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Michael Chabon et les navigateurs de monde

Par Lisbei, le lundi 8 septembre 2008 à 17:04:55

La couverture d'une collection d'essais signés ChabonL'écrivain - et essayiste - Michael Chabon a le vent en poupe depuis plusieurs années maintenant, et notre homme navigue souvent lui-même à la croisée des genres.
Il est donc intéressant de voir le vainqueur d'un Nebula ou d'un Hugo - entre autres récompenses ! - évoquer le parcours et les caractéristiques de nombre d'auteurs que lui-même apprécie, sans compter la question du carcan qui pèsent parfois sur certaines œuvres et qui peut éventuellement rejaillir sur leurs auteurs, voire leurs lecteurs !
Retrouvez la traduction complète d'un passionnant entretien ci-dessous.

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Interview traduite

Timberg : Commençons par les auteurs de romans à sensations ou de romans de genre avec qui vous avez dialogué pendant des années et qui ont peut-être inspiré vos propres livres.
Chabon : Ils sont si nombreux. Raymond Chandler, Ross MacDonald, Ross Thomas, Ursula K. LeGuin, Frank Herbert, Michael Moorcock, Ray Bradbury, Jack Kirby, Steve Gerber, Alan Moore. Et il y a une longue liste d’écrivains “frontaliers”, comme John Crowley, Jorge Luis Borges, Steven Millhauser, Thomas Pynchon, des écrivains qui naviguent d’un monde à l’autre.
Timberg : D’où vient ce préjugé envers les œuvres créées pour une audience populaire ?
Chabon : En toute équité, il vient d’abord du fait que la majeure partie de l’art à destination d’un public de masses est de la merde. Il ne faut pas se voiler la face. Mais la majeure partie des œuvres écrites en tant que littérature au sens noble du terme est aussi de la merde, mais prétentieuse. Le rapport doit se situer environ à 90/10 ; la loi de Sturgeon disait que 90 % de l’ensemble est mal dégrossi. (L’écrivain de science-fiction Theodore Sturgeon a dit : Quatre-vingt-dix pour cent de la SF est mal dégrossi, mais de toute façon, 90 % de n’importe quoi est mal dégrossi.)
Timberg : Parlons de cet exemple particulier : le roman de Cormac McCarthy « La route » et son accueil.
Chabon : Je pense qu’il s’agissait d’un excellent roman. La chose la moins intéressante pour moi en tant que lecteur était de savoir qu’il s’agissait de science-fiction. C’était un exemple parfait de littérature post-apocalyptique, réduit à la plus simple expression de l’essence de la vision post-apocalyptique. Mais c’est là quelque chose que n’importe quel lecteur qui a lu de la science-fiction au cours des 60 ou 70 dernières années a lu et relu à plusieurs reprises ; peut-être pas toutefois écrit par des écrivains du calibre de McCarthy. Au niveau de la vision que ce roman présentait, seules l’intensité et la sévérité de McCarthy étaient remarquables.
En fait, il m’a semblé que c’était bien plus proche d’une fiction d’horreur. Mais la réaction générale a été de s’exclamer Oh mon Dieu, c’est incroyable, Cormac McCarthy a écrit un roman de science-fiction ! Parfois cela provoque une mini-panique, quand les critiques ne savent pas trop quoi dire ou quoi faire à ce propos. Quand cela se produit, quand un auteur comme McCarthy, à la réputation littéraire inattaquable, sort une œuvre appartenant à un genre, et sous son propre nom, pas comme John Banville, par exemple, la machine critique se met en marche et produit un passe-droit pour cet auteur : Ce n’est pas de la science-fiction, parce que c’est écrit par Cormac McCarthy. Ou, Nous sommes d’accord pour dire que toute science-fiction est mauvaise, sauf si elle est écrite par une Margaret Atwood ou un Cormac McCarthy.
Par certains côtés, le livre est plus proche d’une sorte de prophétie, de prophétie biblique, que de tout autre chose, et c’est ce qui nous fait réagir. En définitive, avec n’importe quelle grande œuvre d’art, qu’elle soit écrite par un Ray Bradbury, un Philip K. Dick ou un Cormac McCarthy, ce qui compte réellement c’est l’intensité avec laquelle elle a été imaginée et exprimée dans notre langue.
Timberg : L’argument conventionnel est de dire que l’œuvre de l’écrivain littéraire est bien imaginée et bien écrite, alors que l’écrivain de genre ne sait tout simplement pas écrire. Arrive-t-il fréquemment qu’un auteur devienne un auteur littéraire ?
Chabon : De temps à autre, un auteur se fraie péniblement un chemin et émerge du roncier du genre. Quelqu’un comme Philip K. Dick a manifestement commencé par écrire des romans à sensations, des fictions commerciales pour les masses. Et presque porté par la passion de ses fans, par l’intensité de sa vision et ce genre de choses, il a fini canonisé par la Bibliothèque d’Amérique. Mais on pourrait plutôt parler là d’une exception.
Les distinctions de ce genre sont généralement faites à l’avance, et chaque fois que quelqu’un sort du lot et s’affiche comme exception à la règle, on fait jouer la clause dérogatoire, et on le ou la met hors compétition en disant : Ca ne compte pas.
Timberg : Dick a effectué cette transition à la manière d’un bulldozer. Il avait l’intelligence, la vision, etc mais sans jamais devenir ce que l’on appellerait traditionnellement un bon écrivain.
Chabon : Il écrivait bien trop vite, il n’y a aucun doute là-dessus. La pression pour écrire vite n’est bonne pour aucun écrivain, quel que soit son talent et son intelligence, et ce n’était pas bon pour lui.
Timberg : Je me demande si la tendance qu’a Philip Pullman de tomber entre les catégories avec ses livres A la Croisée des Mondes, qui sont à la fois des livres pour enfants, des livres pour adultes, des romans de fantasy et des romans littéraires, n’a pas rendu la rencontre avec le public plus difficile pour le film La Boussole d’Or.
Chabon : Peut-être, mais peut-être que le film n’était tout simplement pas très bon. Pour moi, c’est ce qui rend un auteur intéressant : quand un auteur est comme un ballon aimanté pris entre les champs magnétiques, tout étant positionné de façon à ce que ce ballon aimanté flotte dans l’air, oscillant parce qu’il se trouve dans cette position si excitante, tenant tout juste en équilibre. C’est ce que vous pouvez voir en Pullman quand il est à son meilleur niveau.
Pullman commence peut-être, dans un sens, à revenir de l’idée d’écrire sous la pression d’une édition régulière. Il a écrit d’autres bons livres, pour la jeunesse, mais il était sur un rythme plus traditionnel de publication, sortant régulièrement de nouveaux livres, sous forme de séries.
Puis il s’est mis à écrire Les Royaumes du Nord, il a ralenti et a pris son temps.
Je n’insinue pas que de grandes œuvres de la littérature n’ont pas été écrites pendant des laps de temps très courts. Parfois les mots se bousculent dans la fièvre de la création. Ce n’est pas un indicateur fiable, mais parfois c’est ce qui différencie un auteur de genre plus routinier d’un autre que nous considérons comme un véritable artiste.
Timberg : Je me demande si les origines nationales ont un rôle là-dedans. Ce pays a été fondé par des Puritains, qui considéraient toutes les sortes de plaisir esthétique comme de l’idolâtrie. Alors que la Grande-Bretagne a évolué à partir d’une tradition de mythes, de légendes et de contes folkloriques, que l’on peut reconnaître chez Tolkien ou ailleurs. Pensez-vous que les Anglais aient une frontière aussi radicale que nous entre les œuvres « sérieuses » et la fiction de genre ?
Chabon : Ils sont peut-être moins enclins à faire ce genre de distinctions et à en cultiver la rigidité. Quand je regarde les hit-parades anglais, par exemple, je suis toujours surpris par le top 40 anglais et par l’étrange mélange de goûts extraordinairement raffinés et exacerbés qui y est représenté à côté de trucs qu’on ne verrait jamais ici. Tout est mélangé dans ce merveilleux méli-mélo qui semble nettement moins stratifié. Cette même sensibilité doit se refléter en partie dans la littérature.
C’est certainement vrai dans d’autres pays. Ce n’est pas par hasard que la théorie d’auteur se soit développée en France : ces critiques regardaient les films d’Hitchcock, les films de John Ford et ceux d’Howard Hawks, les westerns et les films policiers, et en ont conclu qu’il s’agissait clairement de véritables chefs d’œuvres. H.P. Lovecraft, également, a été acclamé comme un grand auteur américain en France bien avant qu’il ne soit reconnu ici. Quand la Bibliothèque d’Amérique a fait entrer Lovecraft, il y a eu un grand nombre de gens là-bas à arborer un petit sourire narquois.
Timberg : Il semble que derrière vos essais il y ait une plus large réflexion autour de l’enfance, dont vous semblez penser que notre culture ne le comprend pas, par certains côtés.
Chabon : Je pense que vous trouverez cette discussion dans certaines parties de Maps and Legends. L’enfance est un sujet dont je parle beaucoup. Je ne l’ai pas encore examinée en détails pour savoir à quel point elle est liée à ce que je dis à propos de la fiction et de la nouvelle.
Mais il est indubitable pour moi qu’il y a un lien entre les cartes que je rencontrais en tant que jeune lecteur – les cartes figurant sur les pages de garde – et les cartes que je créais moi-même, que je dessinais littéralement moi-même, de mondes imaginaires qui tentaient de naître, et les cartes internes que je créais du monde dans lequel je vivais, du monde dans lequel je jouais : le voisinage … où se trouvaient les chiens méchants, où se trouvaient les pères antipathiques, où traînaient les sales gamins. Dans mon esprit tout cela était intimement lié à mes lectures.
Je ne pense pas qu’il soit encore question désormais d’envoyer les gamins jouer dehors en toute liberté, en tous cas pas là où je vis. Moi je disais Salut Maman, et j’étais en vadrouille toute la journée. Il semblait y avoir une frontière si mince entre le monde réel, dans lequel je jouais à mes jeux imaginaires, et le monde que je lisais dans mes livres favoris. Ils se nourrissaient l’un de l’autre. Qu’arrive-t-il quand vous supprimez une large part de ça, qu’arrive-t-il à l’imagination des enfants ?
Et en parlant de traverser les frontières, de passer sans effort de l’imaginaire au réel et vice-versa, c’est ce que je recherche chez les auteurs que j’aime.
Timberg : Vos romans, et cette anthologie, couvrent une large palette, avec la mythologie scandinave, les fables juives, les comics américains des années 80 , Sherlock Holmes et tout cela.
Chabon : Le « Chaudron à Histoires » de Tolkien est pour moi la meilleure image de ma façon de voir et de faire les choses. Si vous acceptez cette notion dont Tolkien parle dans Du Conte de Fées, alors vous regardez les auteurs de ma génération, et ce que vous voyez, c’est une volonté de démontrer que ce « Chaudron à Histoires » contient non seulement des éléments littéraires reconnaissables, et des éléments plus profonds comme les contes folkloriques, les contes de fées et les histoires de la Bible, tout ce qui a toujours été reconnu comme appartenant à la trousse à outils de l’écrivain, mais aussi d’autres matériaux, qui à leur tour ne sont que des reflets et des émanations nouvelles de ces histoires fondamentales.
Quand j’avais 7 ans et que je lisais Batman et les Quatre Fantastiques, je lisais les mythes grecs et les mythes scandinaves, et je retrouvais le puissant Thor dans les pages des comics Marvel, et tout était parfaitement lié dans mon esprit. Cela venait tout du même endroit pour moi.
Timberg : Prendre les choses sous cet angle rend plutôt ridicule la vieille querelle de la hiérarchie des genres. Je pense que cela deviendrait Si nous ne protégeons pas et ne privilégions pas une certaine forme de travail, cela deviendrait un vaste champ d’idolâtrie à l’Américaine en permanence. Que le pouvoir de la culture commerciale étoufferait tout ce qui est bon.
Chabon : Sans aucun doute. Ce n’est pas seulement dérisoire, c’est finalement destructeur d’envisager les choses comme cela. Robert Frost disait : Something there is that does not love a wall. (ndt : ceci est le premier vers du poème Mending wall dans lequel Frost explique qu'il est important de conserver un mur entre voisins afin d'assurer leur bonne entente.)
Extra : Plus tard, Timberg a demandé à Chabon quelles étaient les conséquences de ce préjugé contre le genre, et l’auteur a répondu par mail :
Je pense que les pires conséquences sont :
1) Des écrivains merveilleux, sérieux et sophistiqués qui plairaient à un large public restent coincés dans des ghettos de genres où les lecteurs « classiques » s’aventurent rarement.
2) Des écrivains de fiction « classique » qui aiment lire de la fiction de genres (SF, horreur) hésitent et se retiennent d’écrire ce qu’ils aiment, par peur d’être rejetés, ou peut-être, d’être considérés comme des amateurs.
3) Le niveau et la profondeur de l’analyse critique littéraire sont étroits et superficiels ; après 50 ans, les gens parlent encore des Nouvelles cartes de l’enfer de Kingsley Amis comme s’il s’agissait de quelque chose remarquable en terme de critique sérieuse sur la science-fiction.
4) C’est beaucoup moins drôle.

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