroïne – capricieuse, exigeante, exquise, très savante et magnifiquement habillée. (La juxtaposition immédiate de l’éloge de l’érudition et de l’habillement est très woolfienne.)

Dans sa jeunesse, Mirrlees, sous le patronage de la célèbre actrice universellement connue sous le nom de Mme Patrick Campbell, avait fréquenté la Royal Academy of Dramatic Art, mais avait abandonné cette voie pour étudier le grec. Au Newnham College de Cambridge, alors l’une des deux seules facultés pour femmes de cette université, sa tutrice était la grande classiciste Jane Ellen Harrison. (Une célèbre classiciste de notre époque, Mary Beard, a écrit une biographie de Harrison, et a déclaré qu'elle a été la première femme en Angleterre à devenir universitaire, au sens pleinement professionnel du terme – une chercheuse et une conférencière ambitieuse, salariée à temps plein. Elle m’a permis de faire ce que je fais.)

En 1913, alors que Mirrlees avait vingt-six ans et Jane Harrison soixante-trois, elles commencèrent à vivre ensemble et restèrent inséparables jusqu’à la mort de Harrison en 1928. Personne ne comprenait vraiment leur relation, mais tous constatèrent qu’elle était profondément intime. Les deux femmes avaient développé, par exemple, une mythologie privée dans laquelle elles étaient les épouses de l’ancien ours en peluche de Harrison, qu’elles appelaient l’Ancien. Quelle personne étrangère peut déchiffrer un tel langage ? Certaines relations échappent à nos cases. Mais Harrison parlait de Mirrlees comme de sa fille spirituelle et du grand cadeau de sa vieillesse.

Tandis que Harrison et Mirrlees vivaient ensemble, Mirrlees a écrit trois romans, ainsi qu’un poème expérimental intitulé Paris, publié pour la première fois par la Hogarth Press des Woolfs en 1920. La critique Julia Briggs a qualifié Paris de chef-d’œuvre perdu du modernisme. Virginia Woolf le trouvait obscur, indécent et brillant.

Mais après la mort de Harrison en 1928, Mirrlees a cessé de publier pendant trois décennies. Bien qu’elle n’ait jamais écrit d’autre roman, à la fin de sa vie, elle a fait publier quelques poèmes à titre privé et a rédigé la première moitié d’une biographie de l’antiquaire du XVIIe siècle Robert Cotton. Personne ne comprend son long silence, pas plus qu’on ne comprend sa relation avec Harrison ; mais il convient de noter que sa conversion au catholicisme romain peu après la mort de Harrison l’a incitée à se demander quels types de travail et de pensées étaient acceptables pour Dieu. Ainsi, dans une entrée de journal dans les années 1930, elle a pris une résolution : Accepter mon talent avec gratitude et l’offrir à Dieu. Prier pour que, s’il n’est jamais reconnu, je puisse l’accepter avec résignation ; et que s’il l’est, je puisse l’accepter avec humilité. D’autres ont spéculé, plus prosaïquement, que sa richesse personnelle – son grand-père et son père avaient été des hommes d’affaires extrêmement prospères – rendait toute publication inutile pour elle. Cette origine bourgeoise est l’un des principaux éléments qui la distinguent de la plupart des membres de Bloomsbury.

Le dernier roman publié par Mirrlees s’appelle Lud-en-Brume (1926), et c’est l’un des plus grands romans de fantasy jamais écrits. Il s'agit également, je crois, d’une réponse à une œuvre majeure de fantasy qui avait été publiée deux ans plus tôt, La Fille du roi des elfes de Lord Dunsany. Le roman de Dunsany décrit le val des Aulnes, un monde essentiellement rural, situé à la frontière du royaume des elfes. Bien qu’il ait un parlement, il est gouverné par un roi, tout comme celui des elfes, et le monde du livre semble largement médiéval.

Ce type de décor était la norme dans le domaine de la fantasy depuis l’époque de George MacDonald et de William Morris, mais Mirrlees ne pensait pas qu’il devait en être ainsi. Elle semble s’être demandé à quoi ressemblerait un roman de fantasy s’il se déroulait dans une société non pas médiévale mais plus récente, dans une société non pas féodale mais marchande. C’est peut-être sa propre éducation parmi des capitalistes prospères qui l’a incitée à penser de la sorte. En tout cas, la question l’a conduite à un roman unique en son genre.

La Fille du roi des elfes commence avec le parlement du val des Aulnes déclarant à leur roi qu’ils souhaitent être gouvernés par un souverain possédant des pouvoirs magiques. En revanche, le deuxième chapitre de Lud-en-Brume raconte comment le pays de Dorimare, dirigé par les marchands de sa capitale, Lud-en-Brume, avait renversé un dirigeant que l’on croyait trop proche des pratiques de Faërie, et s’était transformé en une république marchande moderne. Ces marchands pensaient que cela nécessitait une rupture totale des relations de longue date de leur pays avec leur voisin magique.

L’histoire racontée par Mirrlees est centrée sur l’incapacité des sénateurs de Dorimare à empêcher les contrebandiers d’introduire des fruits féériques enivrants dans leur ville. Ainsi, l’arc principal de l’histoire est, essentiellement, une guerre contre la drogue centrée sur une frontière étonnamment perméable. Appelez-le Narcos : édition Faërie. Mais c’est aussi une histoire d’intrigue politique ; un policier racontant un meurtre non résolu ; et surtout, je pense, une longue méditation sur les histoires nécessaires qui soutiennent inévitablement toute économie politique. Comme je l’ai dit : un livre très particulier.

À bien des égards, Lud-en-Brume exprime sous forme de récit le point de vue que le philosophe Charles Taylor fera valoir quatre-vingts ans plus tard dans son grand livre L' Âge séculier : la société occidentale, à un certain moment de son histoire, est passée d’une conception du moi humain essentiellement poreux – ouvert au divin et au démoniaque – à une conception du moi humain protégé – fermé, ni vulnérable comme le moi poreux, ni capable d’exaltation non plus. Le moi protégé est un moi plus sûr, plus prévisible, qui existe dans un monde essentiellement horizontal, plutôt que dans le cosmos vertical et vertigineux du christianisme médiéval. Dans l’ancienne conception, les êtres humains sont faits à l’image de Dieu mais déchus et soumis aux assauts des démons (mais aussi parfois à l’aide des anges). Dans ce que Taylor appelle l’Ordre Moral Moderne, nous ne sommes que des animaux rationnels et sociables.

Si l’on est enclin à penser en termes d’économie politique plutôt que de philosophie, on pourrait également décrire ce changement comme l’a fait le juriste et historien victorien Henry James Sumner Maine : le passage d’un monde régi par le statut – le statut incarné par une aristocratie héréditaire, par exemple – à un monde régi par le contrat – des accords conclus formellement par des individus compétents. ^^Partant, à l’une des extrémités de l’Histoire, d’un état de la société dans laquelle toutes les relations des Personnes se résumaient aux relations de la Famille, nous semblons avoir progressivement évolué vers une phase d’ordre social dans laquelle toutes ces relations naissent du libre accord des Individus… nous pouvons dire que le mouvement des sociétés progressistes a été jusqu’à présent un mouvement du statut vers le contrat.

Comme beaucoup d’autres écrivains de fantasy, Mirrlees s’intéresse à ce qui se passe lorsque le pouvoir de Faërie ne peut pas être totalement exclu de notre société bien protégée. Dans le cas présent, nous voyons ce qui se passe lorsque la magie commence à revenir dans des vies bien ordonnées et bien encadrées. Représenter cela essentiellement comme une guerre contre la drogue – une tentative inévitablement infructueuse d’empêcher la contrebande de ce qu’un personnage de l’histoire appelle de manière significative la marchandise – est un concept merveilleux, développé avec un panache délicieux, traçant une ligne oscillant avec élégance entre l’économie et la métaphysique. Lorsqu’un personnage dit à un sénateur qu’il devrait être plus conscient des niveaux élevés de consommation de fruits féériques parmi les pauvres, je me surprends à murmurer que le fruit féérique est l’opium du peuple.

Les artisans de la modernité, ceux qui ont contribué à faire passer d’un monde de moi poreux à l’Ordre Moral Moderne des êtres rationnels et sociables, pensaient que le monde qu’ils promouvaient était plus vrai, plus proche de la réalité, que le monde superstitieux du moi poreux ne l’avait été. Mirrlees en est moins sûre. L’un des thèmes récurrents de Lud-en-Brume est le soupçon que le passage d’un monde dirigé par une aristocratie magique et mystérieuse à un monde régi par la loi n’est pas nécessairement une approximation plus proche de la réalité. En effet, suggère l’un de ses personnages, c’est simplement un passage d’une histoire nécessaire à une autre que ceux qui s’accrochent au pouvoir trouvent plus utile. Aux yeux de la loi, ni Faërie ni les choses féeriques n’existaient. Mais ensuite, comme Maître Josiah [un sénateur et érudit d’une génération précédente] l’avait souligné, la loi prend à la légère la réalité et personne n’y croit vraiment. La loi, dit Nathaniel, le fils de Maître Josiah Chantecler, en réfléchissant à la pensée de son père, n’est que l’antidote homéopathique que nos ancêtres ont découvert à l’illusion – une dose soigneusement mesurée de l’illusion même que l’on souhaite dissiper.

Il est impossible d’en parler en détail sans gâcher l’histoire. Puisque je vais le faire maintenant : lecteur, soyez prévenu.

Ce qui se passe à la fin du livre est une restauration de la magie à Dorimare et Lud-en-Brume. En ce sens, on pourrait penser que la fin de l’histoire ressemble à celle de La Fille du roi des elfes, dans laquelle Faërie, qui avait auparavant reflué ou s’était retiré de notre monde, se précipite pour enfermer le royaume du val d’Aulnes et en faire une région de Faërie. Mais dans le conte de Mirrlees, ce n’est pas tout à fait comme ça que les choses se passent. L’ancien et futur maire de Lud-en-Brume, Nathaniel Chanteclerc, restaure l’amitié de Dorimare avec Faërie et non seulement rend les fruits féériques librement disponibles au lieu de les interdire par la loi, mais suggère même, comme le fait son ami Ambroise Chèvrefeuille, que tout le monde en mange. À sa manière, il reprend l'argument avancé par Gore Vidal il y a un demi-siècle, au plus fort de la panique américaine face à la consommation de drogues : légaliser les drogues et les mettre à la disposition de tous ceux qui en veulent, à prix coûtant.

Mais – et c’est peut-être ici qu’il faut rappeler la description que Woolf fait de Mirrlees, une jeune femme piquante et perverse – la politique radicale de Maître Nathaniel n’aboutit pas à l’absorption de Dorimare par Faërie. Il existe plutôt une sorte de contrat négocié entre les deux mondes qui, à bien des égards, confirme le caractère mercantile et capitaliste de Dorimare au lieu de le réfuter ou de l’infirmer. Les fruits féériques deviennent si abondants à Dorimare qu’ils ne peuvent pas tous être mangés, et les habitants de Dorimare étendent leur influence commerciale en apprenant à produire des fruits féériques confits, qu’ils exportent ensuite dans le monde entier. Nous assistons non pas à l’absorption de Dorimare dans un monde magique mais plutôt au triomphe de son expertise commerciale et de son ambition. Le fruit féérique devient en effet une marchandise, et une marchandise qui rend Dorimare plus riche et plus puissante qu’elle ne l’a jamais été. Pour ceux qui se lassent du monde purement horizontal du moi bien protégé, le moi poreux peut maintenant être acheté à un prix raisonnable. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?

Hope Mirrlees a vécu cinquante-deux ans après la publication de Lud-en-Brume, décédant à l’âge de quatre-vingt-onze ans en 1978. Dans les années 1970, le roman a été réimprimé par Ballantine Books, dont l’éditeur, Lin Carter, n’avait aucune idée que Mirrlees était encore en vie. Cela a conduit à la découverte du conte par le jeune Neil Gaiman, qui l’a régulièrement célébré depuis et qui l’appelle à juste titre un petit miracle doré de livre. Il n’est pas certain que Mirrlees, dans ses dernières années, ait eu la moindre idée que son livre était redécouvert ; nous ne savons pas non plus si elle s’en serait souciée.

Article originel par Alan Jacobs.
Traduit avec la permission de l'auteur, Alan Jacobs et de l'éditeur de la revue The Hedgehog Review, Jay Tolson.


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