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Entasser les os aux pieds des rois

Par ThinkBecca, le mardi 22 mai 2012 à 15:52:48

Pauvre petit chat !Sam Sykes, l'auteur du Livre des Abysses, ne manque pas une occasion de discuter de fantasy sur son blog.
Et notamment du panorama actuel du genre. Dans le billet que nous avons justement retenu cette fois, l'auteur évoque pêle-mêle le manque d'originalité de nombreux romans, le rôle des éditeurs et des auteurs quant à cette situation, mais aussi un constat qui lui tient à cœur concernant l'image renvoyée par la fantasy d'un point de vue extérieur et en quoi le tout pourrait évoluer.
N'hésitez pas à donner votre avis : pensez-vous que le genre et ses acteurs se reposent un peu trop sur des "formules" et n'osent pas assez ? A vous d'en débattre sur le forum !

L'article

Quelques fois, le temps que je perds sur Internet m’apporte quelque chose de plus utile qu’une simple amélioration de mes connaissances déjà étonnamment et parfois effroyablement faramineuses des arts sensuels taïwanais. D’ailleurs, cela m’arrive presque toujours en observant les gens se plaindre de quelque chose. C’est en visitant Something Awful (je me rends compte que c’est un site que beaucoup de mes collègues écrivains suivent régulièrement) que j’ai trouvé l’inspiration pour cet article.

Je suivais depuis quelques temps un fil de discussion à propos de recommandations sur des romans de fantasy, notant quels auteurs étaient recommandés en hochant la tête. On retrouvait régulièrement les mêmes noms : Joe Abercrombie, Scott Lynch et autres. Tous de bons choix, des livres que j’ai adorés et tous des auteurs que je suis heureux de compter parmi mes amis. Mais en voyant leurs noms, je me suis rendu compte d’un autre thème récurrent : l’idée générale voulait qu’il s’agisse là de diamants dans un océan de merde. Bien sûr, ces noms sont des diamants exceptionnels, je suis d’accord, mais pas quand les livres de fantasy dans leur globalité sont par défaut considérés comme de la « merde ».
Ce n’est certes pas une idée inédite. Occasionnellement, en soirée, lors d’une conférence ou d’un festival où se rencontrent plusieurs catégories d’auteurs, je l’entends, quand un sourire se mue en froncement de sourcils, avec un raclement de gorge semblable à un grognement.
« Oh… Vous écrivez… de la fantasy ? »
Une véritable sentence, assénée avec la même espèce de gravité et de sympathie qu’on réserve généralement pour des condoléances. Bien sûr, ils apprécient certains ouvrages de fantasy : George R. R. Martin, Neil Gaiman et d’autres noms qui sont assez connus pour qu’ils puissent les retenir et s’en servir de mots en vogue. Mais de manière générale, et c’est rare qu’ils hésitent à me le dire, le point de vue le plus répandu veut que la fantasy est un énorme chaudron bouillonnant de matière fécale qui produit occasionnellement un diamant exceptionnel que les gens apprécient assez pour qu’il attire leur attention.
Cette opinion (qui est la leur) ne me dérange pas. Ces gens n’aiment pas la fantasy et c’est leur droit. S’ils ne comprennent pas la fantasy, ça ne me gêne pas non plus. S’ils ne respectent pas la fantasy sur le plan de l’écriture, soit. On écrit pour personne d’autre que soi-même, si on espère écrire quelque chose de vrai, après tout.
Mais je mentirais en affirmant que cette opinion ne me chiffonne pas du tout. Parce qu’il y a certaines circonstances dans lesquelles c’est décourageant, à l’évidence. Quand les fans de fantasy ont le sentiment que la fantasy est considérée comme de la merde, là ça me dérange.
Ce n’est pas quelque chose dont je me suis caché. Je ne peux pas dire que je ne l’ai jamais pensé moi-même. Mais tout cela m’a suffisamment perturbé pour que je me tourne vers les lecteurs pour leur poser la question. Mes lecteurs très précisément (vu que je n’avais pas d’accès direct aux lecteurs de qui que ce soit d’autre). J’ai tweeté ceci : « A ceux qui sont blasés par la fantasy : qu’est-ce qui vous dérange dans ce genre ? » On est d’accord, cette question n’est pas idéale puisqu’elle s’adresse à mes lecteurs, qui ne sont a priori pas blasés par la fantasy à ce point.
Mais j’ai eu des retours utiles, que je regrette de ne pas avoir sauvegardés. Il y a eu toutes sortes de réponses, dont la plupart abordaient toutes un minimum la même problématique : la fantasy est trop centrée sur elle-même. Les auteurs ont tendance à se faire écho les uns aux autres tant pour les thèmes que pour le langage ou le style. Les éditeurs ont tendance à publier les mêmes choses avec des couvertures différentes, encore et encore. Avec les possibilités sans limites offertes par la vaste imagination humaine et un genre dont la définition même est une carte blanche, trop d’auteurs se limitent à ce qui leur est familier.

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Vous voyez cette série de signes de ponctuation farfelue, juste là ? Je viens de l’inventer. Je l’appelle un gronktrois. On l’utilise pour indiquer quand celui qui parle va dire quelque chose susceptible d’irriter beaucoup de monde.

Mais je me dois de le dire : la fantasy est par nature terrifiée. Terrifiée par le changement, terrifiée d’aller vers les gens pour montrer ce qu’elle fait, terrifiée de transgresser les règles dictées par la tradition, terrifiée à l’idée de s’aliéner les lecteurs… Au final, le plus gros de la fantasy se refuse à explorer, inventer, effrayer ou faire quoi que ce soit qui risquerait d’aboutir à un échec. Cette terreur générale se manifeste à mon avis à trois niveaux : l’auteur, l’éditeur et le lecteur. Nous allons parler de chacun d’entre eux.

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Au diable tout ça.
Les lecteurs de mon blog ne seront probablement pas surpris ou amusés en me voyant prendre une position de ce type, et dire que nous, auteurs, nous nous laissons souvent paralyser par la tradition. Il y a cette idée des plus étranges qui dit que l’on n’écrit pas la fantasy par soi-même, mais au travers d’une longue lignée d’auteurs avant soi (faisant peut-être là écho à l’instinct grégaire qui incite à se regrouper face à un danger, par exemple l’opinion des autres auteurs) pour finalement en arriver à Tolkien. Ou peut-être Howard si vous êtes méchants. Je comprends qu’un auteur puisse vouloir rendre hommage à ceux qui l’ont influencé, je comprends même qu’on puisse vouloir le mettre dans son roman, mais on a parfois l’impression qu’il s’agit d’une règle implicite affirmant qu’on doit rendre hommage à Tolkien en usant d’un certain lyrisme, de poésie en prose, de scène de festins, d’un fétichisme pour les personnes de petites tailles, peu importe…
Certes, soyons honnête il ne s’agit pas toujours de rendre hommage à Tolkien. Parfois, c’est un anti-hommage : faire apparaître les « traditions » exprès pour les détourner et donc leur rendre une autre sorte d’hommage. Parfois, c’est aussi un hommage à d’autres auteurs.
Je vais être honnête : j’adore Scott Lynch. Jusqu’à la mort (l’enquête est en cours). Je connaissais ses ouvrages bien avant de le connaître lui et je dis à présent comme je le disais à l’époque que The Lies of Locke Lamora est probablement mon roman fantasy préféré. Et pourtant depuis, il y a eu une foule de livres parlant de voleurs, d’assassins, de hors-la-loi qui… font apparemment tous la même chose que dans l’œuvre de Lynch. Ce n’est pas juste de ma part de dire que les gens cherchent délibérément à imiter Lynch, tout comme il serait totalement injuste de dire que Scott place la barre à un niveau ou un autre. Le travail d’un auteur est unique, peu importe ce qu’il nous rappelle et un auteur n’a aucune obligation ou explication à donner à qui que ce soit d’autre que lui-même. Et pourtant, les attentes sont là malgré tout.
Et elles peuvent même être renforcées par les éditeurs…

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NON ! Non, ce n’est pas ce que vous pensez. Ceci n’est pas une tribune à l’encontre des éditeurs. Il ne s’agit pas de critiquer l’homme qui s’est emparé du pouvoir autrefois détenu par les auteurs. J’aime cet homme. Cette femme, également (puisque certaines personnes qui m’éditent sont des femmes). Cet être littéraire nébuleux m’a payé avec un argent qui m’a servi à approfondir ma connaissance des arts sensuels Taïwanais. Je comprends cette créature, aussi bien qu’elle me comprend et nous comprenons toutes deux que le monde de l’édition a suffisamment changé pour qu’avoir des certitudes soit un atout plus que séduisant.
Après, d’accord, il n’y a aucun moyen de publier quelque chose en étant sûr de son succès. Mais vous pouvez faire le maximum pour produire quelque chose garantissant ce succès. Et c’est là qu’on entend des jugements tels que « rappelant Lynch », « ressemble à Abercrombie » ou « la deuxième tête de Brent Weeks, née d’une tumeur qui a évolué grâce à un sombre rituel » (c’est le texte de présentation pour mon roman Whey of Shadows, qui sort cet automne). Avec un monde de l’édition en changement constant, l’idée d’avoir quelque chose qui s’appuie sur une idée ou un thème qui a déjà prouvé son succès peut être un peu sirénienne (ça, c’est un mot !), par son pouvoir de séduction envers les éditeurs.
Et pourtant, les éditeurs sont des lecteurs, tout comme les écrivains sont des lecteurs, et ils chantent la même complainte : avec la pléthore d’outils que nous avons à disposition, on continue de raconter la même histoire, encore et encore.

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Ce n’est pas pour dire que nous devrions nous sentir coupables d’aimer certaines choses, en tant que lecteurs. Ça ne veut pas dire qu’apprécier une histoire parlant de voleurs sympathiques au langage vulgaire signifie que l’on devient incapable d’apprécier toute autre histoire parlant de voleurs sympathiques au langage vulgaire. Mais en même temps, c’est en quelque sorte une situation de confort, non ? On encense ce que l’on aime déjà, puis on se demande pourquoi les éditeurs ne publient pas autre chose et pourquoi les auteurs n’écrivent pas quelque chose de nouveau et de surprenant.
A partir de là, on devrait pouvoir commencer à critiquer de manière fumeuse la manière dont nous ne sommes pas mis à l’épreuve, terrifiés ou froissés par la littérature. Et ce n’est pas une coïncidence si c’est aussi là que je commence à me contredire car ce n’est pas ce que je recherche, pour plusieurs raisons. Bien sûr, je veux être mis à l’épreuve, je veux ressentir quelque chose quand je lis, mais je ne veux pas que l’auteur le fasse simplement en réponse à ce type de critiques. Je veux que l’auteur écrive pour lui-même, et me sentir transporté par sa vision. Je veux partager son histoire car elle résonne en moi, par parce qu’elle a été conçue pour inciter une émotion (que ce soit la nostalgie ou la peur). Je veux faire partie de l’histoire de plein gré, pas parce qu’elle a été prévue pour.
Et c’est pour ça que je dis que je refuse de penser que la fantasy est de la merde de manière générale, un genre dont les diamants sont restructurés et perdent un peu plus de lustre à chaque fois qu’il est reproduit. C’est pour cela que j’espère qu’un jour, on attendra le point où une histoire sera appréciée pour ses propres mérites, plutôt que pour les souvenirs qu’elle nous évoque.
Ou peut-être suis-je juste prétentieux.
Qu’en pensez-vous ?

Article originel.


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