Avec Sleeping Worlds Have No Memory, Yaroslav Barsukov développe l’univers de sa novella Tower of Mud and Straw, un texte nommé au prix Nebula en 2020, en approfondissant ses thèmes initiaux.
Plutôt qu’un récit épique, l'auteur propose une intrigue resserrée, où l’atmosphère prime sur l’action. L’histoire s'articule autour d’une tour en construction, élément central d’un jeu politique aux ramifications incertaines. Ce décor, à la fois très tangible tout autant que symbolique, incarne la fragilité des croyances sur lesquelles s’arcboutent les personnages. L’auteur construit ainsi un récit qui fait la part belle à l'ambiguïté, et où les certitudes se dérobent le plus souvent sous nos pas.
Le protagoniste, un ancien ingénieur dont la carrière a déraillé, se retrouve ainsi malgré lui au cœur d’un jeu de pouvoir trouble. Lui-même ne semble pas très avisé, à l'image du choix de sa maîtresse, sans vouloir trop en dire... Autour de Shea se bousculent des figures insaisissables : bureaucrates calculateurs, aristocrates en quête d’influence, et révolutionnaires aux idéaux pas toujours très nobles. Tous avancent leurs pions avec prudence dans un environnement où la moindre erreur peut s'avérer fatale. Barsukov met en scène un ensemble de personnages rongés par le doute, cherchant désespérément des repères dans un monde où même leurs souvenirs pourraient être manipulés.
La mémoire est d'ailleurs l'un des thèmes majeurs du roman : le passé n’est pas seulement flou, il est mouvant, instable, et son interprétation influence directement la progression de l’intrigue. De quoi renforcer la tension qui s’installe progressivement, tandis que les protagonistes de cette histoire – et le lecteur avec eux – tentent de démêler le vrai du faux.
L'auteur d'origine russe ne choisit pas la facilité. Son écriture, concise, âpre, évite les longues scènes d'exposition et privilégie la suggestion, quand bien même reconnaît-on quelques parallèles évidents sur le fond avec la guerre en Ukraine, qui fait encore et toujours rage. Ce style, qui pourra sembler abrupt à certains, sert néanmoins parfaitement l’ambiance parfois lourde du récit, parfaitement retranscrite par son illustration de couverture. Il parvient ainsi à créer une atmosphère oppressante, où chaque interaction apparaît telle une épreuve.
Cela dit, cette exigence possède ses menus revers. Loin de chercher à nous tenir en haleine par un rythme haletant, Sleeping Worlds Have No Memory demande au lecteur d’accepter une certaine opacité, tout en maniant son lot d'idées et de concepts élaborés. Si les textes laissant une large place à l’interprétation vous touchent facilement, il y a de quoi plonger sans hésitation dans un univers de fantasy teinté de steampunk, voire tout bonnement de SF quand on songe aux "tulipes" ; d’autres, en revanche, pourraient éprouver un semblant de frustration face à cette approche qui entretient donc une distante avec le lecteur.
Ce ne fut pas mon cas ! Et après une nomination en novella, cette version roman est également nommée aux prochains Nebula Awards.
— Gillossen