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Pourquoi les gens lisent-ils de la fantasy par R. Scott Bakker

Par Luigi Brosse, le samedi 29 janvier 2005 à 13:41:13

Au travers de cet article, dont nous vous proposons la traduction, R. Scott Bakker tente d'apporter quelques réponses à cette question fondamentale. Qui en effet ne s'est jamais demandé ce qui le motivait à lire de la fantasy ?
La réponse bateau que l'on voit souvent revenir est celle de l'évasion. Une réponse qui constitue sans doute l'une des raisons, mais qui dissimule aussi d'autres motivations tout aussi censées.
C'est ce que nous vous invitons à découvrir.

L'article traduit

Pourquoi les gens lisent de la fantasy ?

La réponse typique est que les gens recherchent une "échappatoire". Beaucoup diraient que la fantasy représente une fuite du monde difficile de la concurrence et du commerce. Une autre réponse est ce que la fantasy procure, comme la fiction en général, une sorte spéciale de réalisation de voeux. La fantasy nous permet, pour un instant, d'être le guerrier plein de conquêtes ou le magicien plein de sagesse. Le problème est qu'aucune de ces réponses ne distingue d'une quelconque manière la fantasy des autres genres de la littérature. Je voudrais faire remarquer que la fantasy offre un genre très spécifique d'échappatoire et de réalisation de voeux, qui est de plus connectée à son rôle profond dans la grande machine que nous appelons culture contemporaine.

Je soutiens que la fantasy est la réaction de littérature primaire à ce qui est souvent nommé "crise contemporaine de signification". Et en tant que telle, la fantasy représente un locus privilégié à partir duquel on pourrait comprendre ce qui se passe dans notre culture en général.

Qu'est-ce que la crise de signification ? Depuis le Siècle des Lumières il y a longtemps, nous avons été témoins d'un changement dramatique dans notre culture, une caractéristique typique de ce que représente l'ascension de la science. La science en tant que phénomène socio-historique est liée à la crise de signification d'au moins deux manières : 1) le désenchantement du monde ; et 2) la monopolisation de la rationalité.

Depuis le Siècle des Lumières, la science a rapidement remplacé toutes nos anciennes explications "délibérées" du monde. Les événements ne sont plus les conséquences d'un quelconque intermédiaire spirituel, où le tonnerre, par exemple, pourrait égaler "la colère des dieux", mais plutôt le résultat d'indifférents processus avant-coureurs. Déclarer que le monde est désenchanté revient à dire qu'il est indifférent aux soucis humains. Où nos ancêtres voyaient le monde comme une famille élargie, comme des membres plus énigmatiques de la tribu, nous voyons le monde de façon arbitraire et inhumaine, complètement déconnecté de la tribu chétive d'un intermédiaire humain.

C'est le pouvoir de la science pour expliquer, et les dividendes technologiques que ces explications ont récoltées, qui ont conduit vers la monopolisation scientifique de la rationalité. La seule vérité socialement légitime qui nous reste est une revendication scientifique de la vérité. Etre rationnel dans notre société, c'est avoir "l'esprit scientifique", c'est réserver notre jugement sur la vérité ou la fausseté de diverses revendications dans l'attente d'une "évidence pénible".

Le problème, toutefois, est que la science ne donne pas de valeurs, elle ne nous dit pas ce qui est bien ou mal, juste ou faux. Et ainsi nous nous retrouvons dans un curieux dilemme : les seuls moyens socialement légitimes que nous avons pour faire des revendications sur la vérité ont été rompus pour des questions de valeurs. Il y a certainement quelques retentissants philosophes moraux très raisonnables et des théologiens là-dehors avec d'innombrables revendications sur la vérité de tel ou tel principe moral, mais le fait qu'ils ne soient jamais d'accords sur quoi que ce soit nous démontre la futilité de leurs rationalisations. Seul le biologiste évolutionniste peut nous donner une théorie scientifique de la moralité : la moralité est une illusion qui génère la cohésion sociale nécessaire pour une bonne croissance de la progéniture. Il n'y a pas de "bien" ou de "mal", pas vraiment, seulement la transmission réussie de la matière génétique.

Le pouvoir de la science pour monopoliser la rationalité a atteint un tel point qu'on ne peut plus poser la question, Quelle est le sens de la vie ? et rester "rationnel". Comme il n'y a pas de réponse scientifique à cette question, et comme la science est le paradigme de la rationalité, la question devient irrationnelle, stupide, le thème de parodies des Monty Python.

Telle est la crise de signification. Le monde dans lequel nous vivons a été révélé par la science pour être indifférent et arbitraire. Où nous vivions alors dans un monde imprégné de signification morale, aujourd'hui nous vivons dans un monde où les choses se produisent simplement. Où la signification de la vie était alors une certitude absolue, le fondement même de la rationalité, aujourd'hui nous devons continuellement nous battre pour "donner un sens à notre vie", et agir ainsi, de plus, sans l'accord de la rationalité. Les questions sur le sens de la vie se sont réfugiées dans le royaume fracturé des croyances concurrentes et dans la section "New Age" des librairies. De nos jours, la revendication de vérité : Ma vie a un sens est autant un acte de foi (ce qui revient à dire, une croyance sans légitimation rationnelle) que la revendication de vérité : Dieu existe.

Ce n'est pas par accident que la fantasy est préoccupée au plus haut point par notre pré-Siècle des Lumière, par notre passé pré-crise. Le monde contemporain est un monde nihiliste, où tous les signes pointent vers le statut illusoire d'amour, de beauté, de bonté et ainsi de suite. Ce n'est pas pour dire qu'ils sont effectivement illusoires, seulement qu'à un niveau fondamental notre culture est antagoniste à la revendication qu'ils sont réels. Le nihilisme est une fièvre dans les os de la culture contemporaine, affligeant toutes nos revendications de sens avec la souffrance qu'elles soient fausses.

La fantasy est la célébration de ce que nous ne sommes plus : des individus convaincus de notre signification dans un monde plein de sens. La réalisation de voeux qui distingue la fantasy d'autres genres, ce n'est pas être le héros plein de conquêtes, mais le fait de vivre dans un monde plein de sens. Le fait que de tels mondes soient des mondes enchantés, des mondes imprégnés de magie, démontre simplement la gravité de notre crise contemporaine. La "Magie" est un concept avili dans notre société ; si vous croyez à la magie dans ce monde, vous êtes un excentrique irrationnel. Et pourtant la magie est tout ce que nous avons pour tenter de retrouver un quelconque sens. Si la fantasy revient d'abord en arrière, si elle célèbre d'abord ces valeurs rendues hors de propos par la société post-industrielle, c'est parce que notre futur tient uniquement la promesse d'un nihilisme plus tranchant. La foi, rappelez-vous, est une croyance sans raisons.

Lire de la fantasy représente une tentative pour donner un sens à sa vie en oubliant, pour un temps, le monde dans lequel on vit. Dans l'échappatoire offerte par la fantasy on entrevoit les dimensions profondes de notre dilemme moderne. La fantasy est l'expression primaire d'une terrible vérité socio-historique : l'implication fondamentale de notre culture scientifique, c'est que la vie est vide de sens.

Si tant de groupes religieux sont contre Harry Potter, c'est parce qu'ils voient en lui un concurrent - et à juste titre. Les romans de fantasy peuvent être interprétés comme des suppléments nécessaires à la Sainte Bible. Dans une culture antagoniste à la signification, la simple revendication que la vie est vide sens ne suffit pas. Nous attendons avec impatience des exemples.

L'article originel


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