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Morwenna
Titre VO: Among Others
Catégorie : Aucune
Auteur/Autrice : Jo Walton
Morwenna Phelps, qui préfère qu’on l’appelle Mori, a eu un terrible accident de voiture qui l’a laissée handicapée et l’a privée à jamais de sa sœur jumelle. Comme elle soupçonne sa mère, passionnée de magie noire et à demi folle, d’être à l’origine de ce drame, elle s’enfuit. Son père, dont elle ignore tout, la recueille et la place dans un pensionnat chic. L’amour des livres mais aussi leur magie vont permettre à Mori de supporter le quotidien dans cette institution stricte. Mais elle ne sera vraiment libre que quand elle aura percé tous les secrets qui entourent son étrange famille.
Critique
Par Nicolas Winter, le 07/04/2014
Lunes d’encre a toujours réussi depuis sa création à dénicher des romans atypiques. La parution de Morwenna (Among Others) ne déroge pas à cette règle. Gilles Dumay, directeur de la collection, avait remporté les droits de publication français au terme d’une négociation homérique et ce malgré la présence de nombreux autres éditeurs sur les rangs. Rigoureusement inconnue en France, cette écrivaine gallo-canadienne a pourtant une solide réputation dans le monde anglo-saxon notamment depuis son roman Tooth and Claw, lauréat du World Fantasy Award en 2004. Il aura fallu attendre le triomphe critique de Morwenna – Prix Nébula 2011, Hugo 2012 et British Fantasy Awards 2012 – pour commencer à découvrir Jo Walton sous nos latitudes. Une longue attente certes, mais qui en aura valu la peine.
Morwenna a quatorze ans lorsque sa vie tout entière a basculé. Sa sœur jumelle, Morganna, est morte dans un accident qui a également laissé l’adolescente handicapée à vie. Après s’être enfuie de chez sa mère, elle se retrouve sous la garde d’un père, Daniel, qu’elle n’a jamais connu. Outre la rencontre avec cette toute nouvelle famille, elle doit également s’acclimater à une école privée, Arlinghurst, où ses origines galloises et son état ne l’aident pas à s’intégrer. Du haut de ses seize ans, la jeune fille doit aussi faire face à l’ombre maléfique de sa mère, une sorcière qui lui envoie régulièrement des photos de famille où seule Morwenna est brûlée. Comment survivre dès lors à toutes ses épreuves ? Grâce à la science-fiction et à la fantasy, à des dizaines de livres qui peuplent sa vie de mondes lointains et extraordinaires. Et grâce à la magie.
Pour retracer l’histoire de Morwenna, Jo Walton adopte la forme d’un journal intime. Chaque jour, l’adolescente exprime ses humeurs et ses tracas, mais aussi ses nombreuses activités, forcément dominées par la lecture. Immédiatement, on comprend que Mori est amoureuse de la littérature. Pire, une vraie boulimique. Elle cite dans les pages de son journal toutes ses découvertes littéraires et s’épanche largement sur les auteurs qu’elle adore notamment des écrivains de « mauvais genres » comme la science-fiction, la fantasy et le fantastique. Elle ne lit pas que ça (elle parle aussi de philosophie, de poésie ou de fiction historique) mais la majeure partie de ses lectures s’intéresse à ce pan de l’imaginaire. Avec une aisance évidente, Jo Walton raconte à travers Morwenna son amour de la littérature et son amour de la science-fiction / fantasy (sans oublier les bibliothèques et les librairies). Loin de consister en une énumération fastidieuse et narcissique, Walton se sert de la montagne d’ouvrages que découvre l’adolescente pour livrer le plus beau et le plus vibrant hommage qui soit. A la science-fiction d’abord, avec des auteurs légendaires tels que Delany, Le Guin ou Silverberg, puis à la fantasy avec Tolkien ou Zelazny. Tout dans les pages du journal intime de Morwenna transpire de la passion intense pour ces genres trop souvent mal aimés ou mal compris. Impossible de refermer le roman sans avoir une longue liste d’auteurs et d’ouvrages à acquérir au plus vite, à tel point qu’on mettra au défi quiconque lira le journal de Morwenna de ne pas mourir d’envie de lire Les Princes d’Ambre ou Le Seigneur des anneaux.
Outre cet aspect d’hommage juste et touchant, il y a surtout le parcours de Morwenna, une jeune fille qui croit en un monde peuplé de fées et façonné par la magie. Une magie qu’elle seule peut voir, des fées qu’elle seule peut comprendre. Jo Walton retranscrit non seulement à merveille les pensées d’une adolescente de seize ans, ses moments de solitude et de doutes, comme ses joies et ses rêves, mais aussi le monde fantastique qui l’entoure. Avec parcimonie et une économie remarquable de moyens, le lecteur se retrouve dans l’univers des fées, des êtres singuliers et énigmatiques aux intentions tout aussi floues. Dans le roman, la Galloise retranscrit un folklore gallois et un bestiaire ensorcelant, distillant la magie par petites touches, vue par les yeux d’une jeune fille perdue et qui a le don unique de communier avec les êtres légendaires. Elle ébauche des quêtes, discrètes pour la plupart et dominées par l’ombre menaçante de Liz, la mère maléfique, la sorcière qui se rêve reine noire, dont les apparitions rares s’avèrent d’autant plus marquantes. La beauté des éléments fantastiques doit beaucoup à la pudeur et à la candeur avec lesquelles Walton les décrit et les transcende par les mots de Morwenna. Cette dernière révèle beaucoup de sa personnalité rien que par son acceptation du monde magique des fées. Fragile et attachante, Morwenna constitue une des autres immenses réussites du récit. Traitée de façon délicate et sensible, elle s’attire la sympathie du lecteur en quelques pages, un peu à la façon de Lola dans Journal de nuit. Son épopée et ses aventures – l’acclimatation difficile à l’école, le rude changement de cadre familial ou simplement son handicap – passionnent et attendrissent, avec ce côté poignant qui ne cesse de structurer le récit. C’est aussi là que l’on sent l’influence de Le Guin sur Walton qui ne tarit pas d’éloges à travers Morwenna dans le roman : au-delà du genre, c’est l’humanité profonde de son personnage qui touche.
On arrive alors à un des points géniaux du récit. Celui de relier le ressenti de Mori vis-à-vis des auteurs qu’elle découvre aux caractéristiques du récit. Walton reproduit et absorbe avec une facilité déconcertante le parcours littéraire de Morwenna (et donc très certainement l’auteure elle-même) pour caractériser son récit. Concrètement, Morwenna voit Le Guin comme formidable pour l’attention qu’elle porte à ses personnages, au côté humain qu’elle met en avant. Et c’est très exactement cette importance de la dimension humaine de l’adolescente qui prime dans le roman. Ou encore le fait que certains auteurs de science-fiction ont compris que l’environnement a une influence sur le personnage et qu’il n’a de raison d’être et d’évoluer qu’en fonction de celui-ci. Ce qui se retrouve dans l’évolution que subit Morwenna en passant chez son père et à l’école privée, ou surtout avec sa rencontre avec Wym. Rien n’est anodin dans le ressenti de Morwenna envers les auteurs qu’elle dévore. De même, le roman se voit traversé par des scènes pleines de nostalgie, comme ce village mort où trône un sapin de Noël au milieu de commerces condamnés, ou comme ces vallées remplies de ruines aux noms évocateurs (Osgiliath, le Mordor…) témoignant d’une ère industrielle révolue… sans même parler de la dégradation de la nature en Angleterre par rapport au Pays de Galles. Ainsi, Walton livre également une déclaration d’amour à son pays natal, à cette culture galloise aussi magique que fascinante qui semble tendre à disparaître inéluctablement.
Reste que si Morwenna est aussi formidable, c’est qu’on peut aborder le roman de deux façons différentes. On peut le voir sous le regard de la magie et du fantastique, redécouvrir le monde avec des yeux curieux et avides d’étranges créatures. On peut aussi le décrypter d’une autre façon, dans un tout autre univers, où Morwenna n’est plus du tout un roman fantastique mais un roman parlant d’une adolescente qui a perdu ce qui comptait le plus au monde, une sœur jumelle, une ombre, une moitié de soi. Un roman d’une tristesse infinie entrevue par quelques phrases par-ci par-là ou par une discussion dure et lancinante, où Morwenna raconte à demi-mots la perte de Morganna, un traumatisme qui vit jusque dans sa chair, dans cette jambe qui l’enferme dans une solitude de douleurs et de peines. Dans ce monde-là, Morwenna imagine sa magie, ses quêtes et ses sorcières, elle réinvente son monde pour survivre et retrouver le goût de vivre aidé par un océan de lectures. Au fond, comme on s’invente un dieu ou des rêves, Mori veut croire en la magie, en la possibilité de voir sa sœur morte se balader avec les fées, en une mère devenue Reine Noire et surtout en les fées, des êtres purs et fabuleux. Jamais, à aucun moment Walton ne tranche. Jamais. Comme toujours quand vous lisez un livre, c’est à vous de choisir ce que vous voulez en retirer.
Jo Walton dit par l’intermédiaire de Morwenna que la science-fiction permet d’aborder les choses d’une façon à laquelle vous n’auriez jamais pensé, qu’elle aide à faire grandir et réfléchir. Nul doute que ce principe trouve dans son roman toute sa force et sa puissance. Non seulement la britannique offre une des plus belles déclarations d’amour à la littérature et aux genres, mais elle bâtit un monde magique et touchant qu’elle entrelace avec bonheur avec l’histoire de Morwenna, une adolescente pas comme les autres, intelligente, dépaysante et sincèrement émouvante.
Impossible d’utiliser le qualificatif de chef d’œuvre – tant on connaît peu de l’œuvre de Jo Walton en France – mais Morwenna semble en posséder les atours.
Quand les fées et la science-fiction permettent de vivre et survivre, quand l’amour de la littérature transcende l’existence et quand une déclaration d’amour à l’imaginaire se transforme en une ode à la vie, Morwenna, c’est un peu tout ça à la fois et plus encore.
9.0/10
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