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A la croisée des mondes… nordiques

Par Publivore, le vendredi 25 novembre 2005 à 19:50:08

Voici la traduction d'un essai de Lois Tilton sur l'utilisation de la mythologie nordique dans A la croisée des mondes, la trilogie de Philip Pullman.
A ne lire que si vous avez lu complètement la série bien sûr, de nombreuses révélations vous attendant aux détours des paragraphes dans le cas contraire !

A la croisée des mondes... nordiques

La mythologie Nordique dans l’œuvre de Philip Pullman à destination des jeunes adultes.

Par Lois Tilton

La boussole pointe vers le Nord. Depuis le début de sa trilogie A la croisée des Mondes, Philip Pullman évoque l’esprit des royaumes du Nord en exploitant le profond filon du Norrois, la langue des vikings, les sagas et les mythes de l’Edda poétique. La prédominance des mots et des noms scandinaves dans ce travail a rendu beaucoup de lecteurs curieux au sujet de leurs origines. Certains de ces noms, a expliqué Pullman (1), plongent leur racines dans le Norrois courant, d’autres viennent de personnes réelles et de lieux de notre monde, bien qu’il les ait habituellement subtilement distordus. Pourtant, creuser plus profond dans les origines de certains de ces patronymes révèle des significations inattendues – bien plus que ce qu’on s’attend à trouver dans ce que l’auteur a appelé une simple histoire pour enfant (2).

Lorsque la trilogie commence, le père de Lyra, Lord Asriel, décrit ses aventures lors d’une expédition arctique au-delà du Trollesund (3) en Laponie, sur les glaces de Svalbard. Ce sont sans aucun doute des noms évocateurs. Svalbard, qui signifie précisément « la côte froide », ou le bord glacé de la terre, est dans notre monde le district le plus septentrional de la Norvège, une région d’îles couvertes de glaciers dans l’Océan Arctique, habitée principalement par des ours polaires. Dans le monde de Pullman, Svalbard est le royaume des panserbjörne, les ours en armure.

Iorek Byrnison, roi légitime des ours, est l’un des personnages les plus importants de la trilogie, et son nom est particulièrement chargé de signification. Une byrnie est une petite cotte de maille, une sorte d’armure (4). Quand Iorek dit Je suis un ours en armure (Les royaumes du Nord, p.225), il ne décrit pas seulement la façon dont il se vêt, il définit son moi profond, son âme.

Iorek n’est pas uniquement un ours en armure, c’est aussi un maître forgeron. Dans de nombreuses cultures anciennes, le forgeron est vu comme un être pratiquant un art divin ou magique. Quand son armure initiale est perdue, Iorek possède les compétences pour en forger une autre dans du fer de ciel : du fer météorique tombé du paradis, auquel beaucoup de culture attribuaient une puissance spéciale. Ainsi, en fabriquant son armure, Iorek forge également sa propre âme, car l’âme d’un panserbjörn réside dans son armure (5), tout comme les humains du monde de Pullman ont leurs dæmon comme matérialisation de leur âme.

Le personnage de l’ours en armure est marquant, car le monde de fantasy de Pullman n’est pas de ceux, comme Narnia, dans lequel les animaux (comme opposé aux daemons) parlants sont courants. Cela suggère qu’il y a une signification particulière aux panserbjörne, et dans l’histoire et la légende nordique, il y a une autre figure à laquelle renvoie l’ours en armure : le berserker. Le mot Nordique berserker signifie « chemise en ours » . Le berserker était un changeur de forme, un ours-garou. Il prenait la puissance de l’animal en portant une peau d’ours magique : la «bear-shirt », ou « bear-sark » (NdT : poitrail d’ours). Ce type de magie transformative était commun dans le mythe nordique. Si le berserker est un guerrier portant une peau d’ours, les panserbjörne sont des ours portant une armure, une chemise de mailles comme les guerriers humains portent des chemises en peau d’ours.

Le dieu spécifique des berserker était Odin, qui était aussi connu pour changer de forme ; l’un de ses nombreux noms était Björn, soit Ours. Au cours d’une bataille, les berserkers étaient posséder par une folle frénésie, qui était appelée le cadeau d’Odin. Dans ces conditions, ils étaient invulnérables, même s’ils combattaient sans armure, car ils étaient protégés par leur folie. Comme les berserkers, les panserbjörne sont des guerriers féroces qui sont considérés comme invincibles. Pourtant, comme Lyra le découvre au cours de ces aventures dans le Nord, les ours en armure sont en fait des créatures saines et rationnelles avec un grand respect pour leur propre loi. Iorek Byrnison, un fois dessoûlé, est plus digne de confiance que la plupart des humains que Lyra a rencontrés. Il semble être un anti-berserker, qui se dresse contre l’anarchie que le berserker représente. Comme tel, il pourrait aussi être considéré comme l’opposé d’Odin, leur dieu.

Nous nous trouvons ici au cœur de la trilogie : la révolte contre Dieu, ou l’Autorité, nom sous lequel il est connu dans le monde de Pullman. Si l’auteur identifie effectivement l’Autorité avec le dieu nordique Odin, alors Iorek Byrnison est sans aucun doute au centre du conflit, car en tant que forgeron, il répare le poignard subtil, Æsahættr. C’est un autre nom de grand pouvoir que Pullman a créé à partir de racine norroise – le nom le plus chargé de signification dans toute la trilogie. La sorcière Serafina Pekkala indique que cela pourrait signifier le destructeur de dieu (La tour des anges, p. 341). Mais le nom Æsahættr veut dire précisément destructeur des Ases (Aesir). C’était le nom scandinave des dieux régnants, dont le Père unique (All-fadher) n’était autre qu’Odin. Ainsi le véritable nom du poignard subtil serait le tueur d’Odin.

Dans le mythe nordique, Odin était un dieu cruel et sanguinaire, un dieu de guerre, un dieu de trahison et le meurtre, un dieu de la mort. Il était le dieu des berserkers et la source de leur folie. Son culte impliquait le sacrifice humain. La torture appelée le « sang de l’aigle », que les Vikings imposaient à leurs ennemis, était faite en l’honneur d’Odin. Beaucoup de ses noms alternatifs révèlent cet aspect de dieu du mal, en particulier Bolverkr, qui signifie ouvrier du mal. Il est également particulièrement notable qu'Odin et tous les Ases aient été condamnés à être renversés lors d’une grande bataille appelée Ragnarök, tout comme la rébellion de Lord Asriel renverse l'autorité à la conclusion d’ A la croisée des mondes.

Æsahættr, aussi connu comme le poignard subtil, brisé par Will Parry et forgé à nouveau par Iorek Byrnison, nous rappelle inévitablement d’autres lames brisées célèbres. La plupart des lecteurs de Pullman sont familiers de la trilogie de Tolkien et se souviendront de « L’épée qui fut brisée » : Narsil, l’arme d’Elendil, cassée lors de la bataille contre le Seigneur Noir et forgée de nouveau par les elfes pour Aragorn. Le modèle de Tolkien dans la mythologie nordique pour l’épée brisée était probablement Gram, et en elle nous retrouvons le travail d’Odin. Le nom Gram signifie colère ou peine, et c’était un cadeau d’Odin à la lignée des Völsung. Comme beaucoup des cadeaux d’Odin, elle est accompagnée d’une malédiction. Alors qu’elle conférait la victoire à ses porteurs, Gram leur apportait inévitablement la douleur et la peine. C’était aussi une épée qui choisissait son porteur. La saga des Volsung raconte comment Odin enfonça la lame de Gram dans le tronc d’un chêne, de façon à ce que seul Sigmund soit capable de l’en retirer. Gram servit bien Sigmund tout au long de sa longue vie, lui apportant maintes victoires, mais elles avaient un prix élevé : la mort de presque tous ses parents. En conclusion, Odin a trahi Sigmund alors qu’il faisait face à ses ennemis sur le champs de bataille. La lame fut brisée et Sigmund tué.

Mais les restes de l’épée furent transmis à son fils à naître, Siegfried (ou Sigurd). Gram fut reforgée pour celui-ci par Regin (Ou Mim), le nain traître, car ce dernier avait prévu de le pousser à tuer son frère, le dragon Fafnir, afin de voler son or. Siegfried hérita de l’or, mais il était maudit – en grande partie à cause d’Odin. Comme son père et beaucoup d’autres des champions favoris d’Odin, Siegfried connut une fin malheureuse, trahi dans son amour pour la valkyrie Brunhild.

Dans cette histoire de Gram, on trouve des parallèles marquants avec Æsahættr. Comme l’épée, le poignard subtile choisit son porteur – dans ce cas, Will Pary. Encore comme Gram, le couteau est maudit ; il marque ses porteurs en les mutilant, leur coupant deux doigts à la main gauche. Giacomo Paradisi, un ancien propriétaire du couteau, raconte à Will qu’il sait qu’il est destiné à posséder le poignard en voyant ses doigts manquants, car lui aussi a été autrefois mutilé de la même façon quand le poignard l’a choisi.

En tant que lame maudite, Æsahættr a d’autres modèles dans les légendes nordiques. La plus célèbre de ces lames maudites doit être Tyrfing, aussi connue comme le Fléau des Byrnies. Elle fut forgée pour un roi nommé Scafrlami, un descendant d’Odin. Svafrlami réduisit en esclavage les nains Dvalin et Durin et les força à forger l’épée, mais les vindicatifs armuriers y inclurent une malédiction : si Tyrfing apporterait la victoire à son porteur, elle causerait également la mort de toute sa parenté, et la conclusion de viles contrats. Les bords de l’épée étaient empoisonnés, et chaque fois qu’elle était tirée du fourreau, elle devait être abreuvée de sang humain ; personne ne survécut jamais à l’une de ces blessures. Tyrfing entra plus tard en possession d’un berserk nommé Angantyr, et la malédiction l’amené à massacrer ses propres frères lors d’une bataille au cours de laquelle il fut finalement tué. Les douze frères furent tous enterrés dans une tombe commune, et Tyrfing avec eux, dans une tentative d’empêcher l’épée de faire plus de dégâts. Mais la fille d’Angantyr, Hervor, vint sur la tombe et l’appela d’entre les morts, lui demandant Tyrfing pour se venger de ses assassins. Finalement, le fils d’Hervor et tous les siens furent tués, et Odin accueillit plus de héros dans son hall des soldats tombés au combat.

Dans l’histoire de Pullman, lorsque Will Parry demande à Iorek Byrnison de reforger le Poignard Subtil, l’ours forgeron perçoit dans sa sagesse la malédiction de la lame brisée. Il n’aime pas le couteau. Il n’a jamais rien connu d’aussi dangereux. Ce que tu ignores, c’est ce qu’il peut accomplir de son propre chef. Tes intentions sont peut-être louables. Mais le couteau poursuit un but, lui aussi. (Le miroir d’Ambre, p. 208)

Mais ce n’est qu’à la fin de la trilogie que Will découvre exactement ce que sont les intentions du Poignard Subtil, la nature de la malédiction : chaque fois qu’il découpe une ouverture entre les modes, il permet à un peu de Poussière – la source de tout ce qui est bon dans l’univers – de s’échapper dans l’abîme du néant et de disparaître. Pire encore, chaque ouverture faite par le poignard relâche dans le monde l’une des viles créatures dévoreuses d’âmes appelée Spectre.

C’est le moment le plus horrible de l’histoire de Will, lorsqu’il réalise que Irorek Byrnison avait raison à propos du couteau depuis le début et qu’il est submergé par l’horreur de ce qu’il a fait sans en être conscient. Comme Tyrfing, le poignard subtil est maudit. Il n’aurait jamais du être forgé. Will décide qu’il doit cassé la lame définitivement, afin que personne ne puisse plus l’utiliser pour faire plus de mal dans le monde. Cette décision est nécessaire et juste, pourtant elle cause plus de chagrin encore, car Lyra et lui doivent retourner dans leurs mondes respectifs, sans aucun espoir de se revoir, juste quand ils tombent amoureux l’un de l’autre. Cette fin évoque l’amour voué à l’échec entre Sigurd et Brunhild, du fait de la malédiction d’Odin.

Il y a une autre sorte de lame maudite dans la trilogie de Pullman, et celle-ci également est reliée à la mythologie nordique – et à Odin. C’est l’odieux instrument que Pullman appelle la guillotine en alliage, et sa malédiction repose sur le mal qu’engendre les conséquences de son utilisation. Elle a été inventé par l’Eglise dans le but de séparer les humains de leurs dæmons – de leur propre âme – au cours d’un procédé qu’ils appellent « intercision ». A cette fin, ils ont enlevé des centaines d’enfants, qui soit meurent dans l’opération, soit survivent sans âme, une existence au regard de laquelle la mort serait une clémence. L’Eglise utilise également l’intercision pour créer une armée de soldats proche de zombies pour renforcer sa domination sur quiconque oserait être libre.

Leur condition est très proche de celles des victimes des Spectres, les dévoreurs d’âmes qui viennent des ouvertures dans les mondes faites par le Poignard Subtil. Tout comme les Spectres dévorent les âmes humaines, l’Eglise les tranche. Dans la vision morale de Pullman, tout le mal de l’Eglise dédiée à l’Autorité est exposé dans cette opération. Lyra est révoltée lorsqu’elle voit pour la première fois un enfant ainsi mutilé. Un être humain sans dæmon, c’était comme une personne sans visage, ou avec la cage thoracique ouverte et le cœur arraché (6) (Les royaumes du Nord, p.265). Si jamais les protagonistes venaient à douter de son engagement dans la rébellion contre l’Autorité, il leur suffit de se souvenir de la façon dont l’Eglise a mutilé des enfants. Lorsque Lyra tente de convaincre Iorek Byrnison de reforger le Poignard Subtil, elle lui rappelle ceci : Iorek, tu as vu à quel point ces gens de Bolvangar étaient mauvais. (Le miroir d’ambre, p.209).

Ici, dans le nom Bolvanger peut être encore établi une nouvelle connexion entre le Dieu de l’Eglise et Odin. Les sorcières donnent le nom Bolvanger à l’endroit où la guillotine en alliage est cachée, où les enfants sont séparés de leurs dæmons. Sa signification est « domaine du mal », et cela rappelle fortement Bolverkr, l’un des noms alternatifs d’Odin. La force de ces connexions suggère non seulement que Pullman identifie l’Autorité avec Odin, mais aussi qu’A la croisée des mondes pourrait être une sorte d’allégorie, avec le renversement de Dieu par Lord Asriel identifié au Ragnarök, la chute des Dieux Scandinaves. S’il en est ainsi, il doit y avoir d’autres rapprochements de ce type dans le texte.

Pour les lecteurs familiers de la mythologie nordique, il n’est pas possible de voir le nom Æsahættr sans penser au Ragnarök ; et il est impossible de parler du Ragnarök et d’Odin sans évoquer Loki, qui était destiné à mener les ennemis d’Odin au cours de la bataille finale. Les mythes du Nord nommait Loki l’adversaire des Ases, l’ennemi, le contrefacteur du mal. L’ère chrétienne identifiait Loki avec le diable. Dans A la croisée des Mondes, c’est Lord Asriel qui dirige la rébellion contre Dieu. Pullman identifie-t-il Lord Asriel et Loki ?

Il y a beaucoup pour renforcer cette hypothèse. Par exemple, l’épigraphe du poème de Milton Le Paradis Perdu qui ouvre la trilogie rend clair le fait que l’esprit guide est Lucifer, l’ange rebelle. Lucifer, comme Loki, est appelé le diable par l’Eglise. Lord Asriel assure qu’il fait la guerre à l’Autorité parce qu’il veut venger les anges déchus qui ont été exclus du paradis avec Lucifer. Pullman ne serait pas le seul auteur à suggérer que Loki est également l’une des incarnations de ce rebelle à la puissance divine, agissant pour renverser un dieu tyrannique.(7)

De plus, le patronyme d’Asriel évoque également un ange déchu, puisque quasiment identique à celui de l’ange Azrael, parfois écrit Azriel, qui est considéré dans les traditions juive et islamique comme un ange du mal – encore une fois comme Loki. Et il ne fait aucun doute que l’envergure de ce que tente d’accomplir Lord Asriel contre les armées de Dieu laisse penser que ses capacités sont plus que simplement humaines.

Cependant, l’identification de Lord Asriel comme incarnation de Loki ne résiste pas à un examen approfondi. L’ange Azrael était initialement connu comme l’ange de la mort, et dans la religion nordique, c’est le rôle d’Odin, pas de Loki. Odin était une pompe psychique, un dieu dont le rôle est de conduire les âmes des morts à l’endroit où elles demeureront après la vie – dans ce cas, le Walhalla, le hall des morts au combat. La préoccupation essentielle d’Odin était les guerriers tués en pleine bataille. Il les amenait au Walhalla afin de les avoir sous la main pour combattre lors de la bataille finale de Ragnarök. Il était aidé dans cette mission par un groupe de suivantes, les valkyries, ce qui signifie celles qui choisissent les morts tombés au combat.

Au contraire, en tant qu’ange de la mort, le rôle d’Azrael est de séparer, d’isoler l’âme du corps au moment de la mort. Dans A la croisée des mondes, un objet à la même fonction : séparer l’âme, ou spécifiquement le dæmon, du corps. C’est la guillotine en alliage, la seule différence étant qu’elle est utilisée sur les vivants, pas sur les morts. Bien que l’Eglise ait inventée la guillotine, Lord Asriel contribue de plein gré à son développement. Pire encore, il crée son propre modèle, pour isoler un enfant de son dæmon.

Asriel utilise cette méthode pour tuer Roger, l’ami de Lyra, afin de libérer assez d’énergie pour créer un pont avec un autre monde à travers une aurore boréale. Le phénomène connu par ce nom est aussi appelé les lumières du Nord (The Northern Lights), titre original et significatif du premier volume de la trilogie de Pullman. Dans le mythe nordique, l’espace entre le monde humain et le monde des Ases, où se situe le Walhalla, est enjambé par un pont brillant et étincelant nommé Bifrost, la voie scintillante. C’est aujourd’hui plutôt un arc-en-ciel, mais il y a de bonnes raisons de penser que ce mot faisait référence au départ aux aurores boréales, qui apparaissent comme un large ruban scintillant et multicolore dans le ciel nordique. Dans les légendes du Nord, les lumières sont également considérées comme les reflets des armures et des boucliers étincelants des valkyries d’Odin, alors qu’elles mènent les guerriers morts au Walhalla par le Bifrost.

De telles preuves tendraient à prouver que Lord Asriel est en fait une forme d’Odin, plutôt qu’une version de Loki. Comme Asriel, Odin fut le chef d’une rébellion. Avant de pourvoir prendre le pouvoir, il a dû renverser un dieu plus ancien. Dans la genèse nordique, Ymir était le père de tous les géants des glaces. Odin et ses frères, qui semblent avoir été également des géants des glaces, tuèrent Ymir, puis utilisèrent ses restes pour construire leur propre monde. Lord Asriel a une ambition similaire : créer la République du Paradis à la place du Royaume de Dieu.

Cependant, il est plus probable que Lord Asriel ne soit pas destiné à être identifié complètement à un personnage spécifique du panthéon scandinave. Hélas pour les espoirs d’allégorie, son rôle dans la trilogie est trop ambigu pour le faire rentrer si facilement dans telle ou telle case.

De plus, il n’est même pas certain qu’Odin puisse être assimilé à tous les égards à l’Autorité, bien que de nombreuses connections parsèment le texte de Pullman. L’Eglise, telle qu’elle est décrite, est statique, bureaucratique et hiérarchique. Rien ne peut être entrepris sans l’accord d’une autorité supérieure de l’Eglise. Elle interdit la liberté de penser et la dissidence, et empêche toute idée nouvelle en la considérant comme hérétique. Odin, d’un autre côté, était un dieu chaotique. Il n’aimait rien de plus que fomenter des guerres et des conflits, mais il n’a créé aucune institution ; il n’a pas établi d’Eglise autoritaire. Les berserkers qui souhaitaient se sacrifier pour Odin le faisaient sans permission de prêtres, évêques ou inquisiteurs quelconques. Odin pouvait trancher les têtes, pas les âmes.

Il y a un autre lieu d’A la croisée des mondes ou l’on pourrait s’attendre à rencontrer Odin sans son rôle de dieu de la mort : dans la ville des morts. Mais Pullman semble avoir puisé sa version des enfers dans la mythologie classique, pas celle du Nord. Quand Lyra et Will traverse le Pays des Morts, ils trouvent le Tartare, pas Hel (NdT : la déesse scandinave du monde souterrain), et ils n’y rencontrent pas de vieil homme borgne sinistre avec un capuchon gris.

Néanmoins, pour les lecteurs familiers des mythes nordiques, l’esprit d’Odin est comme une ombre maléfique qui assombrit les mondes de la trilogie de Pullman – jamais explicitement nommée, mais toujours entendue en écho. De telles résonances n’aboutissent finalement à aucune allégorie systématique cependant, et il ne semble pas au final qu’on puisse identifier sans ambiguïté Odin ou Loki avec un personnage particulier d’A la croisée des mondes, aussi fascinant puisse-t-il être d’essayer d’établir de telles connexions.

Ce type de spéculations est certainement amusant pourtant, et on peut trouver beaucoup d’autres associations possibles entre les dieux scandinaves et les personnages de la trilogie de Pullman, dont certaines doivent bien être intentionnelles. Mrs Coulter, la mère de Lyra, par exemple, nous rappelle sans aucun doute Freyia, la déesse de l’amour et de la beauté. Il semble presque qu’il n’y ait pas d’autre explication possible à ses pouvoirs irrésistibles, à moins de supposer qu’elle est réellement une déesse déguisée, tout comme son mari Lord Asriel serait un ange caché.

Les sorcières volant à travers le ciel sur leurs branches de pin seraient assurément les valkyries, chevauchant vers les champs de bataille. Comme ces dernières, les sorcières de Pullman sont des guerrières armées. En outre comme les valkyries, elles prennent des héros pour amants. Tout comme quelques valkyries étaient les mères de guerriers légendaires scandinaves, Ruta Skadi souhaite avoir une fille de Lord Asriel, parce qu’elle deviendrait certainement une héroïne.

Will Parry, avec ses doigts manquants, ne pourrait être que Tyr, le dieu de la guerre avec une seule main. Plus incertain, Lyra pourrait être Hervor, la jeune vierge guerrière qui convoitait l’épée Tyrfing. C’est sans aucun doute une combattante, et comme Hervor, elle fait un voyage pour parler aux morts. Le personnage de Stanislaus Grumman, le shaman, évoque Mimir, le dieu de la sagesse et de la connaissance. Mais l’appareil à vérité que Pullman appelle l’aléthiomètre pourrait aussi être identifié avec la tête tranchée de Mimir, qui continuait de prophétiser la vérité après avoir été décapité.

D'autres assimilations semblables sont bien plus problématiques. Iorek Byrnison pourrait nous rappeler Volund le forgeron, qui forgea à l'origine Gram, l’épée maudite, mais le reste de l'histoire répugnante (8) de Volund ne convient pas à Iorek, un ours aux principes moraux forts. Les panserbjörne dans leur forteresse arctique peuvent évoquer les géants de glace, nés du froid. Mais à partir d’un certain point, ces comparaisons deviennent si ténues qu'elles proviennent clairement davantage de l'imagination du critique que du texte de l'auteur, et on ne peut pas vraiment supposer qu'il les a prévus. On peut seulement spéculer.

Pourtant avec tant de noms pris à la mythologie scandinave, l’œuvre de Pullman évoquera inévitablement de telles associations et inspirera de telles spéculations aux lecteurs familiers de ses sources. Car on dit que les mots et les noms ont une puissance, et en employant la langue des dieux, un auteur les appelle, qu'importe ce dont il avait l’intention.

Notes

  1. e.g., Philip Pullman Webchat
  2. Discours de réception la médaille Carnegie
  3. Dans notre monde, Trollesund est en réalité la propriété des Trolle, une famille noble suédoise; leur emblème dépeint un de leurs ancêtre abattant un Troll. Le folklore nordique est de façon certaine plein de trolls, mais s’il en existe dans le monde de Pullman, malheureusement aucun de ses personnages n’en rencontrent au cours de l’histoire.
  4. Bien que l’armure de Iorek soit de plates et non de mailles.
  5. On ne rencontre aucune femelle panserbjörne au cours de la trilogie, et donc on ne sait pas si elles portent également une armure.
  6. Cette description évoque aussi fortement les victimes sacrifiées à Odin par le supplice connu comme "le sang de l’aigle"
  7. Je cite sans modestie aucune mon propre roman : Written in venom, Wildside 2000.
  8. Par exemple, il utilisait les cranes des enfants de ses ennemis pour en faire des coupes à boisson.

Toutes les citations de l’œuvre apparaissant ici proviennent des éditions Folio Junior de la trilogie de Philip Pullman – Traduction de Jean Esch.

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