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Bilan 2022, l’année fantasy des libraires

Par Gillossen, le mardi 14 mars 2023 à 10:30:00

Mathieu Lauzon-Dicso - Librairie Saga Bookstore, Montréal

Saga

Alors que 2022 vient de s'achever, quel serait votre premier bilan de cette année en Imaginaire (surtout fantasy) dans votre librairie ?
En 2022, ce fut surtout avec la science-fiction que nous avons pu compter des points : à travers notre club de lecture bilingue, notamment, nous avons eu le plaisir de faire (re)découvrir des textes d’Octavia Butler (Parable of the Sower / La parabole du semeur), d’Olga Ravn (Les Employés / The Employees), d’Élisabeth Vonarburg (Sang de pierre/Blood Out of a Stone), de Su J Sokol (Cycling to Asylum / Les lignes invisibles) à nos membres. Un vrai coup de cœur du club de lecture fut l’anthologie de futurisme autochtone queer Love After the End (L’amour aux temps d’après), dirigée par Joshua Whitehead, avec des nouvelles de Darcie Little Badger, d’Adam Garnet Jones, de jaye simpson et plusieurs autres. Et évidemment, il y a cette autrice qui améliore notre quotidien et celle de notre communauté : Becky Chambers! Ses récits sont toujours très populaires chez Saga, en anglais comme en français : la novella To Be Taught If Fortunate (Apprendre si par bonheur) fut elle aussi un immense succès auprès des membres du club. Et nous avons eu l’immense privilège de coprésenter une « causerie au coin du feu » virtuelle en sa présence, l’automne dernier.
Je réalise que nous n’avons proposé qu’un seul titre de fantasy dans le cadre du club de lecture bilingue, une vraie pépite qui risque de ne pas être bien connue des lecteurs européens : Zora, un conte cruel, de l’auteur québécois Philippe Arsenault. Ce roman ne laisse personne indifférent : imaginez un conte moderne finnois, malsain, drôle et répugnant, baignant dans une atmosphère de forêt noire et de neige ancienne, raconté dans une langue rabelaisienne particulièrement créative… Si vous pouvez mettre la main dessus, foncez!
Un bel événement fut l’accueil de la résidence en librairie de l’auteur Vincent Brault, rendue possible grâce à l’Association des libraires du Québec et le Conseil des Arts de Montréal. L’auteur, qui œuvre surtout dans le « néo-fantastique » et l’étrange, a proposé un projet surprenant, où pendant quelques semaines au printemps, il a récolté des récits de fantôme dans notre communauté ; ces recherches l’auront servi dans l’écriture de son prochain roman. Il a aussi offert des ateliers d’écriture et des conférences, notamment sur les yôkai, et le public a ainsi pu apprivoiser son précédent livre, Le fantôme de Suzuko, où un homme revient à Tokyo des années après le décès de sa petite amie, Suzuko, pour traverser son deuil dans un environnement urbain qui semble hanté par ses souvenirs.
Et sinon, même si la SF a été omniprésente en 2022 chez nous, nous avons quand même eu de belles surprises en cours d’année, côté fantasy. Entre autres, du côté de la littérature jeune adulte, un beau succès de Gallant de V.E. Schwab en anglais – avoir des exemplaires dédicacés nous a aidés! – et en français, Le plus grand des voleurs, premier volume de la nouvelle série L’Épopée de Lô, d’une néo-Montréalaise d’origine niçoise, Maïlys Pailhous!
On a entendu dire que la guerre en Ukraine, le prix du papier qui fait augmenter le prix des ouvrages ou les décale, etc, avait refroidi les lectrices et lecteurs, avez-vous noté des signes de frilosité ?
Malgré nos succès, pour Saga, ce fut une année assez étrange, ambivalente, même difficile et douloureuse sur la fin : nous avons commencé en lion, avec nos meilleures ventes à vie en un seul trimestre. Nous avons fait d’excellents chiffres au printemps, notamment fin avril, lors de la Canadian Independent Bookstore Day (CIBD, soit la Journée des librairies indépendantes canadiennes, peu connue de nos confrères francophones même au Québec). Puis, à partir de l’été, une série de débâcles nous a petit à petit « mis à terre » : inondation, problèmes de santé, obligations envers des contrats de travail en externe qui ont pris tout notre temps et notre énergie, etc. Nous remontons maintenant la pente, mais nous avons dû décider de refuser les très nombreuses commandes scolaires que nous recevions de la part d’enseignants, qui accaparaient nos comptes et notre flux de trésorerie – ce fut un gros coup sur nos ventes, dans l’immédiat, et nous en vivons encore les conséquences, mais il était nécessaire d’agir ainsi, car nous étions en train de devenir une librairie scolaire avec quelques titres en imaginaire, plutôt qu’une librairie spécialisée en imaginaire avec quelques titres scolaires! Nous pouvons maintenant nous concentrer à nouveau sur les genres de l’imaginaire, sur les événements à offrir à notre communauté, sur le rôle que notre librairie peu jouer dans l’écosystème québécois afin de mieux faire connaître la SFF à un plus grand public.
On note aussi, depuis quelques mois, une réduction du montant moyen des paniers de nos clients. Malheureusement, l’état actuel de l’économie, alors que tous les prix augmentent (loyer, épicerie, etc.), rend plus difficile de vendre des livres, surtout lorsque leur coût augmente aussi. Nous tentons de trouver des solutions, notamment en offrant un rayon de livres neufs en solde, où nous mettrons des œuvres d’imaginaire en rotation, y compris des nouveautés. Il faut savoir qu’au Québec, le prix du livre n’est pas fixé par la loi, et qu’il est donc possible d’offrir des escomptes de 20%, 30$, 40%, etc., ce qui profite normalement surtout aux très gros joueurs…
A-t-on encore le temps de faire de la "lecture de rattrapage", en poche par exemple, quand on est libraire ?
Il s’agit généralement de mes lectures habituelles ; oui, je lis des nouveautés, mais chez Saga, nous ne travaillons pas spécifiquement les offices à tout prix. Nos livres sont présents en petite, voire très petite quantité : on œuvre souvent à l’unité, à la sélection (comme on dit en anglais, « it’s all curated! »). Nos meilleurs vendeurs, ce sont toujours des titres que nous avons lus et aimés, peu importe s’ils ont été publiés durant l’année en cours, il y a deux ans, cinq ans, ou plus !
Par exemple, tout au long de 2022, je n’ai pas arrêté de conseiller la très belle novella de postapo hopepunk (hé oui, belle combinaison!) The Annual Migration of Clouds de l’écrivaine canadienne Premee Mohamed. Le titre date de 2021, je l’ai lu tardivement, j’en ai profité pour inviter Premee à une causerie virtuelle (en anglais) sur la parasitologie et la science-fiction, en compagnie de la Dr. Thavy Long de l’Université McGill pour le Festival Métropolis Bleu, et depuis, c’est un de nos coups de cœur chez Saga – et on espère bien qu’un éditeur francophone mettra la main dessus !
Enfin, qu’attendez-vous de cette année 2023  ?
Une meilleure année, sans inondation ni problème de santé ! Aussi, un rythme de travail plus sain, plus humain, plus agréable, ce qui devrait se transposer dans l’ambiance à la librairie – déjà, ces derniers jours, nous avons été très occupés dans le réaménagement du local ; nous avons installé des sièges où on invite les clients à se poser, à lire, à discuter avec nous. Nous tenons une librairie, un lieu d’échanges conviviaux, et pas une succursale de supermarché. Nous VOULONS être dérangés par les lecteurs, nous PRÉFÉRONS ne pas avoir le temps de terminer nos tâches (parce qu’un livre nous a intrigués trop longtemps, parce qu’une discussion nous a captivés pendant une heure !) Nous avions lancé une campagne de sociofinancement, lors des débâcles de l’an dernier, et de récents événements nous ont amenés à la remettre de l’avant, et déjà, on sent que la communauté est toujours là et répond à notre appel à l’aide, ce qui est très rassurant.
Sinon, côté fantasy, on sent déjà un vent de changement, depuis le début d’année : notre meilleur vendeur est La respiration du ciel de Mélodie Joseph, le premier roman d’afrofantasy francophone au Québec. Nous avons eu le plaisir d’accueillir le lancement du livre, qu’on voit partout dans les médias – je vous souhaite sincèrement qu’il fasse son apparition en France bientôt, car il est excellent !
Bref, il y a beaucoup de travail devant nous pour redresser la librairie, mais un jour à la fois, ça avance. Un nouvel associé vient de rejoindre notre équipe, et il nous offre une aide inestimable dans tout ce qui touche aux aspects légaux, administratifs et comptables. C’est une vraie bouée de sauvetage, après avoir ouvert Saga dans les pires circonstances possibles, en 2020. Et on veut bien y croire, on continue de garder bon espoir que nous serons toujours là l’an prochain pour continuer de bâtir un monde meilleur (et en attendant, on peut continuer de lire Becky Chambers ! ;) )

Propos recueillis et mis en forme par Emmanuel Chastellière.

  1. La librairie Critic, Rennes - Etienne Vincent
  2. Le Nuage Vert, Paris - Eléonore Calvez
  3. Les Quatre Chemins, Lille - Christophe, Hugo et Tom
  4. La librairie Sauramps, Montpellier - Benjamin Spohr
  5. Christophe Brocard - rayon imaginaire Fnac Saint-Lazare
  6. Ulysse Ronné - Librairie Mollat à Bordeaux
  7. Anaïs Daniel - rayon Imaginaire Fnac Montparnasse
  8. Mathieu Lauzon-Dicso - Librairie Saga Bookstore, Montréal

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