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L’hypothèse de Le Guin

Par Alice, le dimanche 28 octobre 2012 à 14:01:27

UKLOn ne présente plus Ursula K. Le Guin.
Dans cette tribune traduite pour vous, l'auteur revient notamment sur la notion de genre en littérature, et comment ces distinctions persistent encore aujourd'hui, non sans conséquence.
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L'article

Je me dis toujours que j'en ai fini d'écrire à propos de la division entre Genre et Littérature, que ce vampire est enterré au carrefour, un pieu dans le cœur et de l'ail au fond du cercueil. Et puis, il se relève, encore, bien vivant. Sa dernière résurrection est des plus amusantes dans cet article divertissant publié le 28 Mai dans le New Yorker : "Les Ecrivains faciles" par Arthur Krystal, dans lequel il discute de la division entre Genre et Littérature et, en voulant l'expliquer, semble minutieusement la perpétuer.

Il utilise la phrase de Chesterton "bons mauvais livres" pour les romans de genre et qualifie leur lecture de "plaisir coupable", une phrase qui réussit à être simultanément auto-dénigrante, vaniteuse et collusoire. Quand je parle de mon plaisir coupable, je confesse savoir que je pêche, mais je sais que vous pêchez aussi. Ah ah, ne sommes-nous pas de mignons pêcheurs ?

M. Krystal donne un bon et bref aperçu de l'accusation du 18ème siècle présentant toutes lectures de romans comme des plaisirs coupables et, de manière amusante, critique l'invention sinistre et moderne du "sérieux", ou du roman littéraire, qui a étiquetée tous les autres romans comme des romans de genre, des romans triviaux.

Mais son unique exemple de roman littéraire est "Finies les Parades" de Ford Madox Ford. J'adore cet interminable pavé et je pense que c'est un des plus grands romans de guerre. Mais il n'a jamais été très connu en Amérique et je me demande combien de personnes en ont entendu parler jusqu'à maintenant. Si ce livre est un exemple du roman littéraire, alors on peut le définir comme obscur, impopulaire, syntaxiquement complexe, vieux de 90 ans et britannique. La littérature est-elle la chose sérieuse que l'on étudie par obligation d'abord et que l'on lit ensuite par plaisir ? Mais alors laquelle de ces lectures est à blâmer ?

M. Krystal ne le dit pas franchement. Mais il ne dit pas un mot à propos du plaisir non coupable que la littérature ainsi que les romans de genre peuvent apporter. Et ce qu'il dit à propos du genre fiction entre dans le méli-mélo familier et moderne du Puritanisme et du snobisme inversé.

Je ne veux pas rejoindre le groupe dont les membres, toujours montés les uns contre les autres, coincés dans un salon du vingtième siècle, souriant d'un air satisfait au-dessus d'une copie de "Amazing Wonder Tales" parce que c'est "mauvais" et applaudissant le professeur collet monté qui veut nous faire lire "A Tale of Two Cities" parce que c'est "bon". Je ne veux plus en faire partie.

Les habiles écrivains de genre, déclare M. Krystal, savent qu'un certain degré d'artificialité doit prévaloir, de peur que ce qui fait que nous lisons leurs livres s'évapore. Ce sont des intrigues que nous voulons, et nous en voulons beaucoup.

Qui est ce "nous", homme blanc ?

L'intrigue n'est pas la raison pour laquelle je me suis tournée vers le roman et je trouve que c'est souvent l'élément le moins intéressant. L'histoire n'est que ce qui se passe. Trame compliquée et histoires prolongées : l'intrigue est en effet un pur artifice. Mais M. Krystal semble dire que seuls les écrivains de genre sont conscients qu'un certain degré d'artificialité doit prévaloir dans la fiction. Veut-il dire par là que les écrivains littéraires n'usent d'aucun artifice ? Qu'ils ne savent pas, aussi sûrement que les écrivains de genre, l'artificialité absolue, impérieuse et merveilleuse de leur art ? Que l'écriture de Virginia Woolf, si souvent montrée comme sans intrigue, était naturelle ?

Et je questionne l'idée de "se tourner vers" la fiction de genre comme des accros se tournent vers leurs aiguilles ou leurs bouteilles. Le genre comme une dose de fiction.

Quiconque lisant beaucoup est, si vous voulez, accro. Les personnes qui inscrivent leurs initiales sur la page de garde des livres de bibliothèque pour ne pas emprunter le même livre encore et encore sont des accros aux histoires. Comme ce gamin de 10 ans, le nez dans "Bilbo le Hobbit", oubliant l'heure du dîner et inconscient du monde qui l'entoure. Comme cette vieille dame lisant et relisant "Guerre et Paix" pour la huitième fois. Comme cet universitaire qui étudie "L'Odyssée" depuis quarante ans. La vraie qualité d'une histoire est de tenir en haleine, de fasciner. Demandez à l'Invité des Noces d'arrêter d'écouter le Vieux Marin parler*. Il ne peut pas. Il est pendu à ses lèvres. Parfois vous êtes fasciné par la simple intrigue, parfois, sur la familiarité, la prédictibilité, et quelques fois par quelque chose de plus grand.

Le problème avec l'idée de séparation entre la Littérature de fiction et le Genre est que cela semble être une distinction raisonnable entre deux sortes de fiction mais elle cache toujours un jugement de valeur : Littérature supérieure, Genre, inférieur. Rester coincé dans la catégorie moyenne des "bons mauvais livres" n'aide en rien. Vous pourriez aussi bien créer une nouvelle catégorie de "mauvais bons livres" dans laquelle tout le monde mettrait ce qu'il voudrait. La mienne contiendrait un lot impressionnant de gagnants du Booker Prize et, oui, définitivement, "The Death of Virgil" serait inclus, mais c'est juste un jeu de salon.

Certaines choses doivent arriver avant qu'il puisse y avoir une discussion intelligente à propos de ce qu'est la littérature. Et certaines sont, en fait, en train de se passer. C'est bien de voir que M. Krystal se moque d'Edmund Wilson, à distance raisonnable bien sûr. Les départements d'anglais ont largement abandonné l'idée d'essayer de défendre leur tour d'ivoire en abattant chaque vaisseau spatial en approche. Les critiques n'ont jamais été plus clairement conscients que beaucoup d'écrits littéraires se créent et se lisent en dehors des bosquets sacrés du réalisme moderne. Mais tant que l'opposition entre la Littérature et le Genre sera maintenue, le jugement de valeur catégoriquement faux s'y accrochera et avec lui la fausse dichotomie de plaisir vertueux et de plaisir coupable.

Pour se détacher de cette plaie ennuyeuse, je propose une hypothèse : la Littérature est le corps de l'art écrit. Tous les romans en font partie.

Le jugement de valeur, dissimulé dans la distinction, et la distinction elle-même entre roman littéraire et roman de genre, disparaissent.

Tous les romans lisibles peuvent être source de vrai plaisir. Chaque roman lu par choix est lu parce qu'il est source de vrai plaisir. La littérature est constituée de beaucoup de genres : le mystérieux, la science-fiction, la fantaisie, le naturalisme, le réalisme, le réalisme magique, l'art graphique, l'érotique, l'expérimental, le psychologique, le social, le politique, l'historique, le roman d'apprentissage, la romance, le western, le roman militaire, pour jeunes adultes, le thriller, etc., etc… et la prolifération des mélanges et des sous-genres comme la Régence érotique, le thriller noir procédural ou encore le thriller historique avec des zombies.

Quelques-unes de ces catégories sont descriptives, d'autres sont largement maintenues comme des marques commerciales. Certaines sont vieilles, d'autres nouvelles et d'autres encore éphémères. Les Genres existent, les types et genres de fiction existent et ont besoin d'être compris, mais aucun genre n'est en soi catégoriquement supérieur ou inférieur. Cette théorie montre que le snobisme Puritain de "haut" et de "bas" plaisir est hors de propos et très dur à défendre.

Bien sûr, chaque lecteur aura ses préférences de genres et sera ennuyé par certains ou en repoussera d'autres. Mais ceux qui clament qu'un genre est catégoriquement supérieur à tous les autres devraient être prêts et capables de défendre leurs préjugés. Et cela implique de savoir en quoi les genres "inférieurs" consistent par leur nature et leur forme d'excellence. Cela implique de les lire.

Si nous pensions tous les genres de fiction comme de la littérature, on en aurait fini avec la perte de temps, les discussions désagréables, les moqueries contre les romanciers populaires qui n'écrivent pas selon les règles du réalisme, l'interdiction de l'écriture imaginaire dans les cours d'écriture de la MFA, l'échec de tant de professeurs d'anglais à enseigner ce que les gens lisent en réalité et, l'interminable, l'idiote excuse pour, au final, le lire.

Si les critiques et les professeurs renonçaient à insister pour qu'une sorte de littérature soit la seule lecture de valeur, ils se libéreraient beaucoup de temps pour penser aux différentes choses que les romans font et comment ils les font et, par-dessus tout, pour considérer pourquoi des "livres individuels" de tous les genres sont, certains depuis des siècles, et continueront à être, de plus grande valeur littéraire que la plupart des autres.

Parce que là est le vrai mystère. Pourquoi un livre va être divertissant, un autre décevant, ou encore un autre une révélation et une joie intemporelle ? Où est la qualité ? Qu'est-ce qui fait qu'un bon livre est bon et qu'un mauvais livre est mauvais ?

Ce n'est ni son sujet, ni son genre. Quoi alors ? C'est à ce propos qu'il y a toujours eu des conversations sur les bons livres.

Nous ne serons pas autorisés à faire tomber le mur entre la Littérature de fiction et le Genre, enfin, tant que les éditeurs et les libraires penseront que leur business en dépend, exploitant ainsi le principe de plaisir coupable. Mais alors, combien de temps tiendront les éditeurs et les libraires contre l'agression massive des énormes entreprises qui prennent maintenant chaque forme de publication dans l'absolue indifférence de son contenu ou de sa qualité tant qu'ils peuvent le vendre comme une simple marchandise ?

UKL

  • Ndt: Référence au poème de Samuel Taylor Coleridge "The Rime of the Ancient Mariner" (1798) dans lequel un vieux marin interpelle un invité de mariage et lui raconte ses aventures. Bien qu'impatient et un peu effrayé, l'homme l'écoute, fasciné, jusqu'au bout.

Article originel.


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