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Colloque Tolkien, Rambures 2008, en exclusivité
Par Foradan, le mardi 28 avril 2009 à 09:32:11
Anne Larue, professeur à l'université Paris 13, nous fait l'honneur de la primeur de l'article composé pour le colloque dédié à Tolkien l'an dernier et nous la remercions chaleureusement de la confiance qu'elle nous accorde. En attendant de retrouver ce dernier avec les autres essais dans la future parution des actes dudit colloque, profitez de l'occasion pour apprécier ce document.
Intégralité de l'article d'Anne Larue
Tolkien, ancêtre de lui-même ?
It seems to me that Tolkien was still following what I have suggested as the second aim of his nineteenth-century predecessors, i. e. to press a « reconstructed » mythology into the service of his own language-group.
Tom Shippey, Roots and Branches, p. 93.
Le projet d’une « mythologie pour l’Angleterre » a fait couler beaucoup d’encre(1) . La question est reprise par Tom Shippey dans différents articles (2), particulièrement dans celui qui s’intitule « Tolkien and Iceland : the Philology of Envy », où on peut lire ces mots :
One of the things most often said about J.R.R. Tolkien is that it was his intention, in his fiction, to create « a mythology for England ». It seems that he never in fact used this particular phrase ; but just the same, on more than one occasion he said something quite similar. Thus, in one letter written after the publication of The Lord of the Rings, or Hringadrottins saga, he says that he had « set myself a task, the arrogance of which I fully recognized and trembled at : being precisely to restore to the English an epic tradition and present them with a mythology of their own ». Another and earlier letter declares in more detail that « once upon a time (my crest has long since fallen) I had a mind to make a body or more or less connected legend, ranging from the large and cosmogonic to the level of romantic fairy-story... which I could dedicate simply to : to England ; to my country ». This second letter was written in 1951, when The Lord of the Rings was still not published, and not accepted by any publisher, while The Silmarillion had been shown once to a publisher and firmly rejected. We know now that in 1951 Tolkien had already written a body of legend ranging from the cosmogonic (the early parts of The Silmarillion) to an epic romance (The Lord of the Rings). He abandoned the attempt to dedicate these works « to England ; to my country », but it is very likely that a major initial motive for him was both nationalist and mythological (3).
L’idée d’accorder à la littérature une mission nationale est essentiellement romantique. On se penchera ici sur l’esprit – et non la lettre – des grands précédents de Tolkien en la matière, afin de poser la question suivante : comment peut-on se constituer soi-même comme « grand ancêtre », comme légende vivante, dans le noble but d’assurer la gloire mythique d’une Angleterre dont on ne peut que constater qu’elle est dépourvue (dans l’optique de Tolkien !) de toute grandeur mythologique propre ? Si nous nous replaçons en face du Tolkien de 1951 décrit par Tom Shippey (un Tolkien qui n’a pas encore publié ses grands livres), nous ne pouvons qu’être frappée, mutatis mutandis, par la similitude de sa situation et de celle du jeune Mac Pherson :
Si le génie national de l’Écosse avait produit dans le passé une ou des épopées dignes de rivaliser avec l’Iliade ou avec L’Énéide, alors tout pouvait changer dans le destin de ce pays ! On imagine le poids de la mission qui tombe sur les épaules du jeune homme : il a vingt-trois ans, et l’avenir de sa culture est peut-être entre ses mains (4).
La très fameuse « lettre de dix mille mots » (5) de 1951 est programmatique pour Tolkien ; il y explicite un projet d’écrivain qui s’appuie implicitement sur une tradition existante. Si un pays n’a pas de tradition mythologique, la littérature aurait-elle la puissance de lui en offrir une ?
Cultures historiquement dominées et revanche de l’imaginaire
Aux XVIIIe et XIXe siècle, l’uniformisation générale des systèmes (de la chimie aux langues, de la politique aux mesures) conduit à une progressive mise au pas des langues, des cultures et des systèmes d’écriture bientôt considérés comme « marginaux ». Cette énorme poussée de normativité, faite au nom de l’Universel et de la Raison, suscite une réaction romantique, qui s’exprime notamment par la revendication du folk-lore, la redécouverte de textes oubliés et les travaux linguistiques. La mythologie celtique, ou nordique, ou germanique ne jouit pas de la place « naturellement » centrale qu’on accorde à la mythologie gréco-romaine. L’alphabet supplante tout aussi « naturellement » les runes, les langues parlées par un faible nombre de locuteurs deviennent des « dialectes », et les cultures nordiques (au sens le plus large) suscitent non pas l’adhésion, parfois vague mais toujours implicite, que le public dans son ensemble accorde aux valeurs culturelles incontestées, mais l’engouement engagé, particulier et personnel qu’on voue aux épiphénomènes séduisants. C’est aussi ce qui se passe avec l’Orient des Mille et une nuits, popularisé par le travail volontaire d’une poignée de spécialistes, Galland ayant su trouver le canal romanesque par lequel séduire plus largement le public, sans parvenir toutefois par ce biais à imposer la culture arabe comme une valeur dominante dans le système normatif « universel » de référence. Une démarche de curiosité érudite reste le mode d’accès privilégié à ces domaines. Quelle est la revanche de ces cultures « opprimées », ayant perdu la partie du point de vue matérialiste de la domination historique ? C’est l’imaginaire. L’imaginaire, et son cortège de manifestations associées, magie, symbolique secrète, littérature romanesque ou poétique. On pense à la culture bretonne au Moyen Âge, qui s’est vengée de la domination française grâce à la « matière de Bretagne », dont le succès exceptionnel, encore aujourd’hui (6), inscrit une forme de revanche « spirituelle » sur ce qui n’est que « temporel ». On pense au devenir fantasmatique des runes, dans la culture populaire aujourd’hui. Le système d’écriture est investi d’une connotation symbolique et magique, alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de rechercher dans l’alphabet d’aussi mystérieuses significations. Le groupe dominant crédite souvent le groupe dominé d’un imaginaire remarquable, d’une grande puissance magique ou religieuse, comme pour lui accorder un lot de consolation. Simone de Beauvoir note ainsi que la classe des femmes, historiquement dominée, ne peut se prévaloir d’une déesse-mère pour en finir avec sa domination : « si puissante que celle-ci paraisse, c’est à travers des notions créées par la conscience mâle qu’elle est saisie » (7). Tolkien, en tant que sujet historique, vient de gagner la guerre ; mais en tant qu’amateur de Shakespeare, il sait qu’une bataille est toujours « perdue-gagnée » (8), et peut-être devine-t-il aussi que la domination européenne est désormais forclose devant celle, montante, de l’Amérique du Nord. Il se tourne donc, pour rendre grandeur à sa nation, vers les productions imaginaires des cultures marginales, justement celles qu’il connaît le mieux. Il se place dans la même logique que les peuples dont la langue et les systèmes symboliques ont été historiquement réduits à la marginalité, écrasés sous le silence et l’oubli, avant d’être revendiqués par les romantiques qui ne peuvent plus les valoriser, alors, qu’en tant que minorité. Parce qu’il est du côté des langues perdues, des terres oubliées, du passé éteint, d’un monde qui s’en va – mélancolie essentielle des Havres Gris – Tolkien songe à une démarche proche de celles des romantiques. Il désire par exemple reconstituer, dans l’imaginaire elfique, la langue celtique brittonique perdue qui avait été parlée en Angleterre jusqu’au milieu du VIe siècle : « Tolkien’s creation of the Sindarin language was a deliberate attempt at linguistic reconstruction of a lost Celtic language of Britain that had been spoken until the middle of the sixth century (9) ». La mythologie pour l’Angleterre est avant tout un légendaire perdu.
Quand un seul homme prend en charge une légende
Nombre de démarches de « reconstitution historique » dans le domaine des langues et de la culture voient le jour à l’époque du Romantisme et du pré-Romantisme. L’Écossais MacPherson a collationné au XVIIIe siècle des légendes des Highlands transmises oralement pour créer un texte fondateur, réputé avoir été écrit par le barde Ossian, et que la critique a qualifié de « forgery ». Mais les légendes ainsi refondues n’en sont pas moins authentiques, en tant que légendes. Où commence et où s’arrête l’authenticité d’une légende ? Que penser du fait qu’une autorité dominante se déploie pour opposer à de telles démarches la rigueur de ses propres critères d’authenticité ? Ivar Aasen est le fondateur de la langue néo-norvégienne. Au début du XIXe siècle, il a collationné des dialectes existants, avec une part d’invention et de construction propres. Il illustre sa nouvelle langue par des écrits poétiques. Dans le même esprit, le Kalevala, épopée nationale finlandaise extrêmement revendiquée encore aujourd’hui comme symbole de l’identité nationale (10) , a elle aussi été composée par une seule personne, à la même époque que le néo-norvégien : le médecin et folkloriste Elias Lönnrot a collé et refondu des poésies populaires transmises oralement dans les campagnes finlandaises. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est pas lettre morte lors de ces démarches ! Il n’est alors pas question de « nationalisme », au sens lugubre que ce mot pourra prendre plus tard, quand une nation dominante écrasera les autres par force de guerre ; il s’agit de la légitime autodéfense d’une nation dominée, vaincue par un prétendu universalisme qui correspond si étroitement aux impératifs des dominateurs qu’on doute qu’il s’agisse d’une simple coïncidence. Les points communs de ces démarches, animées par le même désir de voir la nation bafouée relever la tête, sont identiques : une seule personne prend en charge le passage de l’oral à l’écrit d’une tradition devenue trop muette. La littérature joue un rôle essentiel dans la constitution de l’identité nationale, car elle amplifie cette démarche première d’inscription. La tradition orale la plus intacte est réputée provenir des campagnes les plus isolées, historiquement et géographiquement préservées de la conquête, du brassage des populations et de l’intégration. Le chercheur doit aller « sur le terrain » pour « collecter » des éléments dans lesdites provinces reculées (montagnes des Highlands, espaces reculés du fin fond de la Norvège, Carélie). Dans un cadre égalitaire, le brassage des populations ne serait pas connoté si négativement ; on pense à l’Éloge de la créolité, où le brassage de populations égales entre elles (ou plutôt rendues égales à l’issue d’un processus historique) est considéré comme un bien commun (11) . Donc il s’agit clairement, dans le cas qui nous occupe, de rechercher les lieux et les gens épargnés par la domination. On pourrait encore citer, dans le même esprit, la collecte des chansons du Barzaz Breiz par Kervarker (Théodore Hersart de la Villemarqué) en 1839, et encore au début du XXe siècle, de celtic revival de Yates et Synge, qui s’articule autour de la création d’un théâtre national à Dublin. Synge voyage dans les espaces les plus reculés et préservés d’Irlande (à l’époque, les îles Aran) et apprend le gaélique irlandais. La production d’une littérature (théâtrale et poétique) est destinée à illustrer et honorer cette tradition celtique. Prenons donc au sérieux les affirmations de Tolkien dans cette « lettre de dix mille mots » :
I was from early days grieved by the poverty of my own beloved country : it had no stories of its own (bound up with its tongue and soil), not of the quality that I sought, and found (as an ingrédient) in legends of others lands. There was Greeek, and Celtic, and Romance, Germanic, Scandivanian and Finnish (which greatly affected me) ; but nothing English, save impoverished chap-book stuff (12).
« J’ai très tôt été attristé par la pauvreté de mon propre pays bien-aimé : il n’avait aucune histoire propre (étroitement liée à sa langue et à son sol) » (13). L’auteur compare ce manque de substrat mythologique propre de la culture anglaise au succès des légendes grecques, celtes, romanes, germaniques, scandinaves et finnoises, qui l’ont particulièrement marqué (il pense précisément au Kalevala ici). Et d’ajouter qu’il est conscient de la démesure de son premier projet, qui est de « créer un ensemble de légendes plus ou moins reliées », (« I had a mind to make a body of more or less connected legend ») pour le dédier à l’Angleterre, son pays (« which I could dedicate simply to : to England ; to my country »). Il est clair qu’il qualifie alors ce grandiose projet d’ « absurde ». « Absurd ». Le mot tombe, formant à lui tout seul une phrase nominale. Que penser d’une telle clausule, qui en réalité ne ferme pas du tout le discours puisque l’auteur reprend aussitôt : « Bien entendu, un projet d’une telle démesure ne s’est pas développé tout d’un coup » ? Car la lettre ne s’arrête pas là. Tolkien évoque ensuite rien moins que la réalisation effective, quoique partielle, de ce projet. Il précise que, certes, tout n’est pas complet, que certaines ramifications ne se sont pas faites, que certains liens entre les contes n’ont pas été opérés. Tout cela, il le concède bien volontiers. Tout n’a pas été totalement accompli. Mais cela existe et cela a quelque consistance ; et c’est pour cette raison que l’éditeur, à qui est adressée la lettre, est prié de publier tout ensemble le Silmarillion et le Seigneur des anneaux ; car tout se tient. Et Tolkien ajoute : « j’ai toujours eu le sentiment de rapporter ce qui était déjà là, quelque part – non d’inventer » et « je pense que les légendes et les mythes sont faits en grande partie de vérité ». Cela veut-il dire que quand la tradition véritable fait défaut, les écrivains ont le pouvoir et peut-être le droit de se substituer à une réalité défaillante, et de doter leur malheureux pays de ce qui lui manque ? Concluons donc de tout ceci que Tolkien a bel et bien le projet de dédier à son pays « a body of legend », comme l’ont fait ses prédécesseurs romantiques et que, comme eux, il a conscience de ne rien inventer et de se contenter de mettre en forme l’existant. Entre la découverte de quelque chose d’existant et l’invention de ce qui pourrait ou aurait pu l’être, une démarche sinueuse de reconstitution historique « plus vraie que nature » est à l’œuvre ; Tolkien suit la voie ouverte par ses prédécesseurs.
Comment on devient un futur ancêtre
En précaution préliminaire, écartons le folklore. Tolkien n’est pas folkloriste. Il ne court pas les campagnes anglaises pour collecter des légendes. La démarche intellectuelle pure qui est la sienne, et qui consiste à mettre son savoir érudit et linguiste à la disposition d’une fiction, est différente de celle des « coureurs de légendes » romantiques. Lui crée des langues et des peuples. L’influence du folklore anglais est certes grande chez lui, plus grande sans doute que ce qu’on en admet communément ; mais il n’en est pas contenté. Il cherche autre chose, et le dit clairement dans la lettre 131. On peut supposer que Tolkien avait lu, sans s’en vanter (14) , des livres de Margaret Murray. Les elfes tiennent beaucoup des fées, mâles et femelles, auxquelles Margaret Murray consacre plusieurs chapitres de son livre sur le folklore britannique (15). Certes, Margaret Murray aura pu paraître peu sérieuse à Tolkien (16) ; mais du point de vue de l’imaginaire, ses livres ont une certaine puissance – et ils traitent d’un corps de légendes anglaises, d’histoires de « fées ». Tolkien, on le sait, est fort ambigu par rapport à la « fairy » : on devine ici un terreau secret, réprouvé, mais présent – et en tous cas, pour ce qui nous occupe, pas assez convaincant pour jeter Tolkien sur les routes secrètes de l’Angleterre oubliée. Que fait donc Tolkien ? En réalité, il invente. À l’éditeur à qui il adresse la lettre 131, il dit qu’il va parler de son monde imaginaire. Et par la création d’un monde imaginaire, construit sur le mode de l’histoire devenue mythe, il crée un sorte de passé antérieur. Le processus consiste à considérer comme un fait acquis que l’histoire devient naturellement mythe par le double fait de l’éloignement et de la nostalgie. Inversement, on peut dire, au prix d’un syllogisme, que les faits qui sont devenus mythiques ont donc réellement existé historiquement ; de là à créditer de valeur historique des éléments fictionnels qui ressemblent à s’y méprendre aux vieilles chroniques, il n’y a qu’un pas, même si la stricte logique s’en trouve légèrement gauchie. Tolkien se constitue ainsi lui-même comme un futur ancêtre, un ancêtre pour le futur. Il désire sciemment se constituer comme donné mythologique pour le futur, et cette décision informe le projet-même du Silmarillion et du Seigneur des anneaux (les deux ouvrages formant de son point de vue un tout insécable). Ce projet de Tolkien emprunte moins à la matière d’Ossian ou d’Ivar Aasen qu’à leur précédent intellectuel. Tolkien se construit lui-même comme une sorte d’Homère pour le futur. Il élabore ses grands romans comme les fragments d’un mythe fondateur, susceptible d’être repris, adapté, décliné comme c’est le cas de tous les grands mythes ; et, nota bene, c’est bien ce qui s’est passé par la suite. Le Seigneur des anneaux est un maillon dans une chaîne qui le dépasse, il est entré dans un processus essentiellement caractérisable par la transmission : du livre au jeu de rôle, du jeu au film, du film aux objets dérivés, des bijoux aux BD, le Seigneur des anneaux suit exactement le destin d’un mythe. C’est un « signifiant disponible » selon la définition de Marcel Détienne, susceptible de demeurer lui-même en changeant de forme et de support. C’est un « mythe d’aujourd’hui ». La saga tolkinesque pourra-t-elle dès lors devenir, pour l’an 3000 ou 4000, la poussière des siècles aidant, une de ces légendes dont on imagine toujours qu’elles auront eu au départ une base historique ? Tolkien a-t-il construit son œuvre en fondant son futur caractère ancestral ? En d’autres termes : confronté, en tant qu’archéologue des langues anciennes, à des documents poudreux, des fragments incertains, des archives douteuses, des mythes issus de l’histoire, Tolkien a-t-il conçu comme une mythologie possible l’histoire fantastique des Hobbits et de Sauron ? Tout se passe comme si l’épaisseur des siècles gommait ce que la fiction peut avoir de fictionnel, l’histoire et le mythe se rejoignant et se confondant à l’horizon le plus lointain du passé. Il s’agit seulement de jouer sur le temps, et sur l’effet de véracité de la fiction devenue histoire du passé. Dans quelques millénaires, devait se dire Tolkien, qui sait si ces fausses archives, et ce livre rouge que j’ai inventés, ne deviendront pas à leur tour des archives historiques, dignes de foi ? N’est-ce pas là une ruse de la raison pour fonder, pour l’avenir, une mythologie pour l’Angleterre ?
Tolkien et les collecteurs de légendes
Deirdre Dawson analyse les rapports entre Tolkien et McPherson en notant que malgré le peu d’occurrences du nom d’Ossian dans la correspondance de Tolkien (17), Mc Pherson et lui-même partagent des préoccupations linguistiques et historiques similaires. Dawson ne partage pas l’anathème habituel contre celui qu’on accuse d’avoir forgé de toutes pièces un « faux ». Elle rappelle que McPherson a traduit en anglais des ballades gaéliques collectées lors de ses voyages dans les Highlands : ballades récentes (composées entre 1200 et 1600, la période dite classique de la culture gaélique) qui continuaient à circuler oralement. Mais elle précise aussi que, pour récentes qu’elles soient, ces ballades relatent des événements plus anciens (datant de la période comprise entre le Ier et le IIIe siècle, l’époque réputée être celle du barde Ossian lui-même). Elle ajoute que l’accusation de forgerie vient de groupes idéologiquement antagonistes qui voulaient calomnier la tentative écossaise. McPherson appartient à une minorité menacée. Les ballades d’Ossian ont donc pour but de préserver la langue épique et l’intégrité culturelle d’une nation, minée par les conquêtes et l’assimilation (18). Selon The Making of History de Ian Haywood, qui se penche sur les « forgeries » littéraires du XVIIIe siècle, McPherson a largement inventé son corpus de ballades ossianiques. L’auteur met en lumière le lien entre les forgeries littéraires et le débat de l’époque sur l’histoire et la fiction, contemporain de l’essor de l’historiographie anglaise à cette époque. Il montre par quels moyens les auteurs de fiction créent un effet de véracité saisissant, et une auctoritas indiscutée : recours à de prétendues archives et sources manuscrites, usage de notes en bas de page. Tolkien saura manifestement se souvenir de ces preuves d’authenticité. Celui qui crée des « forgeries » est hanté par la recherche des origines, et il éprouve le sentiment de la valeur historique de l’ancienne littérature (19). Ces dispositions de McPherson selon Ian Haywood sont encore celles de Tolkien. À noter que, parce que les romantiques ont cru en Ossian le barde, qui a suscité une mode, cette croyance en un fait qu’on croyait historique a généré, dans le réel, toutes sortes d’effets – notamment un intérêt enfin décuplé pour la culture celtique et nordique. Dans un article qui retrace la genèse de l’avènement des mythologies du Nord, et les recherches romantiques sur les cultures « alternatives » au « tout gréco-romain », Tom Shippey note l’essor spectaculaire, dès le XIXe siècle, de la mythographie nordique. Il ajoute que, dans le cadre d’une rivalité accrue entre les nations, il est vital pour les groupes linguistiques qui ne sont pas des nations, comme les Celtes et les Germains, d’avoir une ancienne littérature épique (20). En somme, Tolkien lui-même, en tant que professeur d’université, gagne sa vie, finalement grâce à ce développement de l’intérêt pour les mythologies nordiques. Et pour rêver sur la topographie londonienne, n’est-ce pas frappant que, pour aller à Camden, quartier qui a pris le nom d’un historien, il faille emprunter, quand on vient du nord, la longue, très longue Caledonian Road, qui fait référence aux bardes ossianiques ? En 1836, Ivar Aasen, écrivain et linguiste, décide de créer « une langue norvégienne indépendante et nationale », pour concurrencer le danois qui s’est imposé politiquement dans son pays. Il se lance dans l’étude des dialectes norvégiens, réputés avoir survécu à quatre siècles d’union avec le Danemark, et donc investis pour cela d’une forte connotation d’authenticité préservée (21). Il publie des grammaires et des dictionnaires de la « langue populaire norvégienne », élaborée à partir de tous ces dialectes. Il écrit des poèmes dans cette langue nouvelle. Plusieurs seront mis en musique et chantés. Le néo-norvégien est reconnu officiellement au parlement norvégien, du vivant de son créateur ; nombreux sont encore actuellement ses locuteurs. Il est inutile de s’attarder sur la forge linguistique que constitue Le Seigneur des anneaux, et sur l’écriture complète, grammaire et dictionnaire compris, de langues par Tolkien : ces faits sont connus. Plus intéressante est l’importance (gommée dans le film de Jackson) des poèmes et chansons du Seigneur des anneaux. La poésie, on le sait, est encore aujourd’hui le genre littéraire le plus répandu dans le monde, et celui qui épouse le plus étroitement les idéaux des nations opprimées ou révoltées. Tolkien, en bon citoyen d’un état moderne, adopte la forme du roman qui est le genre-phare des pays occidentaux depuis le XIXe siècle, mais n’oublie pas que la poésie est le creuset des langues, des mythes et des peuples, particulièrement de ceux dont la culture est oubliée, étouffée ou opprimée : tous traits qui correspondant bien à la culture agraire hobbite, menacée de destruction par les forces noires et l’industrialisation. Le Seigneur des anneaux entretient l’ambiguïté entre mythe et histoire, la légende générée par la poésie devenant, avec le temps, le reflet pâli d’un substrat historique antérieur et qu’on imagine perdu. Tolkien se place résolument au moment où des hommes, déjà oublieux des anciennes légendes, rencontrent sur leur chemin des créatures qu’ils croyaient légendaires et qui sont, ils le découvrent, véritables. Par un effet de mise en abyme, la stupéfaction des hommes (les cavaliers de Rohan incarnant l’humanité-type) redouble la nôtre, et nous ouvre encore davantage à la crédulité. Livre rouge, archives, annexes, chroniques achèvent de nous convaincre. Jadis une histoire réelle a eu lieu, que le temps a transformée en légende. Ces mythes ont une source véritable, quoique effacée, réduite à rien par la poussière du temps qui rend au néant toute vérité. Alors pourquoi ne pas produire une mythologie pour l’Angleterre qu’on croira véridique dans 3000 ans ? Ne sommes-nous pas le Moyen Âge des hommes du futur ? À force de sentir glisser entre ses mains, comme de l’eau, toutes les preuves de la vérité historique, Tolkien a saisi l’irréalité de tout ce que l’histoire donne pour vrai. En histoire, on utilise parfois des documents littéraires, et la quasi-reconstitution archéologique que suppose l’étude des mythologies nordiques use souvent de ces fragments écrits. Le statut ambigu de l’objet littéraire comme document historique pose un problème méthodologique insurmontable : même une chronique peut se colorer d’une intention subjective qui progressivement l’assimile à une œuvre littéraire, et la frontière est ténue entre le « document » et le « monument », pour reprendre la terminologie d’Erwin Panovsky. Le débat, au temps de Tolkien, sur le caractère de Beowulf (monument littéraire ou document historique ?), débat auquel participe Tolkien lui-même, témoigne de l’existence de ce terrain d’interrogations.
La survivance des cultures perdues
L’idée d’éléments culturels perdus ou occultés à la suite de processus de domination historique, mais conservés secrètement et pouvant réapparaître après leur traversée du désert est dans l’air du temps à l’époque même où Tolkien publie Le Seigneur des anneaux, dans les années 50, en Angleterre. Nous avons cité Margaret Murray ; son oeuvre a influencé à l’époque les idées d’un érudit touche-à-tout passionné de mythologies, Gerald Gardner. Tolkien et Gardner, ce sont deux esprits doués de la même propension à la reconstitution historique, et rêvant avec la même puissance, quoique de manière différente, d’une fusion entre l’histoire et les légendes. Gardner est l’inventeur de la wicca, sorcellerie blanche qui fait fureur aujourd’hui aux USA et au Canada. Il invente un retour aux sources de la soi-disant ancienne religion païenne préhistorique matriarcale, étouffée par l’envahisseur chrétien, mais maintenue secrètement sur le sol anglais, comme une forme de résistance. La théorie de Gardner, qui a connu un immense succès, présente des points de coïncidence frappants avec l’univers de Tolkien : dans tous les cas, se profile l’idée d’une résistance à une assimilation ou à une conquête, et l’idée d’une grandeur nationale authentique (langue et sol) qu’on peut reconstruire grâce à des mythes originels qui auront résisté à ces conquêtes et assimilations. Il n’est pas étonnant de voir dès lors que Gardner évoque une étymologie anglo-saxonne pour le mot wicca, qui viendrait prétendument du mot wit, qui veut dire savoir et aurait aussi donné witch, sorcière. Tolkien et Gardner présentent une grande ressemblance. Même le rôle amplificateur de la Californie, qui donne naissance à un engouement dépassant le projet des créations initiales, est identique dans les deux cas : le succès de Tolkien comme support de jeux de rôles est parallèle au succès de la wicca comme magie féminine de développement personnel new age. Les deux érudits ont à défendre une forme de « minorité oppressée » (les sorcières chez Gardner, les langues anciennes chez Tolkien). Tolkien s’empare d’une tradition patriarcale nantie de toute l’autorité « naturelle » des sociétés masculinistes pour arriver à ses fins et imposer sa « mythologie ». Il en résulte, dans son œuvre, une obsession patrilinéaire (X fils de Y fils de Z…) copiée des sagas, une valorisation masculine dominante et le triomphe indiscuté des valeurs de l’héroïsme épique (fut-il paradoxal comme celui de Frodo). Au contraire, apparemment, Gardner loue la Déesse-Mère et valorise les valeurs érotiques et vitales qui sont attachées au féminin. Malgré ces dissemblances de surface, les deux projets sont étrangement proches. Ils témoignent tous deux d’une forme de résistance, quelles qu’en soient les modalités précises. Tous deux s’emploient à répondre de manière narrative au doute généré par l’histoire, et à reprendre ce doute à leur compte pour imposer leur mythologie (du sol anglais, de la sorcière) comme « vérité ». La manière dont Tolkien a fait des émules a beau résulter d’un « malentendu (22) », les émules en question auront bel et bien compris qu’un certain flou entre histoire véridique et mythe fictionnel peut non seulement servir la cause d’un peuple, ce qui était sans doute un des buts obliques de Tolkien, mais de plus, et ce sera ma conclusion, peut constituer un ressort narratif des plus prisés.
Commençons par un constat d’échec. Ni moi-même, ni la vénérable guilde que je représente ne sait exactement ce que marque l’an 1 dans le monde d’Arkhan. Certains livres contiennent peut-être ce secret, mais ils sont alors encore plus jalousement gardés que les autres, car personne n'a jamais eu l'occasion de les consulter. Quelques Magiocrates ont prétendu ou prétendent détenir la solution à cette énigme mais aucun d'entre eux n'a jamais voulu éclairer notre lanterne sur cette question. Permettez-nous donc de douter de la véracité de leurs allégations. Dans la tradition orale, il existe quelques légendes qui pourraient nous instruire. Certaines parlent du couronnement du premier roi de Kalinor, notre capitale, ou encore de la fondation de celle-ci, d'autres font mention de l'arrivée du premier Archimage en ces terres, d'autres encore racontent l'histoire d'un gigantesque cataclysme. Mais aucune de ces solutions ne me paraît vraiment satisfaisante puisque aucune ne justifierait de tels mystères de la part de nos vénérables dirigeants. A quel début l'an 1 correspond-il donc ? La réponse à cette question s'est peut-être perdue dans la nuit des temps et je laisse donc le soin à l'imagination des lecteurs de proposer de nouvelles théories. Pour ma part, je continuerai mes recherches pour offrir la vérité à tous.
Il s’agit ici du manuel d’un jeu de rôle grandeur nature, Les Chroniques d’Arkhan (23). On voit tout ce que ce jeu médiéval fantastique doit à Tolkien, au-delà des orques et des trolls : un traitement fictionnel des archives et des chroniques (24), qui sert l’indifférenciation de l’histoire et de la fiction, la seconde se faisant le relais « historique » de l’autre. Nul ne se souvient de l’an 1, mais les légendes nous en instruirons et l’imagination y suppléera.
On pourrait s’offusquer de voir ainsi perdue la rigueur historique et voir dans cette fictionnalisation de l’histoire une dérive inquiétante ; mieux vaudrait considérer positivement la puissance heuristique du faux dans l’histoire de la culture, et l’efficacité des « forgeries » littéraires dans leur rapport avec la « vérité » de la lutte des cultures.
Anne Larue Université Paris 13
Bibliographie
Je tiens à remercier Vincent Ferré, à qui je suis redevable de bien des références sur Tolkien, et Deirdre Dawson qui m’a fourni son article.
BEARE (Rhona), « A Mythology for England », The Silmarillion. Thirty Years On, Edited by Allan Turner, Cormarë Series No. 15, Zurich and Berne : Walking Tree Publishers, 2007
BESSON (Anne), dir., Le Roi Arthur au miroir du temps. La légende dans l'histoire et ses réécritures contemporaines : Rennes, Terre de brume Éditions, 2007.
CARPENTER (Humphrey), J.R.R. Tolkien. A Biography, London : George Allen & Unwin 1977.
CHANCE (Jane), Tolkien’s Art : ‘A Mythology for England’, Londres : Macmillan, 1979.
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FERRÉ (Vincent), « Le Livre Rouge et Le Seigneur des Anneaux de Tolkien : une fantastique incertitude », L’Image et le livre dans la littérature fantastique et la science-fiction : Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003, version augmentée téléchargeable sur le site de Modernités médiévales : www.modernitesmedievales.org GUNDERSEN (Dag), « Le norvégien : des problèmes, mais ?pas de crise véritable », La Crise des langues, textes réunis par Jacques MAURAIS, traduit de l'anglais par André Catafago : Paris, Éditions Le Robert, 1985). HAYWOOD (Ian), The Making of History. A Study of the Literary Forgeries of James Macpherson and Thomas Chatterton in relation to eighteenth-century ideas of history and fiction, London and Toronto : Associated University Presses, 1986.
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