Guy Gavriel Kay est un auteur à deux facettes : d'un côté on trouve ses collaborations à l'édition des œuvres de Tolkien et sa trilogie très inspirée de cette fantasy classique, la Tapisserie de Fionavar. De l'autre, des romans plus aboutis, proches de l'uchronie, ou la fantasy sert un peu de prétexte pour réécrire l'histoire de notre monde : la Chanson d'Arbonne, les Lions d'Al-Rassan, la Mosaïque de Sarance.
Et puis il y a Tigane.
On pourrait dire que ce roman se situe entre les deux tendances : d'un côté, on a une situation politique complexe qui évoque le morcellement de l'Italie autour de la Renaissance, ainsi qu'une parabole sur le patriotisme et l'occupation ; et de l'autre un univers très « fantasy », où la magie joue un rôle bien moins marginal que dans ses uchronies. Il y a non pas un, mais deux ennemis absolus, des rois-sorciers terrifiants et totalement monstrueux ... en apparence. Et puis il y a la terrible malédiction à l'origine de toute l'histoire : l'éradication non pas d'un peuple, mais d'une culture, d'une histoire et d'un nom, celui de la province de Tigane.
Et là, il se passe quelque chose de différent : le roman se ressent comme moins « froid », plus tragique que les autres œuvres de Kay : le lecteur n'est plus spectateur d'une quête, il la vit ; la « thèse » de l'auteur n'est pas une réflexion sur le patriotisme, mais une tentative de faire ressentir émotionnellement ce patriotisme - et les déchirements qu'il entraîne - à ses lecteurs. On se laisse séduire, porter vers une fin qu'on devine forcément douce-amère. Et même si certaines phases de la narration sont un peu décousues, même si certaines astuces sont un peu grossières, peu importe : c'est l'émotion qui compte, l'attachement non seulement aux personnages mais à leur cause.
Enfin, en plus de tout cela, Kay rejoint volontairement ou non une tradition des romans de révolution : si on est classique, on peut penser à Quatrevingt Treize de Victor Hugo ou aux Chouans de Balzac, si on est SF à Révolte sur la lune d'Heinlein ... peu importe le genre littéraire ou cinématographique, la révolution fait vibrer !
Alors si ce n'est déjà fait, partez pour la Tigane, prenez un verre de vin bleu d'Astibar et murmurez ce serment : « Tigane, que le souvenir que j'ai de toi soit comme une épée dans mon âme ».
— Sylvaner