On ne peut que saluer la constance avec laquelle certains éditeurs s'évertuent à publier quelques grandes plumes malheureusement boudées par le lectorat.
Il en est ainsi des éditions du Bélial' et de Lucius Shepard, auteur considéré comme l'un des plus grands outre-Atlantique mais encore largement méconnu en France. Personnage hors-normes à la vie mouvementée, spécialisé dans l'écriture de novellas et de nouvelles, vainqueur de nombreux prix et remarqué en ces lieux pour son cycle du dragon Griaule, Lucius Shepard est également l'auteur d'un petit ouvrage de 176 pages paru en 2006 : Louisiana Breakdown.
L'objet, léger et à la couverture inquiétante, a fait l'objet d'une traduction remarquable d'Henry-Luc Planchat, rendant justice au talent d'écrivain de Shepard. Celui-ci nous plonge dans les marais de Louisiane, dans la ville de Graal, où nous suivons les pas de Jack Mustaine, guitariste bloqué en ces lieux suite à une panne de voiture. L'auteur a un talent certain pour dépeindre, avec toute la noirceur qui est sienne, les différents habitants de Graal et parvient à nous faire ressentir progressivement toute l'étrangeté et le caractère oppressant de cette communauté. Si, au début de la lecture, des stéréotypes du roman fantastique semblent apparaître, de la divination au vaudou, sans oublier l'habituelle communauté repliée sur elle-même ou les autochtones parfois peu accueillants, il en fait un usage inattendu et inquiétant, incitant le lecteur à tourner rapidement chaque page.
Bien que court, Louisiana Breakdown s'avère bien plus profond et réfléchi qu'une bonne partie de la production de genre actuelle : réflexion politique, il nous pousse à nous interroger sur les contraintes liées aux communautés et au prix à payer pour le collectif. Tragédie, réinterprétation du thème du sacrifice, évocation du mythe d'Orphée à l’atmosphère oppressante, roman non dénué d'une sensualité à fleur de peau, Louisiana Breakdown est, comme souvent chez Shepard, un livre dérangeant, noir et empreint d'une certaine folie. La plume, de qualité, facilite grandement l'immersion. Un simple morceau de guitare dans un bar devient un régal à la lecture tandis que les tourments des protagonistes suscitent empathie, anxiété et angoisse.
Une réussite vite dévorée, à conseiller à tous ceux que les formats courts ne rebutent pas et qui, ayant succombé à l'ambiance de Griaule, désirent avoir un nouvel aperçu de l'imagination fertile d'un auteur atypique.
Au passage, le roman existe aussi en poche.
— K.