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Un entretien avec Justine Breton

Docteur en littérature médiévale et maîtresse de conférences à l’Université de Lorraine, Justine Breton observe depuis des années la manière dont le Moyen Âge continue de nourrir nos fictions.
À l’occasion de la parution de son nouvel ouvrage consacré à Terry Pratchett, nous avons pu évoquer avec elle la vitalité de ces représentations, leurs clichés tenaces, mais aussi leurs audaces. Un échange érudit et enthousiaste, comme on les aime !


Vos travaux naviguent entre Moyen Âge historique et fantasy. Quand vous abordez une nouvelle œuvre, qu’est-ce qui vous accroche en premier : le traitement du mythe, la cohérence de l’univers, la manière dont on revisite les clichés ?
J’ai une formation littéraire, et par réflexe je vais d’abord m’intéresser à la narration : quelle est l’histoire racontée, et comment l’œuvre, tous supports confondus, la raconte. D’un point de vue professionnel, j’étudie parfois des œuvres pleines de clichés sur l’histoire et le Moyen Âge, d’autres avec des univers qui donnent l’impression de partir dans tous les sens, ou qui détournent complètement des mythes médiévaux. Cela ne signifie pas que ces œuvres ne sont pas dignes d’intérêt, au contraire : cela donne de la matière à réflexion. D’un point de vue personnel, je peux aussi être fan d’œuvres qui manquent de logique ou qui maltraitent l’histoire : tant que le récit me plaît, et si possible que l’œuvre produite est fun, c’est tout ce qui compte. On ne demande pas à des œuvres de fiction d’être des constructions parfaites, mais des visions artistiques et narratives intéressantes.

Y a-t-il, selon vous, un malentendu persistant entre « Moyen Âge réel » et « Moyen Âge pop », que même les amateurs « avertis » de fantasy continuent de cultiver ?
C’est difficile à dire. Je m’intéresse aux œuvres de fiction, où par définition le Moyen Âge représenté n’est jamais « réel ». Même si un soin particulier est pris pour la reconstitution des costumes ou dans la fidélité à des événements historiques, il s’agit toujours de récits construits dans un but de divertissement. Cela signifie que la représentation du Moyen Âge est nécessairement subordonnée aux enjeux de la fiction.
Là où cela devient particulièrement stimulant, c’est quand l’on emploie cet argument de réalisme historique pour justifier des représentations et des usages contemporains, là où la fiction et ce « Moyen Âge pop » pourraient très bien se suffire à eux-mêmes. Dans ce cas, il faut alors creuser les enjeux de cette pratique : que cherche-t-on à faire ou à dire en mettant en avant la « réalité historique » d’une œuvre qui par définition ne peut pas y prétendre ?
Ce réalisme historique est devenu un argument marketing, mais au-delà de cela il pose la question du rapport entre l’histoire et la fiction, qui est un sujet qui m’intéresse énormément – d’autant plus que, pour la période médiévale qui constitue l’essentiel de mes travaux, cette séparation des concepts n’existait pas véritablement (d’où le fait que l’on peut lire des « chroniques historiques », tout à fait sérieuses et documentés au Moyen Âge, mais qui intègrent aussi des épisodes avec des dragons ou des géants).

À l’inverse, avez-vous récemment repéré une œuvre qui bouscule vraiment notre vision habituelle de la période, en séries, en films ou en romans ?
Récemment, je n’ai pas d’exemple vraiment marquant en tête. Il y a des propositions assez variées, qui ponctuellement peuvent mettre en avant un renouvellement de tel ou tel cliché. Autour de la légende arthurienne, par exemple, il y a très régulièrement des récits audacieux. Mais l’une de mes œuvres favorites qui « bouscule notre vision habituelle de la période » reste le film d’animation Brendan et le Secret de Kells (2009), de Tomm Moore et Nora Twoney : un Moyen Âge de fantasy qui reprend les codes traditionnels du genre, avec la quête du jeune héros, la menace des méchants vikings, etc., mais c’est également une belle valorisation de l’art et du savoir-faire médiévaux, et qui plus est une explosion de couleurs. C’est un spectacle à mon sens inégalé aujourd’hui.

Le médiévalisme imprègne une certaine fantasy depuis ses origines. Quels éléments vous semblent aujourd’hui impossibles à éviter, même quand des auteurs tentent de s’en écarter ?
Il y a des représentations qui, historiquement parlant, sont fausses ou trop simplistes : l’association constante du Moyen Âge à une monarchie absolue, la place de l’Église dans l’Occident médiéval, ce fameux « filtre » grisâtre que l’on appose sur les représentations médiévalistes comme si ces mille ans d’histoire avaient été ternes, sombres et délavés, etc. Mais même dans la fantasy, il n’est jamais impossible de s’en défaire ; tout dépend le récit que l’auteur.rice cherche à proposer. Un cliché est un cliché pour une raison : il est efficace. Dans ce sens, il peut être utile et parfois pertinent de faire appel à des clichés quand on met en scène le Moyen Âge ; la question est de savoir pourquoi, et ce que l’on en fait ensuite.
Pour prendre un exemple récent, la série King & Conqueror (2025) sur l’avènement de Guillaume le Conquérant, débute avec à peu près tous les clichés du genre (du moins du médiévalisme, puisque la série n’appartient pas au genre de la fantasy). Dans les deux ou trois premiers épisodes, on pourrait lister tous les stéréotypes négatifs sur la période : filtre grisâtre, violence exacerbée, viols, incendies… C’est probablement aussi, malheureusement peut-être, ce qu’une partie du public attend quand on parle de Moyen Âge, à force de voir ce modèle répété à l’envi. Mais dans la suite de la série, malgré les libertés prises avec l’histoire, des nuances apparaissent. On découvre petit à petit un peu plus de subtilité dans le traitement de la période et de ses personnages, et notamment dans les rapports homme/femme. La série fait donc appel aux clichés médiévalistes, mais pour ensuite proposer autre chose aussi. C’est aussi l’avantage du format long : dans les romans ou les séries, par exemple, la narration a le temps de s’étendre pour incorporer de nombreuses nuances de façon cohérente.

Le courant grimdark est devenu presque une esthétique dominante dans certaines sphères de la fantasy. À vos yeux, est-ce un filtre qui appauvrit notre rapport au Moyen Âge… ou un outil qui permet au contraire d’explorer des angles morts ?

Ce n’est pas un courant qui appauvrit le rapport au Moyen Âge en lui-même : c’est une vision certes sombre et pessimiste de la période, mais pas plus ou moins idéalisée que le Moyen Âge rose des contes de fées. Ce qui serait problématique serait de n’avoir que ce type de représentation, notamment pour le grand public qui a fort heureusement autre chose à faire que de comparer les approches médiévalistes au quotidien. Comme toujours, ce qui importe à mon sens est la diversité des propositions artistiques : comment voulez-vous résumer mille ans d’histoire, et ce à travers le monde entier, par quelques images de chevaliers torturés ? La période médiévale contient bien plus, comme tous les aspects de l’histoire et de l’humanité, et l’intérêt naît des nuances et des aspects « plus compliqués qu’ils n’y paraissent ». Bien sûr, cela peut être difficile d’intégrer toutes ces nuances dans une seule œuvre, de grimdark fantasy ou autre ; mais par le nombre de publications ou de productions, l’on peut collectivement peindre un Moyen Âge très varié, qui de fait sera plus approchant de l’étendue de cette réalité historique tant recherchée.

Pourquoi, selon vous, la matière arthurienne se prête-t-elle justement autant à des relectures très différentes, de l’épique au tragicomique ?
Dès son apparition dans les récits, oraux puis écrits, la légende arthurienne s’est caractérisée par sa malléabilité : ce n’est pas tant un récit qu’un ensemble de récits, avec ses branches épiques, ses branches magiques, ses branches consacrées à des héros solitaires et d’autres à des histoires d’amour, etc. Parce qu’elle a toujours été modifiée, elle a toujours été adaptée à des contextes différents, et donc a toujours été d’actualité. C’est l’avantage et l’inconvénient d’une telle matière : on peut lui faire dire ce que l’on veut, mais en contrepartie il est très compliqué de la résumer en quelques mots.

Vous travaillez aussi beaucoup sur les séries. En quoi ce format change-t-il la manière de « faire médiéval », notamment dans la construction de la narration ?
Difficile de faire court sur le sujet : cela m’intéresse tellement que j’en ai fait plusieurs livres pour tenter de répondre correctement ! :) Mais pour essayer d’être efficace, je dirais que les séries bénéficient de la durée ou de la place que l’on peut retrouver par exemple dans les grandes sagas romanesques, ce qui leur permet d’apporter beaucoup de nuances dans la construction du récit et des personnages ; et qu’en parallèle le format audiovisuel permet aussi de mettre en scène des éléments spectaculaires – grandes batailles, scènes de bravoure, etc. Enfin, la structure même des séries, avec une longue narration mais découpée en saisons et en épisodes, offre une diversité des formes narratives : l’on peut avoir des récits au long cours qui s’étendent sur plusieurs années, mais aussi une juxtaposition d’histoires brèves qui apportent de la variété et du dynamisme. C’est un format médiatique très polyvalent et donc très pratique d’un point de vue narratif, qui s’adapte à de nombreuses formes de récits comme de visionnage.

Qu’est-ce que Sacré Graal ! vous semble révéler du rapport entre humour et Moyen Âge, un domaine que même les meilleures fresques « sérieuses » n’abordent pour ainsi dire pas ?
C’est un aspect qui me manque souvent dans les productions médiévalistes, d’autant que lorsqu’on regarde de nombreuses œuvres littéraires et artistiques du Moyen Âge, on voit bien que les médiévaux pouvaient avoir beaucoup d’humour – et d’ailleurs des formes ou des niveaux d’humour très variés, que l’on n’a plus l’habitude de rencontrer aujourd’hui. C’est tout le bonheur des marginalia, ces petits dessins dans la marge des manuscrits médiévaux, où on peut voir coexister des réflexions théologiques ou philosophiques très sérieuses, et des représentations tout à fait loufoques ou désacralisées. Le Moyen Âge avait un art de la juxtaposition humoristique que l’on oublie trop souvent. Sacré Graal !, avec son humour anglais et cet art du nonsense, transpose très bien cet esprit à nos goûts contemporains.
Enfin, pour la parenthèse personnelle – mais malgré tout nourrie par des centaines d’heures de visionnage d’œuvres sur la légende arthurienne –, j’en profite pour préciser que Sacré Graal ! est à mes yeux l’un des deux meilleurs films arthuriens jamais réalisés (aux côtés d’Excalibur de John Boorman, dans un tout autre registre).

En parlant d’humour, mais pas seulement, votre dernier ouvrage est dédié à Terry Pratchett et à la Mort. Même s’il s’agit d’un auteur plus que célèbre et très aimé, a-t-il été facile de convaincre L’Atalante de se lancer dans un tel projet ?
J’ai eu énormément de chance de pouvoir travailler avec l’équipe de L’Atalante sur le sujet : ils connaissent parfaitement l’œuvre de Terry Pratchett, et nous avons pu avoir des discussions vraiment approfondies sur son humour ou ses personnages. L’équipe était vraiment motivée et c’était très stimulant. Je les avais contactés avec deux idées en tête, et en discutant avec eux nous avons tout de suite vu que cette question de la Mort chez Pratchett était passionnante. La suite est donc allée très vite : L’Atalante a même proposé d’inclure dans le livre et en couverture les superbes illustrations de Paul Kidby sur la Mort, c’est un honneur pour moi.
Le vrai souci est que, maintenant que j’ai commencé à approfondir cette richesse de l’auteur, dans Les Annales du Disque-monde mais pas uniquement, je n’ai plus envie de m’arrêter : il y a encore tant à dire sur Ankh-Morpork et ses habitants ! Si jamais l’ouvrage (Terry Pratchett et la Mort : Mourir en majuscules, L’Atalante, 2025 – subtile page d’auto-promo !) marche bien, et si donc cela n’intéresse pas que moi, peut-être que cela vaudra la peine de creuser un autre aspect de l’œuvre.

Avec l’essor du jeu vidéo ou des « actual play » de jeu de rôle, ou la mode même, avez-vous l’impression que le public d’aujourd’hui vient au Moyen Âge avec des attentes différentes d’il y a dix ou quinze ans ?
Je ne suis pas certaine que le public ait des attentes différentes – à vrai dire, c’est une excellente question, et cela mériterait une étude approfondie (y a-t-il des sociologues dans la salle ?). Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a aujourd’hui plus encore qu’hier mille façons de venir au Moyen Âge, et les créateurs diversifient toujours plus les approches. C’est donc toujours plus facile de voir et de faire du médiévalisme, puisqu’il y en a littéralement pour tous les goûts. Sans être qualifiée pour parler de mode, voir que la France est représentée au concours de Miss Univers par une tenue médiévaliste, ou avoir une telle présence du Moyen Âge lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris, c’est pour ma part une belle surprise.

Plus généralement, en Imaginaire, avez-vous remarqué une évolution du lectorat ou de ses goûts, depuis, je ne sais pas, notre podcast sur la fantasy à l’université ?
Légèrement, même si de ma part ce n’est qu’un constat approximatif : c’est surtout vers les résultats de l’Observatoire de l’imaginaire qu’il vaut mieux se tourner pour avoir des réponses plus pertinentes. Bien sûr, on voit bien l’explosion des ventes de romantasy, et une continuité de la progression du « Young Adult », et à l’université de plus en plus d’étudiant.e.s souhaitent travailler sur ces œuvres, ce qui apporte aussi un approfondissement intéressant de ces corpus. Mais au-delà de ça, je n’ai pas perçu de modification majeure autour de la fantasy ou du médiévalisme, par exemple.

Vous avez aussi déjà travaillé comme directrice d’ouvrage. Est-ce que cette activité change quelque chose par rapport à de la « simple » bêta-lecture ou encadrer une thèse ?
Dans les quelques projets de bêta-lecture auxquels j’ai pu participer, je proposais des retours à l’auteur.rice sous la forme de commentaires ou de suggestions, en une fois, et ensuite l’auteur.rice est libre d’en tenir compte ou non. C’est un processus assez rapide, et j’ai donc toujours autant de surprises au moment de découvrir le roman publié dans sa forme finale.
Pour la direction d’ouvrage, il y a plus d’allers et retours avec l’auteur.rice : on dialogue pour proposer des alternatives, et même si bien sûr l’auteur.rice est toujours seul.e à décider des choix finaux, j’ai pu être plus investie dans les enjeux narratifs et structurels, voire sur des questions linguistiques ou stylistiques. Mais bien souvent, je suis surtout là pour faire rebondir les idées : l’auteur.rice se débrouille très bien seul.e, mais avoir quelqu’un en face pour tester des pistes peut être rassurant.
En revanche j’avoue ne pas vraiment comparer ces projets à l’encadrement de thèses. Pour un travail de doctorat, on accompagne les doctorant.e.s sur plusieurs années, en moyenne 5 ou 6 ans dans le cas des recherches en littératures française et comparée. On les suit donc dès le développement du projet, voire en amont dans la constitution des dossiers de demande de financement, et ensuite on tâche de les encadrer au mieux à mesure que leur réflexion évolue, qu’ils accumulent une longue bibliographie et qu’ils travaillent leur style au moment de la rédaction.

Parmi les œuvres fantasy que vous avez découvertes récemment, laquelle vous a vraiment surprise – en bien ou en mal – et pourquoi ?
J’ai fini il y a quelques temps un roman publié en 2018 (oui, j’ai un train de retard, chut), Calame de Paul Beorn, que j’ai vraiment beaucoup aimé. Récemment j’ai aussi pris beaucoup de plaisir à voir des styles littéraires se développer, après avoir dévoré les œuvres précédentes des autrices : j’avais aimé Miska d’Eva Martin, donc j’ai poursuivi avec plaisir cette année avec De l’or dans les mains ; j’ai dévoré Aatea d’Anouck Faure parce que j’avais été fascinée par La Cité diaphane, etc.
Je constate surtout qu’il y a énormément d’œuvres qui m’attendent patiemment sur un coin du bureau et que je n’ai pas encore découvertes : je suis preneuse de vos recommandations !

Y a-t-il un sujet, un mythe ou un angle du médiévalisme que vous rêvez encore d’explorer, mais que vous n’avez pas encore trouvé le bon terrain pour aborder ?
Il y en a des dizaines, je crois… D’autant que la production médiévaliste est toujours très active, ce qui me donne pas mal de travail mais surtout me réjouit. Mais il y a des sujets que je ne me sentais pas d’explorer seule, donc il fallait attendre les bonnes rencontres pour les étudier au mieux : c’est ce que j’ai pu faire sur Robin des Bois avec les joyeux compagnons Jonathan Fruoco et William Blanc, c’est ce que j’avais fait autour de Game of Thrones avec mon collègue Florian Besson, ou sur les langues imaginaires avec l’excellente Audrey Tuaillon Demésy. Certains projets resteront sûrement en germe jusqu’à la bonne rencontre, si elle arrive.
J’ai quelques idées pour la suite, à la fois autour du médiévalisme et de la fantasy (comme c’est étonnant), mais ce sont des projets qui demanderont beaucoup de temps et, éventuellement, un éditeur fou pour mener tout cela à bien. Sans oublier qu’il y a encore énormément à dire sur l’œuvre de Terry Pratchett et sur celle d’Andrzej Sapkowski, dont j’ai envie d’explorer toutes les facettes littéraires mais aussi transmédiatiques. Bref : il y a encore du travail, et c’est tant mieux.

Propos recueillis et mis en forme par Emmanuel Chastellière. 


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