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La grande évasion via la fantasy ?

Par Nak, le jeudi 1 août 2013 à 13:00:00

MagicDamien Walter, écrivain, chroniqueur pour The Guardian et activiste pour la lecture et l’alphabétisation nous propose de traiter un sujet que tout bon lecteur de fantasy connaît intimement : la capacité de se projeter dans le monde que l'on lit.
Aujourd'hui, la technologie numérique nous permet de nous perdre dans des mondes imaginaires de plus en plus immersifs. Mais que fuyons-nous ?
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L'article traduit

Les seules personnes qui détestent l'évasion sont les geôliers, a dit C.S. Lewis, l'essayiste et écrivain auteur de Narnia. Une génération plus tard, l’écrivain de fantasy Michael Moorcock a révisé la boutade : les geôliers aiment l’évasion hors de la réalité – c’est l’évasion hors de la geôle qu’ils ne supportent pas. Aujourd'hui, dans les premières années du XXIe siècle, l’évasion - l'acte de se retirer des pressions du monde réel dans des mondes imaginaires - a pris une ampleur et une portée bien au-delà de tout ce que Lewis a pu imaginer.
Je suis un écrivain et critique de fantasy, et pendant la majeure partie de ma vie, je me suis évadé. Né en 1977, l'année où Star Wars a porté l’évasion cinématographique vers de nouveaux sommets, j'ai vu les écrans de télévision passer des boîtes analogiques floues à la haute définition sur des écrans grands comme les murs. J’ai joué à mon premier jeu vidéo sur un Sinclair ZX Spectrum et j'ai suivi les mises à niveau via la MegaDrive, la PlayStation, la Xbox et les méga PC de jeu qui logent des supercalculateurs dans l'ensemble des maisons du monde développé. J'ai regardé le langage symbolique de la fantasy - dragons, androïdes, anneaux magiques, passages dans le temps, maisons hantées, soulèvements de robots, Armageddons de zombies, etc. – le plaisir coupable des geeks et des parias est devenu le régime de la culture dominante.
Et je ne suis pas le seul. Je suis emblématique de toute une génération dont on se souviendra, lorsque notre histoire sera écrite, d'abord et avant tout pour son exode dans l'imaginaire numérique. Est-ce que cette grande évasion n’est rien de plus qu'un simple divertissement - conçu pour nous garder heureux dans la prison de Moorcock ? Ou existe-t-il, comme Lewis le croyait, un but plus noble pour nos échappées fantastiques ?
Les fans de J.R.R Tolkien se mettent carrément en rang derrière Lewis. Le Seigneur des Anneaux de Tolkien (1954) a pris le roman de fantasy – qui servait auparavant à moraliser les histoires pour enfants - et a créé tout un monde à sa place. La Terre du Milieu n’était pas une métaphore ou allégorie : elle était sa propre réalité, accompagnée de cartes, de langues, d’une histoire et de politique - un monde secondaire de fantasy dans lequel les lecteurs se sont complètement immergés, échappant à la réalité primaire tant qu'ils continuaient à lire. L’immersion est depuis devenue le mantra de l’évasion moderne en fantasy, et la création fluide de mondes secondaires sa mission. Nous avons soif d’une évasion si complète qu’elle frise l'oubli : l'éradication totale de soi et la réalité sous une fantasy superposée.
Le langage est une technologie puissante pour s'échapper, mais il est aussi puissant que le degré d’alphabétisation du lecteur. À la différence du cinéma. Star Wars a marqué l'arrivée d'un nouveau genre de film à succès, qui tirait profit de la technologie informatique de pointe pour rendre la fantasy encore plus immersive. Puis, en 1991, avec Terminator 2 : Le Jugement dernier de James Cameron, l’image de synthèse (CGI) a révélé son potentiel, et le morphing a établi un nouveau standard pour la fantasy sur écran. Les images de synthèse ont permis aux cinéastes de créer des mondes imaginaires limités uniquement par leur imagination. Les dinosaures hyperréalistes de Jurassic Park (1993) ou Toy Story (1995), le premier long métrage en images de synthèse, ont déclenché une vague de blockbusters avec images de synthèses, de Matrix (1999) à Avatar (2009). La fusion homogène de la réalité et de la fantasy qu’offre l’imagerie de synthèse a transformé nos attentes en matière de cinéma, et alimenté notre appétit vorace pour l’évasion.
Les jeux vidéo ont pu sembler être une technologie d'évasion improbable dans les premiers jours de Pong et Pac-Man. Il faut faire un gros effort de volonté pour voir la collection de pixels planant au bas de l'écran dans Space Invaders comme la dernière étoile-combattante de l'humanité. Mais le fonctionnement de la loi de Moore - qui veut que la puissance de calcul des ordinateurs double tous les deux ans - signifie que, au début des années 1990, les jeux vidéo étaient à la corde avec les films pour prendre la tête de l'industrie de l'évasion. Cette décennie a également vu la première vague de cyber-utopie, bien que la promesse initiale de casques de réalité virtuelle et des domaines internet multi-utilisateurs ait échoué à se matérialiser. Au lieu de cela, ce sont nos pouces qui ont fait la conversation à travers les touches de commande des consoles de jeux devant des écrans haute définition. Super Mario Bros, Sonic the Hedgehog et Lara Croft Tomb Raider ont contribué à transformer les jeux vidéo, de l'obsession puérile au phénomène culturel massif.
Aujourd'hui, les franchises de jeux vidéo telles que Halo, Grand Theft Auto et Call of Duty alimentent une industrie d'une valeur estimée à 65 milliards de dollars en 2011. Mais l'argent n'est que la partie émergée de l'iceberg quand il s'agit de mesurer l'impact des jeux sur la culture et la société contemporaine en général. La conceptrice de jeux vidéo et chercheuse américain Jane McGonigal estime qu'il y a aujourd’hui 500 millions de gamers virtuoses (des personnes qui ont passé plus de 10 000 heures dans des mondes virtuels). Elle soutient que ce nombre va tripler au cours de la prochaine décennie : environ un cinquième de la population mondiale va passer autant de temps dans les mondes virtuel qu’à faire des études. Nous nous lançons dans une expérience sociale audacieuse : l'immersion de toute une génération dans des évasions virtuelles d’une profondeur et d’une complexité sans précédent. Et l'aspect le plus remarquable de cette révolution potentielle est le peu de considération que nous lui accordons.
Alors que la technologie de l'évasion continue de s'accélérer, nous avons commencé à voir une éruption de la fantasy dans la réalité. La réalité augmentée des Google Glass et la réalité virtuelle des casques de jeu Oculus Rift (ressuscitée par la puissance du financement collectif) rendent de plus en plus possible le fait que nos mondes imaginaires de fantasy pourraient bientôt être mélangés avec notre monde physique, améliorant mais aussi distordant notre sens de la réalité. Lorsque nous pouvons remplacer notre propre reflet dans le miroir avec une image numérique d’une beauté parfaite, comment tolérer un retour au réel ? Peut-être que finalement, nous nous retrouverons non pas à essayer désespérément de nous échapper dans l'imaginaire, mais au contraire à essayer désespérément d’échapper à la fantasy. Ou tout simplement à devenir incapable de dire ce qui est quoi.
Certains diront que nous en sommes déjà là. Dans les visions de science-fiction du futuriste Américain Ray Kurzweil et d'autres prophètes du post-humanisme, nous uploaderons nos esprits sur des substrats de silicium, où ils seront transformés en super-intelligence et en toute autre singularité technologique imminente. C'est une vision de communion religieuse aujourd'hui largement parodiée dans The Rapture of the Nerds.
Et pourtant, les technologies numériques d'aujourd'hui ne sont que les derniers d'une longue progression d’outils d'expression de l'imagination. Nous nous échappons, pas dans d'autres mondes, mais dans notre imagination. La question est, de quoi nous échappons-nous ? Est-ce de la réalité ? (Quelle qu'elle soit.)
Les philosophes ont argumenté pendant des millénaires sur la nature de la réalité, un débat qui peut être classé en deux écoles de pensée : le matérialisme et l'idéalisme. Les philosophes matérialistes affirment que la réalité est composée de matière et d'énergie, et que tous les phénomènes observables, y compris l'esprit et la conscience, viennent d’interactions matérielles. Pour beaucoup d'entre nous, le matérialisme est la seule théorie de la réalité à laquelle on peut ou on doit donner du crédit : elle sous-tend tous les points de vue scientifiques et rationalistes qui prévalent dans le monde d'aujourd'hui. De quoi la réalité est-elle faite, sinon d’atomes ou de leurs composantes ?
Les idéalistes, quant à eux, prennent leurs repères ailleurs. Le monde est fait d'histoires, pas d'atomes, dit la poétesse américaine Muriel Rukeyser en 1968. Ses mots sont l’expression puissante d'une vision du monde que le matérialisme ne peut pas accueillir. L'idéalisme soutient que la réalité est construite par l'esprit. La conscience ne vient pas d'interactions matérielles, elle est universelle ; et de la conscience découle tous les phénomènes matériels de l'univers, y compris les atomes. Le monde n'est pas fait d'atomes. Il est fait d'histoires que nous racontons sur les atomes.
Dans la philosophie matérielle, l'acte de s'échapper dans notre imagination est au mieux une retraite temporaire de la réalité dans l'imaginaire. Mais d’un point de vue idéaliste, le même acte d'imagination peut remodeler notre réalité.
Dans le monde moderne, le débat entre le matérialisme et l'idéalisme s’est manifesté le plus puissamment dans l'opposition entre la science et la religion. La science tient actuellement le haut du pavé, moins en raison d'arguments philosophiques abstraits que parce que les énormes avantages matériels de la science et de la technologie - produits tangibles de l'âge de raison - ont établi une vision du monde matérialiste devenue de facto la croyance de presque tous les citoyens du monde technologiquement développé. En outre, la culture occidentale matérialiste du capitalisme de consommation englobe, à travers la mondialisation, toutes les cultures diverses de notre monde. La monoculture dominante mondiale est une culture du matérialisme.
Nous voyons dans les arguments athéistes de Richard Dawkins et Daniel Dennett un triomphe de la philosophie matérialiste si total que même leurs adversaires débattent selon leurs modalités. Dieu n'a pas sa place dans le matérialisme. Il n'est pas d’être supérieur de matière et d'énergie qui soit responsable de la création de la matière et de l'énergie. Les fondamentalistes religieux qui tentent de répondre aux assertions sceptiques du Nouvel Athéisme sont eux-mêmes ancrés dans une vision du monde matérialiste, laissant en arrière-garde des idéalistes argumenter, faiblement, que Dieu est juste un mot très ancien pour exprimer la conscience et l'imagination.
L'idéalisme a mieux résisté dans les arts, où l'existentialisme et le postmodernisme ont tenté de rétablir l'imagination au centre de la réalité. Le système de déconstruction du philosophe français Jacques Derrida, par exemple, nous ramène à l'idée de la réalité en tant que construction qui doit être décomposée jusqu’à ses éléments de base du langage avant de pouvoir être comprise. Mais alors que ces idées ont dominé dans les études universitaires des arts et des sciences humaines, ils tiennent peu au-delà de ces forteresses.
Pour la culture populaire d'évasion en fantasy, l'idéalisme est né à nouveau, et l'imagination a rétabli ses fondations. Quand l’auteur de comics américain Stan Lee était à la recherche d'idées pour les histoires de Marvel qui mettraient le feu à l'imagination des enfants dans les années 1960 en Amérique, les dieux de la mythologie antique et des légendes sont devenus une source naturelle d'inspiration. À côté des dieux nordiques ressuscités comme Thor et Loki, Lee a créé un nouveau panthéon de super-héros pour divertir son auditoire. Des décennies plus tard, les dieux modernes Spider-Man, Iron Man, Wolverine et Captain America dominent le grand écran, attirant des millions de spectateurs qui leur vouent un culte dans les temples sombres des cinémas. Et quand le réalisateur George Lucas a entrepris de faire Star Wars, il l’a construit autour du monomythe du mythographe américain Joseph Campbell - une distillation des valeurs essentielles de milliers d'histoires religieuses du monde entier.
Il y a une longue tradition d'écrivains britanniques pour qui la résurrection des mythes spirituels constitue le cœur de leur propre travail mythopoétique. La mythologie de C.S. Lewis trouvait racine dans l'allégorie chrétienne, alors que Tolkien est remonté plus loin dans l'histoire mythique des îles britanniques à un paysage de magie et de sorcellerie qui a depuis inspiré J.K. Rowling. Grâce à Harry Potter, il y a une génération d'enfants et de jeunes adultes pour lesquels les anciens rituels de magie font autant partie de leur vie que les jeux vidéo. L'un des romans les plus attendus de cet été en anglais, NDLR est The Ocean at the End of the Lane de Neil Gaiman, présenté comme un conte de fées pour adultes. De sa série de comics Sandman à son roman American Gods (2001), Gaiman s’est fait une spécialité de réaménager les mythologies du monde à la culture contemporaine.
Il y a une grande ironie dans le fait que notre société laïque rationnelle, reposant sur la science et la technologie, se vide de ses églises seulement pour les reconstruire en cinémas. Remplacer la Bible par des films sur Harry Potter ou les Hunger Games ; reconstruire les mondes intérieurs de notre imagination – qui étaient à une époque le royaume de la prière et de la méditation ascétique - dans le domaine numérique des ordinateurs : il semble que peu importe combien nous essayons de nous convaincre que la réalité est seulement un matériau, nous continuons à chercher les formes idéales qui se trouvent au-delà. Reformulons-nous simplement les vieilles illusions de l'ère moderne ?
La réalité que je fuyais en tant qu’enfant était un lotissement de la banlieue londonienne. Une grappe de tours et des maisons préfabriquées pondues les unes derrière les autres, comme des centaines d'autres biens immobiliers à travers le pays, pour la population croissante de la Grande-Bretagne d'après-guerre. Dans les années 1980, les propriétés étaient devenues le foyer des classes populaires en pleine expansion. Le travail était en train de se raréfier dans d’autres pays, suite au processus de mondialisation qui s'accélère encore aujourd'hui. Les politiques sociales de l’État-providence, le logement, l'éducation et la santé, qui avaient contribué à faire de la Grande-Bretagne un pays plus équitable, ont été balayées par un gouvernement Thatcher qui ne considérait les pauvres avec intérêt que parce qu’ils étaient une main-d'œuvre flexible.
Rien de tout cela n'était facilement connaissable pour la jeunesse des cités de Grande-Bretagne. Mais nous pouvions voir une vérité plus simple. Sur nos écrans de télévision et dans les centres commerciaux on voyait la richesse matérielle abondante du capitalisme de consommation : mais ce n'était pas pour nous. À quelques rues de là se trouvaient les maisons de banlieue des travailleurs de la classe moyenne. Ce n'était pas non plus pour nous. Et les communautés fermées des vrais riches, leurs country clubs et les hôtels de luxe, auraient aussi bien pu être invisibles. Les aperçus que nous avons réussi à voir nous ont bien montré que ce n’était pas pour nous non plus. La société matérialiste des années 1980 en Grande-Bretagne avait une hiérarchie, et nous étions en bas de l’échelle.
Du point de vue de la classe populaire, la réalité matérielle est sombre. Vous êtes un survivant d’une évolution aveugle, échoué sur un rocher boueux sous la lumière crue d'un soleil nucléaire. Au-delà il y a un univers infini de matière inerte, de poussière et de radiations dévastatrices qui n'est ni pour ni contre vous, mais tout simplement pas au courant de votre existence. Il n'y a pas de Dieu. Il n'y a pas de paradis, ou de récompense éternelle. Il y a seulement un autre quart à faire à l'usine, ou au centre d'appel, ou au McDonald - si vous avez de la chance. En poussant le déterminisme à l’extrême, la philosophie matérialiste impose une hiérarchie sociale remarquablement rigide et oppressive.
Face à votre infériorité dans cette hiérarchie, pourquoi ne pas vous plonger dans la fantasy ? Investissez vos espoirs dans les caprices de téléportation de la télé-réalité, où la victoire factice dans X Factor ou The Apprentice peut vous élever dans la stratosphère éclairée au néon de la célébrité. Allumez un joint et allumez votre Xbox. Perdez-vous dans les pages colorées de bandes dessinées. Réalisez vos rêves d'être beau, riche, héroïque - le centre d'un univers construit juste pour vous ! - et ignorez ce monde au-delà de votre chambre, dans lequel vous êtes sous-payés, mal aimés et anonymes. Mais pendant tout ce temps ces évasions en fantasy sont alimentées par une industrie qui cherche simplement à marchander nos rêves et ensuite à nous les revendre, dépouillés de sens, vidés du vrai potentiel de l'imagination humaine. Nous restons en prison, ne rêvant que de liberté.
La vraie leçon que la pauvreté nous enseigne est que notre société est construite pour ceux qui ont le pouvoir. Mais paradoxalement dans ce domaine, il y a peut-être encore un peu d'espoir pour notre grande évasion, parce que toute évasion nous emmène vers des mondes créés par un acte d'imagination. Heure après heure, nous mettons en pratique ce que cela signifie d'être créateurs de nos propres mondes : à travers les actions portées par des héros comme Luke Skywalker ou Sarah Connor de Terminator ; à travers la création de nos propres héros dans les jeux tels que World of Warcraft ; ou encore en exploitant notre créativité divine dans SimCity ou Minecraft.
Nous créer des mondes imaginaires nous aide-t-il alors à nous échapper, non pas de la réalité, mais à dépasser nos propres limites ? Est-il possible que nous puissions ramener de nos échappées un sens renouvelé de notre propre puissance et de notre potentiel créatif en tant qu'êtres humains ? Dans un monde qui exige de plus en plus des deux, cela pourrait être la plus haute fonction de l'évasion, et l'appel que nous devrions exiger de celui-ci.

Article originel
Traduction réalisée par Nak


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