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Suivez-nous dans les rues de Camorr !
Par Esdeo, le vendredi 21 mars 2014 à 15:57:46
A l'occasion de la parution de La République des Voleurs, nous avons décidé de nous pencher, si vous le voulez bien, sur la carte présente dans Les Mensonges de Locke Lamora.
Ce roman est le premier tome de la saga des Salauds Gentilshommes écrite par Scott Lynch et qui compte actuellement trois volumes. Les Mensonges de Locke Lamora est paru en 2006 pour sa version originale et en 2007 pour sa version française.
Mais au-delà de l'intrigue rondement menée ou de ses personnages bigarrés, le premier roman de l'auteur a aussi marqué ses lecteurs par la cité qui lui tient lieu de cadre : Camorr.
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Plongée dans la cité
Alors, le récit des Mensonges de Locke Lamora se situe dans un monde imaginaire à l’inspiration médiévale et nous verrons par la suite comment Scott Lynch a su puiser dans notre monde réel des références géographiques pour bâtir son monde. Cela vaut notamment pour celle qui est le cadre essentiel de son roman : la ville de Camorr. Cette cité est d’ailleurs l’objet de la seule carte présente dans cette œuvre et c’est cette carte que nous vous proposons de regarder en détail.
Mais avant de nous plonger dans la carte proprement dite, notons qu’il en existe plusieurs versions. Ainsi, on retrouve déjà sur le site officiel de l’auteur deux cartes distinctes de Camorr. Si elles sont très proches l’une de autre, celle en couleurs est chronologiquement la première et elle a été retouchée, tant d’un point de vue graphique que dans son contenu. Scott Lynch consacre d’ailleurs un petit paragraphe à ces retouches, expliquant que les modifications apportées l’ont été dans un souci de réalisme. La version en noir et blanc est la version définitive de cette carte et l’auteur le précise lui-même, elle est parfaitement cohérente avec le contenu du récit. Alors si cette version noir et blanc semble s’imposer pour les besoins de l’édition papier, on note toutefois une perte d’information par rapport à la version couleur, notamment au niveau des dégradés de teintes sur les terres qui semblent a priori nous informer sur des éléments de relief. On conserve toutefois dans la version noir et blanc des indications, il est vrai un peu succinctes, d’ordre bathymétrique, ainsi que l’intégralité des précisions d’ordre toponymique de la carte en couleur. Nous nous baserons par la suite sur cette carte en noir et blanc pour continuer notre propos et la considérerons donc comme la carte de référence.
Il est intéressant de noter que cette version de la carte présente dans l’édition française est quelque peu différente de celle du site. Comme on peut le constater, la carte est toujours aussi précise d’un point de vie toponymique, avec les nombreux noms de quartiers, ce qui est en soit déjà très révélateur et nous y reviendrons. Mais l’habillage graphique de la carte est lui bien différent, avec une volonté affichée d’obtenir un rendu vieilli et de s’éloigner d’un aspect trop informatisé. C’est le cas avec les monstres marins, éléments pittoresques des cartes anciennes, censés apporter un soupçon de mystère et révélateurs d’une certaine défiance vis-à-vis de l’océan. Leur présence sur cette carte n’est d’ailleurs pas en contradiction avec le contenu du roman, où les créatures marines sont à la limite du réel et du fantasme. Autre différence par rapport à la carte de référence, l’habillage parcheminé du nom de la carte, mais aussi le traitement hachuré des limites de côtes. Si on perd par là-même la précision bathymétrique de la carte de référence, tout ceci est assez bien vu et on y gagne en authenticité pourrait-on dire, comme en témoigne, à titre de comparaison, cette carte des îles de Lérins au sud de Cannes dressée en 1634 et où figurent bien monstres et hachures.
Toutefois, toutes les versions de ces cartes de Camorr partagent entre elles quelques lacunes en terme d’habillage cartographique : en particulier, aucune d’entre elles n’apportent de précision d’échelle ; il en devient difficile d’évaluer avec un peu de précision la taille de Camorr : 1, 2, 5 kilomètres d’est en ouest ? Difficile à dire … Tentons d’extrapoler un peu d’après ce que l’auteur nous indique dans le premier chapitre : le fleuve Angevin fait 200m de large juste en amont du Marché Changeant, soit ici. On en déduit grossièrement l’échelle suivante, et que la ville de Camorr s’étend donc sur un peu plus de 6 kilomètres d’est en ouest, ce qui en fait une cité de taille très respectable. Mais … nous parlons d’est et d’ouest, mais rien ne nous indique que l’est pointe bien vers la droite sur ces cartes. Alors c’est bien le cas, de très nombreuses précisions dans le récit nous le confirment, mais une rose des vents aurait confirmé cette information et aurait en outre apporté un cachet supplémentaire à cette carte.
Intéressons-nous maintenant au contenu de la carte. Nous avons à faire à une cité côtière dont la forme globale est vaguement ovoïde, avec un élément hydrique particulièrement présent. Une mer borde tout d’abord la ville sur trois de ses côtés, au Sud, à l’Est et à l’Ouest. La cité s’organise ensuite autour d’un réseau de canaux structuré entre un fleuve, l’Angevin et la mer. L’une des réussites majeures de cette carte est le soin apporté aux dessins des canaux et la cohérence avec le monde créé et voulu par l’auteur. Ainsi, ici nul canal tiré au cordeau, comme on peut en rencontrer par exemple à Amsterdam, l’organisation des canaux est tout en courbes et boucles ; c’est ce que l’on observe en particulier à Venise. Scott Lynch a d’ailleurs reconnu clairement que les villes méditerranéennes l’ont beaucoup inspiré. Voyons donc un peu si on peut dégager une certaine similarité entre le plan de Venise et celui de Camorr. Mettons-les donc en parallèle. Certains éléments d’inspiration apparaissent aisément. Une ville structurée autour d’une voie d’eau principale ayant un dessin en S, l’Angevin d’un côté, le Grand Canal de l’autre. Ensuite, un réseau de canaux perpendiculaires à cette voie d’eau principale et qui structure l’espace urbain en quartiers. Enfin, une ville côtière tournée vers la mer, et non pas vers la terre, avec ses installations portuaires.
Mais s’il y a inspiration, il n’y a pas copie. C’est notamment le cas pour le dessin de détail des canaux pour lequel l’auteur a peut-être voulu aller trop loin dans le détail apporté. En zoomant un peu, on constate en effet, que le tracé des canaux est très torturé, avec de multiples recoins et très peu de lignes droites. Si cela peut convenir pour le dessin d’un cours d’eau naturel, cela s’accorde assez mal avec une logique de construction urbaine : les bords des canaux sont en effet aménagés, souvent par des quais, l’auteur le souligne à maintes reprises et le tracé de détail devrait donc être plus rectiligne, comme en témoigne cette photographie de Venise.
Une autre différence d’importance entre Camorr et Venise réside dans le site sur lequel s’est bâtie la cité. Une lagune pour la ville italienne et un site de tête d’estuaire a priori plus classique pour Camorr. Enfin classique n’est sans doute pas le terme correct, car Scott Lynch a puisé ici dans son imagination fertile pour dessiner le cadre dans lequel insérer Camorr. Nous avons tout d’abord un élément de relief plan au Nord de la ville, un plateau selon l’auteur, mais le terme nous semble ici mal approprié. En effet, le réseau hydrographique et notamment l’Angevin y coule à fleur de topographie, suggérant donc une plaine. Ce cours d’eau dévale ensuite une falaise de 20 mètres de haut par des chutes de 200 mètres de large à l’Est de la ville. Son tracé s’incurve alors vers l’Ouest et il coule au pied du talus pour se jeter dans la Mer à l’Ouest de Camorr. A noter qu’un canal comportant des écluses permet de viabiliser le cours de l’Angevin et d’éviter les chutes d’eau. C’est ce canal qui fait la différence entre les deux cartes présentes sur le site internet de l’auteur. On trouve ensuite au sud du fleuve de nombreuses îles qui forment la majeure partie de Camorr. Ces îles ont des formes bien différentes, ce qui rajoute à l’effet de réalisme et de complexité voulu par l’auteur. Alors si on veut aller plus loin, les processus physiques selon lesquels se sont individualisées ces îles restent assez flous, l’auteur ne nous apportant aucune indication à ce sujet. Nous avons ici des îles surélevées comme la Colline aux Murmures, là une île en forme de croissant, là une île plus plane.. La formation de ces îles est-elle naturelle ? A priori non, les processus géomorphologiques en jeu semblent obscurs, tout comme le tracé de ce fleuve, qui devrait rejoindre la mer à l’Est de Camorr et non pas s’incurver vers l’Ouest. Une explication possible serait de considérer que comme la ville de Camorr n’a pas été fondée par les humains mais par les Eldren, certains éléments nous échappent, comme ils échappent aux habitants actuels de Camorr. L’empreinte de ces créatures est en effet bien visible dans la cité, notamment dans l’organisation des quartiers.
Et nous avons là le deuxième point qui capte l’œil quand on regarde cette carte : la richesse toponymique des noms de quartiers. Tous les quartiers sont ainsi nommés et quasiment chaque île renseignée sans ambiguïté. C’est réellement là une belle réussite de cette carte et cela révèle la minutie que l’auteur a consacrée à la création de sa ville et que l’on retrouve dans le récit au fil des pages. Cette minutie nous donne la possibilité d’aller plus loin et de tenter de dresser une typologie d’ordre fonctionnel des quartiers de Camorr. Partons d’une carte vierge de la cité.
Dans les Mensonges de Locke Lamora, la religion tient une place à part, avec un nombre important de cultes et notamment celui de Perelandro, auquel sont rattachés les Salauds Gentilshommes. Un quartier, le quartier des Temples, est tout naturellement dévolu aux lieux de cultes, avec une position centrale classique dans nos villes médiévales.
Les quartiers résidentiels occupent une grande partie de l’espace urbain et peuvent être déclinés suivant l’aisance et la fonction de leurs habitants. Ainsi, les Cinq Tours est le quartier dirigeant où le pouvoir politique est exercé. Il est situé tout au Nord de la ville, sur la partie surélevée, ce qui est également une position souvent retrouvée dans les cités de notre monde. La Rangée du Numismate est l’autre lieu de pouvoir de Camorr : le pouvoir financier. Ce quartier le plus riche de la ville, mais aussi du continent, est donc aussi un quartier dirigeant. On a ainsi une cité avec deux centres de pouvoir, l’un en hauteur, les Cinq Tours, l’autre avec une position centrale, la Rangée du Numismate, offrant une intéressante structure bicéphale à la ville. Les quartiers résidentiels s’égrènent ensuite, au fur et à mesure que l’on s’éloigne des Cinq Tours.
Alcegrante, quartier de l‘aristocratie et de la haute bourgeoisie s’étend sur les pentes du talus sur la rive droite de l’Angevin, qui forme une limite naturelle mais donc aussi sociale. Allant vers le sud-ouest, on trouve les quartiers des classes plus moyennes, bourgeoises ou commerçantes : ce sont les quartiers du Tournant de la Fontaine, du Recoin Nord, de Fauria, et de Videnza. Ce sont des quartiers calmes où une certaine respectabilité est de mise. On trouve aux abords de ses quartiers résidentiels le Parc des Deux Argents, jardin public où il fait bon se promener. La Vieille Citadelle, ancien site central du pouvoir politique, a été reconvertie en palais de la justice et occupe ainsi une place à part dans la structure urbaine.
Ces quartiers forment un contraste saisissant avec les quartiers plus populaires qui s’étendent vers le sud et l’est, avec des noms très évocateurs : la Lie, les Traquenards ou le Chaudron, quartier le plus dangereux de Camorr.. Ils occupent une grande partie de l’espace urbain et sachant que ces quartiers ont une très forte densité de population, on a donc la grande majorité de la population camorrienne qui y réside. Ils jouxtent les quartiers de production, tels Fumehouille ou l’Arsenal, ainsi que les installations portuaires, comme les Docks. Cette proximité entre les lieux de production et l’habitat des travailleurs est également un classique dans nos villes médiévales, chose qui a quasiment disparu depuis en Europe occidentale. Les cimetières occupent une large place, avec la colline aux Murmures le Tertre du Mendiant et la Colline des Ombres, où Locke l’orphelin fait ses premières armes. Enfin Mara Camorazza est le deuxième jardin public de Camorr, très peu fréquentable lui aussi.
Au final, la structure urbaine de Camorr répond ainsi à une organisation en couches sociales bien ordonnancée et la carte rend donc fidèlement compte du grand soin qu’a apporté l’auteur, visiblement documenté sur les villes du Moyen Age, pour créer sa ville. Il reste ainsi peu de quartiers pour lesquels il est difficile d’affecter une fonction. D’ailleurs, il est intéressant de noter que certains quartiers de cette carte (la Porte du Vicomte, Razona) ne sont pas (ou très peu) évoqués dans le récit, prenant le contre-pied de certaines œuvres qui se font une obligation de visiter tous les endroits spécifiés sur la carte attenante. Le document cartographique ne reflète ainsi pas forcément le cheminement des héros, mais représente un document indépendant à la vie propre qui pourrait être utilisé dans un autre contexte.
Cette manière d’aborder la construction d’une carte a donc ses aspects positifs, mais elle a également ses inconvénients. Ceux-ci prennent ici le trait de lieux intéressants pour le récit et que le lecteur aimerait pouvoir situer. Nous citerons quelques exemples et celui qui vient le premier à l’esprit est bien sûr le temple de Perelandro, domicile des Salauds Gentilshommes. D’après divers informations glanées ici ou là dans le récit, on suppose qu’il est situé au sud-ouest du Quartier des Temples, soit à peu près ici. D’autres points d’intérêt auraient aussi pu être précisés par exemple la Tour Brisée, situé au nord des Traquenards, qui est, dixit l’auteur, un point de repère pour les habitants. On pense aussi à la Tombe Flottante, forteresse nautique du Capa Barsavi au centre des Taudis de bois, à la Maison des roses de verre (272) où Jean Tannen s’entraîne avec don Maranzella, maître d’armes ou encore au Trou qui résonne, à l’ouest d’Eau de Rouille, où se noue une importante partie de l’intrigue. Enfin comment ne pas penser aux Cinq Tours, édifices de plus de 100 mètres de haut construites par les Eldren. Avec d’est en ouest : Pince-Aurore, Lancenoire, le Bief du corbeau (palais du Doc Nicovante), Verre d’Antan et Vigie Ouest.
Mais on pourrait objecter que ces précisions surchargeraient la carte et nuiraient à la lisibilité. Et on aurait peut-être raison. Mais, compte tenu de l’importance des canaux et du temps passé par les personnages à naviguer à leur surface, il est au contraire difficile de comprendre pourquoi ni l’Angevin, ni la Via Camorazza, principale artère commerciale de la ville, ne sont indiqués sur cette carte. Comme l’indication de certains ponts de verre d’antan ou de passechats, cela aurait grandement facilité la perception de certains déplacements des personnages, en outre très bien décrits dans le roman. Enfin pour en finir avec l’élément hydrique, c’est une vraie fausse note que de ne pas avoir indiqué le nom de la Mer de Fer. On constate ainsi que la description sociale de la ville est vraiment très bien aboutie sur cette carte, mais a conduit à quelques lacunes.
Enfin pour terminer ce propos, on regrettera de ne pas disposer d’un plan de situation de la ville : où se situe-t-elle sur la côte, sur le continent ? C’est d’autant plus dommage que l’action ne se limite pas à la ville de Camorr. Ainsi un moment marquant n’est-il pas l’initiation de Jean Tannen au Grand temple d’Aza guilla, sur les montagnes côtières. Combien de fois dans le récit est-il fait allusion à Emberlain et aux Monts Austerhalin, où est distillé le cognac offert par Locke à don Lorenzo Salvara. Et les autres villes : Talisham, Lashain ou Karthain, ville des mages esclaves, autant d’allusions qui auraient vraiment mérité une deuxième carte.
Pour conclure, la carte présente dans Les Mensonges de Locke Lamora est assurément une carte de qualité qui est un plus indéniable pour la lecture de l’œuvre. Elle permet de se représenter la complexité de la ville, que ce soir au niveau du tracé des canaux que de l’organisation spatiale des quartiers. On regrettera juste des lacunes de précision et de mise en situation de la ville. Mais il fait noter que dans le deuxième tome des Salauds Gentilshommes, des Horizons Rouge Sang, un plan de situation est bien présent avec plusieurs villes importantes. De plus, Scott Lynch avait indiqué que les tomes suivants auront chacun comme cadre un site particulier. Et comme il n’exclut pas de revenir pas la suite à Camorr, gageons qu’avec un peu de patience, nous aurons à terme une vision globale du monde qu’il a créé.
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