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Depuis quand la magie est-elle devenue élitiste ?

Par Nak, le vendredi 17 février 2012 à 16:00:00

LapinA une époque, tout le monde pouvait apprendre la magie, que ce soit dans la culture pop ou dans le folklore.
Mais durant les dernières décennies, les pouvoirs magiques (entendons-nous bien, nous parlions bien sûr sur un plan littéraire...) sont devenus héréditaires, donc limités, car seules quelques personnes naissaient avec ce don. Qu’est-ce qui a changé ?
David Liss, l’auteur de The Twelfth Enchantment, explore cette tendance à l’élitisme dans nos histoires de fantasy. Venez en discuter sur le forum !

L'article traduit

Ma mère a récemment appris un truc d’une de ses collègues, et elle ne jure que par ça. Si elle a perdu quelque chose dans la maison, elle prend une tasse à café vide et elle la renverse au-dessus du plan de travail de la cuisine. L’objet perdu réapparait toujours en une ou deux heures. Elle jure que ça marche et donne le truc à tous ceux qu’elle connaît. Parce que ma mère n’est pas particulièrement religieuse ou superstitieuse, elle serait probablement surprise de savoir qu’en manipulant un objet pour en affecter un autre par des moyens invisibles, elle fait de la magie.

Pour information, je ne traite pas ma mère de sorcière. Je dis que tandis que la culture populaire décrit souvent les utilisateurs de la magie comme différents biologiquement des gens normaux, de nombreuses personnes ont des habitudes, des pratiques ou des superstitions qui montrent que la magie a été un jour bien plus démocratique. A San Antonio, où je vis, il est très commun de voir une personne, après avoir admiré un bébé, toucher l'enfant légèrement. Apparemment, il est très facile d’attirer accidentellement le mauvais œil sur un enfant. Il faut donc le toucher pour retirer la malédiction – juste au cas où. Les gens qui font ça souvent n'y font pas vraiment attention, mais d'une certaine façon ils pensent qu'ils ont le pouvoir de transmettre et d’ôter les malédictions par la simple force de leur esprit. C'est de la magie banale pour les gens ordinaires, pourtant quand on regarde les romans, la télévision ou les films, on a des histoires bien différentes.

Je me suis intéressé pour la première fois à ce sujet quand j'ai travaillé sur mon premier roman, The Twelth Enchantment, qui parle de personnes qui pratiquent la magie et la croient efficace – et dans mon livre, c'est vraiment le cas. Situé en Angleterre au début du XIXe siècle, quand la magie est à la fois en déclin et en résurgence à cause de son opposition à la révolution industrielle, le livre traite d'une fantasy qui essaie de recréer la façon dont les gens du passé comprenaient la magie qu'ils pratiquaient et à laquelle ils croyaient. Les sorts qu'ils lancent sont le genre de sorts que les gens lancent réellement. Ce n'est pas de la magie dynamique avec des projectiles magiques qui jaillissent du bout des doigts. C'est le genre de magie subtile qui a une époque avait beaucoup de sens pour les hommes et les femmes ordinaires.

C'est la logique de la magie qui m'a le plus frappé. Dans mes recherches, ce que j'ai trouvé de plus intéressant c'est de réaliser combien dans le passé la magie était ordinaire et commune pour les gens. Il y avait aussi une magie sombre et mystérieuse, qui faisait partie d'un monde caché peuplé de créatures inconnues, mais la plupart de la magie était ordinaire, routinière, partie de la vie de tous les jours. Elle faisait partie de ce monde et de la nature, et la plupart des gens ne se préoccupaient pas vraiment de comment ou pourquoi ça marchait. Le fait que ça marchait était considéré comme acquis.

Par le passé, les gens croyaient qu'ils pouvaient acquérir la magie de deux façons : en apprenant le métier grâce à un autre pratiquant ou dans des livres ; ou grâce à un être puissant – comme Faust ou la très classique sorcière diabolique, les deux ayant obtenu leur mojo de Satan. N'importe qui pouvait apprendre la magie tant qu'il ou elle avait accès à la connaissance ou pouvait se connecter avec la bonne entité surnaturelle. Le point important est que dans cette théorie, les portes de la magie étaient ouvertes à tous, et je trouve particulièrement important de réaliser combien cela a changé dans la culture populaire.

Tout d'abord, petite remise dans le contexte. La magie a toujours été là et elle a toujours eu des ennuis. Je ne veux pas dire qu'il n'y a jamais eu des périodes pendant lesquelles la pratique de la magie a été célébrée par ceux au pouvoir. Mais en fait, ces pratiques étaient généralement diabolisées par les monarques et les organisations religieuses, précisément parce que la magie est par nature démocratique. Les Grecs anciens et les Romains interdisaient la magie en partie parce qu'il était trop facile pour les gens de basse extraction de maudire leurs leaders, même si Platon autorisait certaines formes de magies dans la République – en particulier pour la guérison et les sages-femmes. Les campagnes contre les soi-disant sorcières, au Moyen-âge et au début de l'Europe moderne, sont bien connues, mais les chasses aux sorcières sont surtout reconnues comme un assaut des plus puissants contre les plus faibles. Les victimes des persécutions se considéraient très rarement elles-mêmes comme des sorcières. Dans le même temps, que ce soit autorisé ou pas, des gens ordinaires pratiquaient souvent la magie ordinaire tout au long de leur vie – que ce soit en utilisant des herbes pour les soins ou des pratiques que l'on qualifierait de superstitieuses pour porter chance ou s'assurer du succès de telle ou telle aventure. La distinction entre la magie, la guérison et la superstition est moderne et n'existait pas pour tous les Européens avant le XVIIe siècle et pour la plupart avant la moitié du XIXe.

En Angleterre, où se déroule mon roman, la magie que les gens ne pouvaient pas exercer eux-mêmes était sous-traitée à la femme rusée du coin (ou, moins fréquemment, à l'homme rusé) qui avait une certaine connaissance puisée dans les livres, même s'ils n'étaient que de seconde main. A un niveau plus évolué se tenaient les érudits qui étudiaient la magie et l'alchimie et écrivaient sur leurs études, en théorisant abondamment sur leurs causes et leurs principes de fonctionnement. Pour eux la magie n'était pas le chaos, c'était une sorte de science. L'influent magicien du XVIème siècle, Henry Cornelius Agrippa, a théorisé la façon dont la magie fonctionnait en partie grâce à sa loi de la résonance, qui expliquait comment des connexions inhérentes entre toutes choses pouvaient être exploitées par des pratiques magiques. Quand les enfants jouent à faire des potions, dont l'œil de triton est un ingrédient incontournable, il y a une raison pour laquelle les tritons, les grenouilles et les crapauds ont toujours été de si populaires composants pour les sortilèges – en tant qu'amphibiens, leur nature est métamorphique par nature. Un magicien pouvait exploiter leur nature transformative et connecter cette énergie à quelque chose d'autre, puisque tout est connecté d'une façon ou d'une autre. C'est comme une version médiévale d'un enchevêtrement quantique.

L'univers est donc magique par nature, ou la magie fait simplement partie de l'univers – et donc de la nature. Elle est ouverte et accessible à tous, parce qu'elle est profondément ancrée dans la réalité. C'est pourquoi la pratique de la magie ordinaire était si commune, et pourquoi les anciens craignaient les malédictions et l'Église les sorcières. La magie était partout et elle était accessible.

Tout cela conduit à la question de savoir pourquoi on ne peut plus imaginer que la magie fonctionne de cette façon dans nos fictions. La magie est passée d'un système ouvert à un système fermé. Leur énorme popularité ont fait des romans et des films d'Harry Potter l'exemple le plus éclatant de ce système, mais on retrouve cela partout, et depuis des dizaines d'années maintenant : des séries télé comme Charmed ou les Sorciers de Waverly Place, des livres comme ceux de Laurell K. Hamilton et Charlaine Harris. La plupart du temps, les praticiens de la magie sont nés comme tels, et ne le deviennent pas. La magie est un club exclusif. Vous pouvez le constater et être envieux, mais vous ne pouvez pas le rejoindre.

Je ne peux pas le prouver, mais je soupçonne très fortement que le tournant ait été la série télé Ma sorcière bien-aimée. De même que son compagnon culturel, Jinny de mes rêves, Ma sorcière bien-aimée était évidemment un commentaire sur le mouvement des femmes, une parodie des anxiétés contemporaines de l'impuissance des hommes face au pouvoir grandissant, mystérieux et au fond très chaotique des femmes. Mais Ma sorcière bien-aimée avait sa propre mythologie, qui incluait des sorciers mâles aux côtés des sorcières, et cette mythologie est restée. La sorcellerie biologique est devenue la mode dominante dans les contes populaires des praticiens de la magie.

Je ne veux pas dire que la magie acquise a complètement disparu de la culture populaire. Willow dans Buffy contre les vampires a clairement appris la magie plutôt qu'elle n'a découvert sa vraie nature de sorcière, et les romans de Jim Butcher mettent en scène le monde de Dresden dans lequel la magie est apprise plus qu'héritée. Toutefois dans ces exemples, la capacité de pratiquer la magie amène le praticien hors du monde ordinaire. Ca ne réécrit pas son ADN, mais ça redéfinit son environnement. L'acquisition de compétences magiques et du savoir offrent une entrée dans un monde magique, pas une façon de prendre l'avantage dans un monde ordinaire.

Donc pourquoi est-ce que l'idée que l'on se faisait de la magie a changé de façon si drastique durant la fin du XXe siècle ? Pour être honnête, je n'ai pas de réponse satisfaisante, mais j'ai quelques pistes de réflexion :

1) La moins satisfaisante, mais la plus irréfutable, c'est l'argument du c'est comme ça. Pour l'audience, la magie est représentée d'une certaine façon, et donc les écrivains recréent ce qu'ils ont vu et/ou lu. Je suis assez bien placé pour dire que la lecture d'Agrippa et de Paracelse n'est pas marrante, et demande certainement plus de travail que de regarder les rediffusions de Sabrina l'apprentie sorcière.

2) Une sorte de préoccupation raciale ou éthique s'est développée. Le fait que Ma sorcière bien-aimée ait été à l'écran pendant une période d'inquiétude sur le déclin de la dominance des blancs semble encourager cette idée. Est-ce que les blancs sont les sorciers, qui ont le vrai pouvoir, ou les moldus, qui craignent les ethnies mystérieuses ? Peut-être les deux.

3) La romance familiale. Nous voulons tous découvrir que nos parents ne sont pas vraiment nos parents, ou qu'ils sont bien plus intéressants que ce que l'on croit. Que nous, par extension, sommes tout aussi géniaux qu'on l'a toujours espéré. En plus, on peut maintenant le prouver en lançant des éclairs avec les doigts.

4) Notre culture est fondamentalement anti-intellectuelle. On respecte le travail acharné et le zèle quand le but est l'argent ou les exploits physiques, mais pas quand c'est la connaissance. Rappelez-vous comme on nous demande d'aimer Matt Damon dans Will Hunting parce qu'il sait tout sans le moindre effort et condamne les étudiants qui travaillent laborieusement pour acquérir des connaissances. On glorifie la grandeur inhérente plutôt que les accomplissements intellectuels. On admire Harry Potter parce que ses aptitudes magiques sont naturelles. Il est super sans même le vouloir. Et on rit d'Hermione qui cherche tout dans ses livres. Quelle bosseuse !

Comme la plupart des gens qui passent beaucoup de temps à faire des recherches, j'ai tendance à voir les grands tournants culturels avec curiosité et suspicion. Le genre d'histoires que l'on se raconte, et plus particulièrement les histoires de fantasy, en disent long sur ce que l'on veut et ce que l'on craint. Par le passé, d'Aladdin à L'Âne d'Or en passant par Faust, on se racontait des histoires sur des gens qui apprenaient à se servir de la magie – et en tiraient les bénéfices ou les inconvénients. Ça pourrait être nous. Mais aujourd'hui on parle de personnes qui ont du mal à gérer leurs dons particuliers. Ces personnes ne sont pas nous, et je pense qu'il y a une certaine tristesse à voir une culture s'exclure elle-même de ses propres fantaisies. Mais d'un autre côté on continue de pratiquer la magie d'une certaine façon, donc tout n'est pas perdu.

Article originel
Traduction réalisée par NAK


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