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Ken Liu répond aux questions d’Elbakin.net

Par Gillossen, le mercredi 21 décembre 2016 à 15:00:00

Ken LiuDébut septembre, dans le cadre de la huitième édition du festival America à Vincennes et grâce aux éditions du Bélial', nous avons eu la chance d'interviewer Ken Liu.
Il y a des auteurs qui, en une poignée de textes, marquent les littératures de l'imaginaire de leur empreinte. Que l'on apprécie ou non sa plume, il est indéniable que Ken Liu est de ceux-là. Ses nouvelles ont fait une entrée remarquée sur la scène SFFF, raflant tous les prix sur leur passage et The Dandelion Dynasty, sa première saga fantasy, a pris le même chemin en remportant le Locus du meilleur premier roman en 2016.
C'est donc avec une grande impatience - et des étoiles pleins les yeux - que nous avons pu rencontrer Ken Liu et lui poser, en toute simplicité, toutes les questions que nous avions en tête sur ses écrits mais aussi sur sa place dans le fandom outre-atlantique ou s'il se voit comme un héraut de la diversité. J'espère que ce moment de lecture vous fera ressentir le plaisir que nous avons eu à rencontrer Ken Liu et vous donnera envie de découvrir son oeuvre, si ce n'est pas déjà le cas.
Merci encore aux éditions du Bélial' et notamment à Erwann pour ce grand moment. C'est un chouette cadeau de Noël, non ?

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Interview réalisée par Aléthia, retranscription de l'anglais Saffron, relecture et retranscription en français Aya Sakuraba.

L'entretien

Comment vous présenteriez-vous aux lecteurs français qui ne seraient pas encore familiarisés avec vos écrits ?
Je n’aime pas trop me fendre du discours marketing… Je dirais simplement que je suis un auteur de science-fiction et de fantasy – c’est du moins dans ces catégories que beaucoup de mes histoires sont classées. J’ai publié environ 130 nouvelles, dont certaines ont été traduites en français. Je suis aussi l’auteur de deux romans de fantasy épique, que je qualifie de « silkpunk », c’est-à-dire du steampunk basé sur la technologie et l’esthétique de l’antiquité d’Asie orientale. Il ne s’agit pas vraiment de fantasy chinoise ; même si les histoires réinventent de très vieilles romances historiques asiatiques et font appel à des narrateurs orientaux, j’utilise un langage et des thèmatiques issus des épopées occidentales tout autant qu’orientales. Ces deux romans s’intitulent The Grace of Kings et The Wall of Storms. En français, mes nouvelles sont rassemblées dans un recueil appelé La Ménagerie de papier. Je crois qu’il en a une vingtaine. J’ai également traduit en anglais une série de hard SF chinoise, Le Problème à trois corps. La série compte trois livres, je me suis chargé du premier et du troisième, Le Problème à trois corps et Death’s End, qui doit sortir très bientôt. Je pense avoir fait le tour !
Nous avons enregistré hier un podcast avec Mélanie Fazi, une auteur française qui se trouve également être traductrice. Nous avons évoqué le fait que l’écriture pouvait être influencé par l’activité de traducteur et vice-versa. Pensez-vous que vos écrits puissent avoir été influencés par les livres que vous avez traduits ? Pensez-vous qu’il y ait un lien entre les deux activités ?
Tout dépend de votre définition de « influence ». Certaines personnes pensent que l’on est influencé par la toute première sucrerie qu’on a mangée étant enfant, et de nos jours, les romans laissent entendre que tout est lié à tout le reste, dans ce cas, oui, tout ce qu’on fait influence tout le reste. Mais de mon point de vue, non, je ne pense pas. Traduire et écrire ma propre fiction sont des choses distinctes, je ne vois pas vraiment d’influence entre les deux. Ce serait affreux si, quand je traduis, ma propre voix prenait la position dominante, au détriment de l’œuvre. Et ce serait une énorme trahison si je laissais mon travail de traducteur « influencer » l’écriture au-delà de ce à quoi on ne peut échapper en tant qu’être humain qui vit et fait des expériences. Quant à savoir si les deux activités sont liées, c’est un problème complexe. Les traducteurs qui écrivent et ceux qui n’écrivent pas auront des opinions diamétralement opposées à ce sujet. Les traducteurs qui ne sont pas aussi auteurs voient la traduction comme une compétence bien distincte. Ils n’aiment pas l’idée qu’un auteur/traducteur se vante de pouvoir assurer une traduction sur la base de ses compétences d’écriture. Étant à la fois auteur et traducteur, j’ai une vision différente. Je vois la traduction comme une espèce d’art vivant, dans le sens où le traducteur est en fait le co-auteur non reconnu de l’œuvre qu’il traduit. Il existe toujours une tension entre le traducteur et l’auteur. Elle est rarement évoquée, mais elle est bien présente, car les intentions du traducteur ne correspondent pas toujours à celles de l’auteur. Dans tout travail collaboratif, on retrouve cette tension, difficile à clarifier, entre les co-auteurs (dans le cas présent, l’auteur et le traducteur). Selon moi, les traducteurs qui sont également auteurs ont une relation compliquée avec l’œuvre qu’ils traduisent. D’un côté, cela nécessite beaucoup de créativité ; quand on traduit, on ajoute à l’œuvre un grand nombre de choses qui n’y figuraient pas à l’origine. Mais dans le même temps, il faut garder à l’esprit que notre rôle n’est pas celui d’un co-auteur tel que le public l’entend habituellement. Il faut se poser des limites. C’est un équilibre difficile à maintenir pour la plupart des auteurs/traducteurs – en tous cas, ça l’est pour moi. Chacun doit définir ce qu’il considère comme étant éthique et honnête par rapport à l’œuvre et à l’auteur, ainsi qu’à la profession de traducteur. Mais j’aime à penser que, étant auteur moi-même, je comprends de façon plus précise et plus intime les difficultés et les défis que l’auteur a pu rencontrer en cherchant à communiquer avec son public. Ça me permet d’apporter quelque chose de plus à ma traduction, qui ne serait pas là si je n’écrivais pas. Mais seul le lecteur peut dire si cette impression est vraie ou non.
Pour le marché français, vous n’avez pas à vous inquiéter, votre traducteur fait du très bon travail. On a le sentiment que la lecture coule toute seule. Je lis principalement en anglais, et parfois, quand je lis en français, je ressens un écart entre les versions anglaise et française. Mais la lecture de La Ménagerie de papier, par exemple, est très fluide.
Chaque fois que je reçois un prix ou un compliment pour une édition étrangère d’une de mes œuvres, j’affirme qu’au moins 50 % du mérite revient au traducteur. Étant traducteur moi-même, je reconnais le traducteur comme co-auteur de l’œuvre traduite. Je pense que nombre d’auteurs ne sont pas à l’aise avec cette idée, car ils ont envie de garder le contrôle. Ce n’est pas mon cas. Je trouve qu’une traduction constitue une nouvelle œuvre, et le traducteur est mon collaborateur. Le résultat leur appartient au moins pour moitié. Je trouve très intéressant que beaucoup d’auteurs s’inquiètent de savoir si la traduction est fidèle à leur travail. Je ne m’en préoccupe pas. Il y a évidemment des éléments qui me tiennent à cœur, mais à mon sens, il n’est ni raisonnable ni réaliste d’attendre d’une traduction qu’elle soit fidèle. En réalité, une traduction fidèle n’existe pas. Ce n’est tout simplement pas possible. On ne peut y parvenir ni en traduisant mot à mot, ni en substituant sens pour sens. Chaque langue, dans chaque culture, modèle l’expérience d’une façon spécifique. Ce n’est pas tant qu’il existe des phrases ou des mots intraduisibles, mais plutôt que chaque culture voit le monde à travers un prisme différent. Une traduction fidèle ne peut donc pas exister, car chaque traduction doit forcément surmonter les différences qui existent entre les langues et les cultures. C’est comme un art vivant : quand Shakespeare est joué pour un public moderne, les metteurs en scène et les acteurs considèrent que certaines modifications doivent être apportées pour que la pièce fonctionne. Les choses ne peuvent pas se passer comme pour une audience élisabéthaine. À mes yeux, il n’y a pas de mal à ce qu’un traducteur transforme mes mots d’une façon qui paraisse plus naturelle ou plus efficace dans la langue ou la culture cible. De ce point de vue, je ne me soucie pas vraiment de la fidélité ou des modifications. Je tiens évidemment à certains messages dans mes histoires, car chaque auteur écrit avec un message distinct à l’esprit. Mais mon expérience en tant qu’auteur m’a appris qu’on ne peut pas compter sur une communication parfaite, même avec le public pour lequel on écrit à l’origine. Chaque lecteur injecte dans le texte ses propres attentes et son propre cadre d’interprétation avant de réussir à s’en détacher. Il n’est jamais possible de communiquer avec un lecteur de la façon dont on le souhaite. Une traduction apporte un niveau supplémentaire mais pas vraiment différent de médiation.
J’aimerais aborder L’Homme qui mit fin à l’Histoire. Je connaissais le sujet dont il est question dans le livre, mais je ne suis pas sûre que cette histoire soit connue en Europe. Était-ce une façon pour vous de partager ce qui s’est passé ou de traiter de l’Histoire elle-même ?
Je n’ai pas pour objectif d’instruire qui que ce soit. Je ne crois pas que les gens puissent apprendre s’ils n’en ont pas envie, ça ne vaut même pas la peine d’essayer. Cette histoire n’est pas une leçon d’histoire, et si un lecteur la considère comme tel, il se trompe. C’est une novella qui explore le concept d’Histoire et d’historiographie, ainsi que l’idée du mal. Je suis profondément intéressé par l’Histoire et par la façon dont les injustices historiques persistent malgré la déclaration universelle d’une volonté de les éradiquer. En réalité, nous n’agissons pour ainsi dire jamais en fonction de nos idéaux. Nous sommes extrêmement cyniques en matière d’Histoire. Ce n’est pas seulement le cas des gouvernements autoritaires, malgré ce que les gouvernements occidentaux aimeraient faire croire. Les grandes démocraties sont tout aussi manipulatrices et destructrices que leurs homologues autoritaires envers l’Histoire. Cela fait partie de la nature humaine, ça n’a rien à voir avec un système de gouvernement. C’est la nature humaine de vouloir préserver les privilèges et le déséquilibre du pouvoir afin de sauver sa position dominante. Voilà ce que raconte cette histoire. Elle parle de la façon dont les injustices et les inégalités historiques persistent, et du fait qu’utiliser des vérités et des faits en tant qu’arguments contre des mensonges est rarement efficace. En tant qu’espèce, l’homme n’est pas intéressé par les faits ; nous sommes bien plus intéressés par les histoires. Cette novella traite de ce paradoxe. Elle est remplie de faits et de vérités, mais elle est racontée sous la forme d’une fiction déguisée en documentaire. Il y a plusieurs niveaux de rhétorique, qui sont là pour souligner que, bien que nous nous disions intéressés par la vérité, nous ne le sommes pas vraiment. En tant qu’espèce, tout ce qui nous intéresse, c’est une bonne histoire. Ce qui dégoute et bouleverse la plupart des gens lorsqu’on parle de l’Holocauste, ce n’est pas la véracité historique de l’événement, mais plutôt l’histoire d’Anne Frank. Ce sont des histoires qui émeuvent les gens, et non les faits. Je trouve ça extrêmement triste, car toutes les injustices historiques ne sont pas racontées par des voix aussi éloquentes que celle d’Anne Frank. On se retrouve donc dans des situations où le mensonge persiste. Les horreurs commises par l’armée impériale japonaise pendant la Deuxième Guerre mondiale sont tout simplement oubliées ou délibérément effacées. Cette histoire parle de tout ça, de notre relation avec la vérité, de la façon dont nous rédigeons l’Histoire et rationalisation la victimisation et la violence envers ceux dont les voix sont ignorées.
Vous avez commencé par écrire des nouvelles, puis vous êtes passé au roman. Était-ce une évolution naturelle de votre parcours d’écrivain ? Pourquoi avoir décidé de passer des nouvelles au roman ?
Quand j’écrivais des nouvelles, j’expérimentais et j’apprenais de nouvelles techniques. Les nouvelles me semblent particulièrement adaptées à l’expérimentation, car elles sont par définition courtes et ne n’exigent pas un gros investissement en termes de temps. On peut se permettre des choses dans une nouvelle qu’un récit plus long n’autorise pas. Certaines techniques narratives applicables à une nouvelle deviendraient lassantes dans un récit plus long. On peut par exemple s’essayer à la deuxième personne. La plupart des lecteurs trouvent les romans écrits intégralement à la deuxième personne assez fastidieux, car ils impliquent une pression mentale constante pour contraindre le lecteur à s’identifier et à accepter des actes qu’il n’est pas prêt à accepter. Un roman comme Time’s Arrow, de Martin Amis, est très difficile à lire car il est entièrement écrit d’un point de vue expérimental. Avec une nouvelle, on peut tenter ce genre de chose sans trop de risque. On peut aussi jouer avec la langue. J’ai par exemple écrit une nouvelle entière en une seule phrase. Elle doit faire quelque chose comme un millier de mots. Encore une fois, un roman écrit de cette façon serait lassant, mais dans le cadre d’une nouvelle, c’est intéressant. C’est comme la poésie en prose, c’est de l’expérimentation. J’ai commencé par écrire beaucoup de nouvelles car j’aimais le format et la liberté d’expérimenter différentes choses. Mais par la suite, j’ai voulu écrire un roman car je voulais raconter une histoire plus profonde et plus vaste que ce que permettent les nouvelles. J’ai envie de raconter de très grandes histoires à la Guerre et paix, des histoires épiques impliquant beaucoup de personnages et d’intrigues. Il ne s’agit pas tellement de raconter les tribulations d’une seule personne, mais l’ascension et la chute d’empires, l’évolution de tout un peuple, de sa culture, de sa politique et de sa technologie. Voilà le genre d’histoire que j’ai envie de raconter. J’ai donc un jour dit à ma femme que je voulais me lancer dans un roman de grande ampleur. Ce à quoi elle a répondu : « Tu as toujours aimé les romances historiques, et on n’en trouve pas d’exemple en anglais, du moins pas en littérature contemporaine – une vraie épopée à l’ancienne, une romance historique, une histoire épique qui évoquerait délibérément les légendes et les mythes et la façon dont tout un peuple se perçoit ». Elle avait raison, je ne connaissais pas d’exemple de ce genre de chose. J’ai donc voulu l’écrire moi-même. Voilà comment est né The Grace of Kings. J’ai cherché à réécrire un mythe fondateur chinois en utilisant des thèmatiques et des techniques issues des épopées occidentales que j’adore, comme l’Énéide, l’Odyssée, Beowulf, la Chanson de Roland. Je voulais les appliquer à une histoire originale qui se baserait sur des légendes chinoises. Pour moi, ce mélange correspond parfaitement à ce que je veux faire, à l’histoire que je souhaite raconter.
Vous attendiez-vous à des réactions si positives à vos romans ? La façon dont les lecteurs ont réagi est vraiment incroyable.
Je ne m’en suis pas vraiment préoccupé. En fait, je ne me préoccupe même jamais des critiques ! C’est surtout dû au fait que L’Homme qui mit fin à l’Histoire, qui était une de mes histoires préférées, ne parvenait pas à être publiée. Je l’ai proposée pendant très longtemps et j’ai essuyé des refus partout. Au final, elle a été publiée par un petit éditeur, Dario Ciriello, qui est devenu un ami. Il a été formidable. Sa petite maison ne publie que des novellas. Il a aimé mon histoire et l’a publiée. Mais il a bien été le seul : avant lui, elle avait été refusée par tout le monde. Si je prêtais attention à ces réactions, je n’aurais pas continué à écrire. Je me suis toujours moqué des critiques sur mon travail, qu’elles soient négatives ou positives. Le seul lecteur qui m’importe, c’est moi. J’écris ces histoires parce que c’est le genre de lecture que je veux avoir et qu’elles n’existent pas. Si d’autres lecteurs les apprécient, j’en suis ravi ; dans le cas contraire, je m’en fiche ! Dans un cas comme dans l’autre, je ne m’en préoccupe pas beaucoup. Mon attachée de presse avait l’habitude de m’envoyer les critiques qui sortaient, mais je lui ai demandé d’arrêter, parce que ça ne m’intéresse pas du tout. Si elle pense qu’elles sont utiles, elle peut les publier ; sinon, je n’ai pas à m’en occuper. Dans tous les cas, je n’ai pas besoin de les lire.
Il y a les critiques, mais il y a également l’impact émotionnel de vos histoires sur les lecteurs.
J’aime avoir l’avis direct des lecteurs. Après la publication de mes nouvelles et du roman, des lecteurs m’ont écrit pour me dire : « J’ai été très touché par cette histoire ; voici ce qui m’est arrivé, voilà mon parcours de lecteur, et voilà pourquoi votre histoire m’a touché ». Je suis toujours très reconnaissant de ce genre de remarque ; c’est formidable de parvenir à toucher les gens et de les voir prendre le temps d’écrire pour vous dire qu’ils ont apprécié votre travail. C’est un formidable cadeau et j’y suis très sensible. Ça a également été le cas pour le roman. De nombreux lecteurs m’ont écrit pour dire qu’ils n’avaient jamais rien lu de pareil avant, qu’ils n’avaient pas lu depuis longtemps une épopée fantasy qui leur ait plu autant et qu’ils attendaient la suite. Ce genre de réaction me ravit. Mais il arrive que certains lecteurs m’écrivent pour me dire qu’ils n’ont pas apprécié. Même si je ne cherche pas délibérément ce genre de critique, ça ne me dérange pas. Les réactions des auteurs qui n’ont pas aimé l’œuvre sont tout aussi valables que celles de ceux qui ont apprécié. On ne peut pas retirer aux gens leur expérience de lecture. Savoir qu’ils n’ont pas aimé mon livre me chagrine toujours un peu, car je cherche évidemment à rendre les gens heureux avec mes histoires, même si j’écris avant tout pour moi. Ça m’ennuie d’apprendre qu’un lecteur n’a pas trouvé mon histoire satisfaisante, mais je ne peux pas y faire grand-chose. Je prends en compte leur ressenti, mais je ne vais pas changer ce que j’écris pour autant.
À propos de ce mélange de narration occidentale et de mythes chinois, pensez-vous que le public vous considère comme quelqu’un qui bâtit des ponts entre les cultures ?
Honnêtement, j’espère que non ! Ce que je vais expliquer est peut-être plus facile à comprendre pour des Américains que pour des non-Américains. Je trouve cela très curieux quand mes histoires sont décrites comme asiatiques, parce que ce n’est pas le cas : elles sont en fait très américaines, tout comme mes romans. The Grace of Kings, par exemple, raconte la formation d’un nouveau peuple, d’une nouvelle entité politique. C’est le mythe fondateur d’un nouvel empire. Ces idées ne sont plus tellement chinoises. En revanche, l’idée qu’on puisse construire un mythe et baser sa vie dessus est très américaine. L’Amérique est l’une des rares nations (une très jeune nation) à croire que ce genre de chose est possible. La plupart des états occidentaux ont une vision beaucoup plus ancienne de ce qu’est une nation. Évidemment, l’idée même de nation est une construction, ce n’est pas naturel. Mais la plupart des nations-états, comme la France, l’Allemagne ou même la Chine, qui se trouve dans une situation différente, s’appuient sur de très anciens mythes. Dans leurs cas, la définition de peuple est plus ancienne. L’Amérique est un cas à part. La nation américaine est complètement artificielle depuis sa création. Nous sommes partis d’un constat : « Nous construisons un nouveau peuple. Nous ne prétendons pas descendre de héros mythologiques qui ont vécu en Amérique depuis la nuit des temps. C’est une terre que nous ne connaissions pas. Nous avons débarqué ici, nous nous sommes approprié les terres de ceux qui étaient là avant nous, nous sommes des colons et nous allons fonder une nouvelle nation sur la base de quelques idéaux ». C’est exactement ce qui se passe dans mon monde, Dara. Le mythe de l’Amérique consiste à rassembler des immigrants du monde entier pour créer un nouveau peuple avec ses traditions. Plusieurs de mes nouvelles racontent la même chose : elles parlent de l’histoire de l’Asie orientale, d’inégalité, du rôle joué par les États-Unis. Mais ce sont aussi des histoires très américaines, des réflexions sur ce que signifie être Américain. Les États-Unis sont au centre de toutes ces histoires. Je ne me considère pas comme un pont, car je ne pense pas qu’il y ait de définition claire de ce qui est chinois et de ce qui est américain. En ce qui me concerne, je suis un auteur américain. Je n’aime pas qu’on me décrive comme sino-américain, ce n’est pas une identité dans laquelle je me retrouve. Je me décris comme un auteur américain qui se veut être d’origine chinoise. Mes histoires sont très américaines, comme la mythologie et les pratiques culturelles que j’injecte dans mes histoires. Tous ces éléments font partie de la culture américaine au sens large.
C’est la raison pour laquelle je voulais vous poser cette question, cet aspect est beaucoup mis en avant, mais je n’étais pas certain que ce soit ce que vous recherchiez.
Non, je ne me considère pas du tout comme un pont entre deux cultures. Je sais que certains le voient ainsi, mais pas moi. Je suis culturellement chinois et américain, mais mon identité a toujours été très américaine. Mes amis chinois le comprennent parfaitement. J’aime présenter leurs œuvres aux lecteurs anglophones à travers mon travail de traducteur, mais ils comprennent que je fais cela d’un point de vue américain.
Comment gérez-vous le fait d’être soudainement devenu l’un des auteurs de fantasy les plus reconnus et d’avoir remporté tous ces prix ? Comment gérez-vous les attentes que cela génère ? Vous avez dit ne pas vous préoccuper des critiques, mais ressentez-vous l’impatience du public ?
C’est une question intéressante. Concernant ces prix, je suis un peu partagé. Les recevoir est très agréable, évidemment, car ils sont un moyen pour d’autres auteurs, des critiques ou des lecteurs, en fonction du type de prix, de vous dire que vous avez bien fait votre travail. C’est très agréable d’être reconnu par ses pairs et ses lecteurs de cette façon. Mais très sincèrement, j’essaie de les oublier aussitôt, parce que ça ne me semble pas utile à long terme. Passer son temps à ressasser qu’on a obtenu un prix, c’est lui accorder plus d’importance qu’il ne devrait en avoir. C’est simplement un moyen de vous féliciter d’avoir fait du bon travail sur une histoire. Que voulez-vous faire d’un certificat d’employé du mois ? C’est bien, ça veut dire que vous avez fait du bon travail et que les gens le reconnaissent. Mais vous l’oubliez immédiatement, parce que ce n’est pas si important. C’est la même chose pour moi, je ne m’arrête pas là-dessus. Je suis content d’en recevoir et d’être félicité, et puis je les oublie. Je ne laisse pas un prix m’influencer. Comme je l’ai dit, j’écris pour moi ; j’écris des histoires qui me paraissent intéressantes, et je me fiche de savoir si elles gagnent des prix ou non. Si c’est le cas, très bien ; sinon, je m’en moque. Je ne ressens pas tellement de pression. Je dis toujours que la meilleure histoire est celle qu’on n’a pas encore écrite. Dans ce cas, pourquoi se préoccuper des prix remportés par de vieilles histoires ? Ça rejoint un peu ce que je disais tout à l’heure : certaines de mes histoires ont gagné des prix alors qu’elles étaient pratiquement impubliables. La Ménagerie de Papier a été écrite pour une anthologie précise qui l’a rejetée. Elle n’était pas assez bonne pour figurer dedans ! Parfois, certaines histoires qu’on aime particulièrement gagnent des prix, et parfois non, mais dans un cas comme dans l’autre, ça n’a pas vraiment d’importance. J’essaie de ne pas me préoccuper des prix et ils ne m’affectent pas tant que ça. D’un autre côté, cela peut être intéressant car cela permet à mon agent de les utiliser pour négocier des options au cinéma ou des contrats avec des éditeurs. Je ne peux pas nier que ces prix ont été utiles. De ce point de vue, encore une fois, je suis reconnaissant, mais à mes yeux, c’est plus une question de chance. Je n’ai rien à y gagner, je ne vaux pas plus ou moins. J’ai juste eu beaucoup de chance de les recevoir, et j’en suis reconnaissant, mais ils n’affectent pas vraiment la façon dont j’écris.
J’ai une question concernant vos habitudes de lecteur. Qu’aimez-vous lire ? Écrivez-vous ce que vous aimeriez lire ou vous tournez-vous vers des choses complètement différentes ?
C’est une excellente question, et ce n’est pas facile d’y répondre. J’aime écrire des choses qui n’ont pas encore été écrites. J’écris des nouvelles et des romans qui, selon moi, devraient exister. Mais parce qu’ils n’existent pas encore, je ne peux pas dire que je cherche des lectures qui ressemble à ce que j’ai envie d’écrire. J’essaie de lire ce qui me semble intéressant. Je lis beaucoup de non-fiction, de livres d’histoire et de sciences, des biographies, des livres de biologie, de sociologie, de physique, d’astronomie et de génétique, toutes les nouveautés qui sont publiées. J’aime aussi lire de la fiction qui excelle par certains aspects. Le roman Room d’Emma Donoghue est l’une de mes lectures récentes préférées. Elle a une façon incroyable de créer un personnage de cinq ans et de rendre son héroïsme psychologique extrêmement réel et intime. J’aime aussi lire de la romance, je trouve que ces romans sont incroyablement écrits. Ils doivent respecter des limites de genre très strictes, finir par un mariage, et suivre un grand nombre de règles, concernant notamment la façon dont les personnages sont censés se rencontrer et tomber amoureux. Et malgré cela, les bons auteurs de romance arrivent à être si créatifs avec cette formule ! C’est incroyable, c’est comme lire des sonnets : ils y a des règles très strictes à respecter, et pourtant, il y a des millions de sonnets, tous très différents. C’est la même chose en romance. J’aime lire des thrillers, des romans policiers, et bien sûr, je lis de la SF et de la fantasy, parce qu’il est indispensable d’être à jour dans son propre genre. Je lis beaucoup de choses différentes, surtout pour m’assurer de rester ouvert aux possibilités qu’offrent la fiction et d’explorer ce que les autres font ou ont déjà fait. Nous vivons à une époque incroyable, où les auteurs arrivent à expérimenter avec succès. Il y a tellement de bonnes choses à lire.
La première de vos histoires que j’ai lues, La Ménagerie de Papier, a été un vrai choc ! Votre écriture est vraiment saisissante, et je pense que c’est la raison pour laquelle tout le monde adore vos œuvres, surtout sur notre site. Lorsque j’ai lu cette histoire, je venais de perdre quelqu’un, et ç’a été très cathartique pour moi. Presque tout le monde sur le site l’a lue en même temps, et elle nous a tous beaucoup marqués. Nous étions vraiment ravis quand elle a été publiée en France. L’Homme qui mit fin à l’Histoire est également sorti grâce au Bélial. En France, le public n’est pas aussi réceptif aux nouvelles que peuvent être les lecteurs anglophones.
C’est très drôle d’entendre ça, car de mon point de vue, les lecteurs anglophones se moquent complètement des nouvelles ! Je dis toujours que de nos jours, les nouvelles sont lues par d’autres auteurs. C’est le public visé quand on écrit des nouvelles et qu’elles sont publiées dans des magazines et des anthologies : il s’agit essentiellement d’autres auteurs qui veulent accéder aux mêmes publications. Ça vaut pour ce genre-là comme pour les autres. Mais je ne considère pas ça comme un problème. C’est comme écrire de la poésie aujourd’hui : c’est essentiellement destiné à d’autres poètes, qui sont parmi les seuls à en lire. Et alors ? Le fait que le public soit restreint et limité à des spécialistes n’invalide pas ce que vous écrivez. Ce n’est pas une activité commerciale, mais où est le problème ? Les gens participent à cet exercice littéraire parce que c’est amusant, intéressant, et parce que ça leur fait plaisir. Ça leur raconte quelque chose de profond sur la nature et sur la vie qu’ils ont envie de mener. S’ils aiment ça, où est le problème ? C’est comme ça que je vois les choses concernant les nouvelles : peu de gens les lisent dans les pays anglophones, mais je suis ravi d’en écrire malgré tout !
Pour moi, une nouvelle est comme un petit univers indépendant en soi, j’aime beaucoup ce type d’écrit. Et voir ce genre de novellas publié est également très agréable.
Merci pour ces commentaires. C’est très important pour moi de recevoir ce genre de retours directs des lecteurs. Être auteur est une activité très solitaire. Parfois, on se retrouve face à son clavier et on se demande si quelqu’un d’autre que sa femme et son éditeur ont lu cette histoire. Qui sait ce qui se passe une fois qu’elle est publiée ! C’est vraiment cool d’entendre ça. Ma grand-mère est décédée peu après que j’ai écrit cette histoire. Comme c’est elle qui m’avait élevé, et que mon amour pour elle était celui d’un enfant pour sa mère, j’ai été très triste pendant une longue période. Je pense que bon nombre de mes histoires parlant d’enfants et de parents viennent de là, de ce sentiment de perte. Comme je le dis dans l’histoire, il existe une expression chinoise pour décrire le chagrin que ressent un enfant qui aimerait montrer son affection à un parent disparu, mais c’est trop tard.
  1. L'entretien
  2. L'entretien en anglais

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