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Ayant très récemment fini de lire la Tapisserie de Fionavar de Guy Gavriel Kay, je suis allé regarder l'avis qui lui était consacré dans la rubrique Fantasy d'Elbakin. http://www.elbakin.net/fantasy/roman/cycle/la-tapisserie-de-fionavar-284 J'ai été assez déçu de voir que l'avis était mitigé. Commençons par la question de l'intrigue. J'accorde qu'elle est classique, dans ses grandes lignes (c'est d'ailleurs ce point qui me semble le plus juste dans cet avis). Toutefois, je ne me résous pas à considérer ceci comme un défaut. Après tout, de nombreux ouvrages de fantasy suivent une trame proche de celle du Seigneur des Anneaux, sans pour autant en être des copies. Je pense que l'originalité ne provient pas avant tout de la suite historique des événements, mais de l'invention de la vie des personnages et de leur richesse. Quant aux hommages rendus, je n'ai sûrement pas dû tous les repérer, n'ayant pas une culture suffisante dans la littérature de fantasy. Mais si le fait que le trio Arthur-Guenièvre-Lancelot intervienne durablement dans cette histoire constitue l'un de ces hommages, il me paraît au contraire très réussi. Pour reprendre le vocabulaire de la Tapisserie, ce trio forme un dessin récurrent dans les différentes trames des univers (Fionavar étant l'univers qui a servi de modèle à tous les autres) dont l'enjeu est la répétition du même destin/dessin. Je n'ai pas bien saisi non plus à quoi renvoyait le terme de "domaine" lorsque le rédacteur de cet avis (Manu ?) écrit : "Aucun domaine n'est plus exploité qu'un autre pour acquérir une véritable démarcation face aux autres ouvrages". Est-il possible d'expliciter ? Mais, même sans savoir exactement de quoi il est question, il me semble que l'une des réussites de Kay est justement de ne pas s'être enfermé dans un seul élément de fantasy et d'en avoir conjugué les aspects : la coexistence de plusieurs mondes, le pouvoir des mages (qui tirent leur puissance de leur source, c'est-à-dire d'une personne qui leur est liée à vie, sorte de réservoir d'énergie), la magie de la terre (sanglante et primitive), la force de la Lumière (que les lios alfar - échos des Elfes tolkieniens - préservent), l'intervention des dieux et des andains (demi-dieux), l'oniromancie des prophétesses, le retour provisoire des morts, les pouvoirs pacifiques des Paraïko (géants que l'on croyait disparu), la symbiose avec la nature des Dalreï (peuple nomade, aux traits parfois proches des indiens d'Amérique), les pouvoirs terrifiants et maléfiques du Dévastateur, etc. Je ne crois pas que cette cohabitation de pouvoirs diminue l'intérêt de l'œuvre, voire nuise à son originalité. Si Kay s'en était tenu, par exemple, au seul pouvoir des mages, il l'aurait usé jusqu'à la trame (!) ; c'est alors que son œuvre se serait rapidement essoufflée. Il a, au contraire, réussi à disposer ces pouvoirs, à faire jouer leurs oppositions et leurs alliances, en variant et en entremêlant les différents fils directeurs. C'est une tapisserie, à proprement parler : la trame narrative n'aurait pas pu se constituer sans cette richesse. Par conséquent, que l'un des éléments faëriques ne supplante pas les autres est le gage de la bonne tenue de l'ensemble. Kay a tissé une Tapisserie, tant dans le fond que dans la forme. C'est là, à mon avis, son originalité, qui démarque précisément sa trilogie des autres ouvrages ;-) C'est une belle tâche qu'il a entreprise, qui assurément ne fera pas tache dans votre bibliothèque... A ce sujet, j'ai trouvé cette formulation curieuse de la part d'un site consacrée à la fantasy : il faut déjà y aller pour qu'un tel ouvrage fasse tache parmi les autres ! Je reviens sur l'originalité de l'œuvre. On le sait, G.G. Kay a travaillé avec Christopher Tolkien sur le Silmarillion. Honnêtement, je m'attendais, avant de commencer la lecture, à une histoire et un univers beaucoup plus proches du Légendaire de Tolkien. Certes les lios alfar et les svart alfar (qui ne sont pas, à ce propos, les plus intéressants dans l'histoire) correspondent aux Elfes et aux Orques, certes Rakoth Maugrim est le jumeau de Morgoth, mais la correspondance ne va guère plus loin. D'ailleurs, là encore, on pourrait retrouver des Elfes et des Orques dans bon nombre d'autres œuvres de fantasy. Je ne suis pas sûr que l'originalité se trouve dans la présence ou l'absence de telle ou telle créature. La principale originalité de Kay, à mon sens, est la déclinaison de l'idée que tout pouvoir est à double tranchant. Chaque acte se paie. Les cinq personnages canadiens qui découvrent le monde de Fionavar l'apprennent, chacun à sa manière - mais toujours douloureusement. Je n'avais encore jamais lu de pages, en fantasy, qui peignent à ce point le déchirement qu'implique le franchissement d'une étape. -----pour ceux qui auraient envie de lire cette trilogie, arrêtez-vous-là, car je vais parler d'éléments qu'il est plus agréable, je crois, de découvrir au fil de la lecture ;-) ------------ La longue agonie de Paul sur l'Arbre de l'Eté est terrible, lancinante (et pourtant sans longueurs) et émouvante. Le viol de Jennifer (tant physique que moral) est d'une rare brutalité : on en sort brisé. Le sacrifice de Kevin, en revanche, unit tellement l'amour et la mort que cela semble inéluctable. On pourrait aussi revenir sur le prix qu'exige tout usage de la magie (la Chasse d'Owein, apocalyptique, m'a saisi par sa violence d'autant plus glaciale qu'elle est dépourvue de haine). Mais à cette souffrance répond l'amour (sans mièvrerie aucune). Si les sacrifices par amour sont légion en littérature (et ailleurs), le lien qui unit le mage et sa source suit des règles subtiles.Les relations psychologiques entre Arthur, Guenièvre et Lancelot n'ont rien de banal, même si on les connaît depuis fort longtemps. La longue prise de conscience de Paul au sujet de son contrôle excessif de ses sentiments parcourt l'œuvre, et la fait évoluer plusieurs fois. L'amitié fraternelle et guerrière entre les deux Dalreï, Torc et Levon, et Dave (qui devient Davor à la Hache) est une source de joie au milieu des batailles. Cette ambivalence est, bien évidemment, mise en lumière dans le poignard de Lökdal : "Qui frappe sans amour périra à coup sûr. Qui meurt avec amour fera présent de son âme à qui est marqué du dessin gravé sur le manche de ce poignard". Il ne pouvait que parvenir entre les mains de Darien, l'enfant chaotique (à plus d'un sens), en quête de lui-même, qui apportera le dénouement. Enfin, au delà de tous ces enjeux, Kay a su tisser des personnages et des peuples hauts en couleurs. Diarmuid est flamboyant (c'est peut-être celui que j'ai pris le plus de plaisir à voir évoluer), et la scène de l'accueil fait au roi du Cathal est savoureuse. Kay nous donne le temps d'apprécier la culture des Dalreï (peuple nomade de la Plaine) et celle des Nains (guerriers et artisans des Montagnes). On est loin des clichés habituels, car on a l'occasion d'entrer dans la complexité des rituels et de l'honneur de ces peuples. Le récit ménage également des respirations où transparaît une certaine douceur : Fionavar n'est pas un monde plat, sans âme : le lecteur y entre en même temps que les cinq canadiens et prend plaisir à le parcourir. Bref, vous l'aurez compris, mon avis est loin d'être tiède ;-) J'ai hâte de reprendre la lecture de certains passages ! Dernière chose (sans rapport direct) J'en profite pour pester contre les quatrièmes de couverture que proposent les éditeurs (la présentation des trois volumes de la Tapisserie de Fionavar sur Elbakin recopie ces textes). Elles ont la désagréable habitude de fournir trop d'éléments sur l'histoire. Pour qui aime avoir la surprise et rester dans l'ignorance du destin de certains personnages, c'est raté ! Certes, on me dira qu'il ne faut pas être grand mage pour s'attendre à un dénouement heureux. Peut-être, mais quel intérêt d'écrire sur cette présentation que "Rakoth Maugrim, enfin vaincu après plusieurs engagements titanesques, devra subir son ultime défaite" ? Ce n'est pas en annonçant la fin que cela me donnera envie de lire le livre ! :-(( Je préfère de loin que l'on ait choisi un extrait représentatif de l'atmosphère de l'histoire. Pour le coup, ce sont généralement ces quatrièmes de couverture que je trouve fades et qui font tache sur le livre ! Fangorn, de retour de Fionavar ;-) (désolé si ce message vous a paru trop long)