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La Horde du Contrevent au micro

Par Luigi Brosse, le mardi 6 février 2007 à 21:01:04

Il y a des livres que l'on a beaucoup aimé. La Horde du Contrevent en fait partie, et ce bien avant que le roman soit récompensé par le Grand Prix de l'Imaginaire 2006.
Il était donc plus que temps qu'Elbakin.net se remue à nouveau à propos de ce roman et vous propose une petite interview de derrière les fagots. Voici donc en totale exclusivité et en délire absolu, le maître : Alain Damasio.

Alain Damasio : l'interview

Avant de questionner l'auteur, commençons par titiller un peu l'homme qui se dissimule derrière la plume. Qui se cache réellement derrière Alain Damasio ? Un psychopathe mégalomane ou au contraire un vieux bonze rigolo ?

Si le surnom de Hamster Jovial n'avait pas déjà été donné à ce scout de François Hollande, je l'aurais pris. Je me vois souvent comme un sanglier, puissant mais tranquille, qui parcourt sa forêt peuplée et qui, en la traversant, laisse des traces. Le rare, sinon seul texte autobiographique que j'avais écrit, s'appelle d'ailleurs « le sanglier volant ». J'essaie d'y décrire le mouvement d'évaster, d'accroître son volume de perceptions et de rencontres, comme si un sanglier pouvait non seulement couvrir des kilomètres carrés de forêt mais aussi s'élever et parcourir un volume dans le ciel ! Mais je me sens frère aussi des koalas !
Pour la mégalomanie, j'en ai ma dose, oui. Je suis complètement mégarigolo, même.
Plus sérieusement, je crois à une forme de folie très pure lorsqu'on touche au cœur de son écriture. Dans la Drôme et en Corse, il m'arrivait de me dire « si je cours assez vite jusqu'à ce buisson, je vais trouver Golgoth, planqué, qui me regarde ». La solitude longue oblige à une forme de démiurgie qui fait exploser un univers à l'intérieur du vôtre et l'étend. J'aime ça. Quand on atteint la lisière et qu'on parle d'un personnage comme d'un pote qu'on vient de voir, quand on rêve de l'univers la nuit, qu'on y vit, alors on sait qu'on tient le cap. Souvent je gueule ou je pleure quand une scène monte en moi. Hors écriture, je suis très normal, cool je crois, et je répugne à toutes les distanciations qui laisseraient penser que je suis unique, à part, qu'il faudrait me respecter parce que je suis un auteur. Le respect humain, il se conquiert dans l'échange, grâce à l'intérêt, parfois, de ce qu'on dit, pas par un statut.

A quoi rêvais-tu quand tu n'étais encore qu'un écolier ? Est-ce que comme tant d'auteurs tu t'amusais déjà à déguiser tes petites camarades pour leur faire jouer tes pièces de théâtre ? Qu'est-ce qui t'as amené ensuite à l'écriture et plus particulièrement à l'imaginaire ?

Je rêvais de changer la société, de changer concrètement le monde dans lequel je suis né. Je voulais entrer en politique. J'ai écrit mon premier livre, la Zone du Dehors, pour sortir cette tension politique en moi, pour lui donner un corps et une extension que j'ai été incapable de trouver dans le réel. À dix ans, je jouais dans la cour avec un jeune écrivain de mon âge qui lui recréait la série Daktari avec le chimpanzé ! Je faisais le singe en m'accrochant au grillage, c'était mon job !
Ce qui est drôle, c'est que les lecteurs ont souvent une approche complètement décalée des auteurs, des raisons qui poussent un auteur à le devenir. Ces raisons ne sont, ne peuvent jamais être extrinsèques, elles ne peuvent jamais consister en un choix froid et préalable qui serait du type : « tiens, je vais écrire de la SF », « tiens, ben moi, je vais choisir de faire des polars ». L'instinct seul décide. Il te porte dans l'imaginaire ou dans l'autobiographie, dans le polar ou l'horreur et tu n'as même pas réfléchi au genre que, déjà, tu écris dedans ! En outre, j'ai lu très peu de SF et aucun livre (hors scolarité) de SF étant jeune. J'avais besoin de forger un monde où je puisse exprimer mes idées et le nôtre ne me suffisait pas : trop pauvre, trop poussif. Donc j'ai inventé.

Quelles sont les conditions nécessaires pour qu'Alain Damasio s'éveille et se mette à écrire ? Je pense notamment aux trois années d'isolement mentionnées dans la Horde du Contrevent. Y'a t-il des substances (licites ou non) qui favorise l'état d'esprit requis pour écrire un tel OVNI (Ouvrage Volant Non Identifié) ?

La première question est la plus difficile de toute et j'ai peur un jour de me retrouver incapable d'avoir l'énergie d'écrire, de perdre la gniaque, qui est l'essentiel, qui est tout. Le jour où je ne me sentirais plus capable d'amener à la vie un Slift ou un Golgoth, sans doute que j'arrêterai. Les conditions d'écriture sont la seule chose dont on n'entende jamais parler et qui soient, à mon avis, décisive pour la qualité des œuvres. Nietzsche aide beaucoup à réaliser ça. C'est lui qui dit que l'œuvre n'est rien, une simple conséquence, un simple produit d'écoulement, ce qui compte, c'est « la sculpture de soi ». Savoir se faire, se façonner - comme homme, comme écrivain. Trouver la discipline intime et très personnelle toujours, que personne ne peut t'apporter ni trouver à ta place, qui va faire que tu abordes une page avec le maximum d'intensité possible. Assurer « le plein rendement des mots », pour reprendre Mallarmé, c'est d'abord comprendre comment et où tu peux écrire au plus haut, au plus vivant.
La seule chose qui me préoccupe quand j'attaque et travaille au corps un paragraphe, c'est : est-ce ça tient tout seul, comme un bloc souple de vie ? Est-ce qu'un lecteur qui tombe là-dessus, en ouvrant le livre à n'importe quelle page, il ressort agi ? Est-ce que ces dix lignes, elles portent quelque chose qui mérite d'exister, d'être lu ? Pour arriver à cette sensation que, oui, elles le méritent, il faut une certaine dose de mégalomanie, d'aveuglement, et là je rejoins la première question. Mais il faut surtout y avoir mis une pêche, une énergie intime, charnelle et mentale, telle que tout à coup, ça traverse. Tout à coup, on se rend compte que le rythme devient autoporteur. On lit, on oralise, on relit et on sent que ça vit tout seul, par le jeu des assonances, des correspondances et des ruptures rythmiques, des trous aménagés, des brusques accélérations, que ça tient - dynamiquement - pas comme du granit, mais comme un chaton qui n'a plus besoin de mère pour grimper à l'arbre.
Alors, pour revenir aux conditions, aux miennes : ça a été l'isolement en Corse, oui, avec une liberté totale de l'emploi de mon temps dans la journée et des conditions climatiques exceptionnelles : soleil, mer, végétation méditerranéenne, mandarines cueillies sur l'arbre, pur bonheur de marcher avec la mer comme horizon. J'étais dans le Cap Corse, dans un endroit magnifique qui m'a énormément donné en terme d'énergie et de bonheur simple. J'avais des chats sauvages, des chatons qui pullulaient, j'entendais les sangliers la nuit, je nageais en pleine mer, je roulais en scooter cheveux au vent, j'escaladais des bouts de rochers. La horde sort aussi de ça.
Enfin, pour les drogues, non, je ne touche à rien. J'ai essayé les champignons et ça a été fort et riche, c'est tout. Pas d'attirance pour ça. Pas envie de carboniser des synapses. J'aime avoir l'esprit clair et incisif, sentir qu'il n'y a aucune brume, mais une forme de netteté en moi. J'utilise l'alcool parfois, sur certains passages de mélancolie, de mollesse, quand j'ai besoin d'un effet tunnel mou ou d'un sentimentalisme spécial. Mais c'est rare.

La Horde est principalement basée sur l'élément «vent». Est-ce que cela a constitué un défi particulier d'avoir choisi ce symbole là ? Dans le but de parfaire tes descriptions, voire la crédibilité de ton récit, as-tu collecté des sources scientifiques sur la «résistance» au vent ?

Le vent, ce n'était pas un défi, c'était presque une facilité parce que c'est sans doute l'élément le plus plastique, le plus malléable, le plus métamorphique qui soit, avec l'eau peut-être - bien que le vent ait, en plus, cette contiguïté avec le Verbe, la parole, le souffle de la voix qui m'était précieuse pour le projet que j'avais et qui consistait à doubler la narration d'une réflexion souterraine sur le style, sur l'aérodynamique d'un style. Faire lire une phrase, c'est comme donner à voir un ruisseau qui coule ou un vent qui souffle sur un paysage - dans un canyon par exemple. À l'écrivain de mettre les coudes et les rochers dont il a besoin pour sortir tel ou tel son, pour créer tel ou tel tourbillon ou blocage du flux. En travaillant profondément sur la phonétique, je me suis rendu compte que parler, c'était sortir une colonne d'air de ses poumons et la rythmer avec un diaphragme, la glotte, et une cavité modulable, la bouche. C'était faire souffler du ventre un vent intérieur, tout simplement, et le faire fuir vers l'extérieur, vers les autres. Ça impliquait des échos très forts pour le livre, pour la philosophie même du livre. Le vent, il n'y a pas pour moi de symbole plus évident de la vie. C'est à la fois ce qui nous pousse, ce qui féconde et pollenise, stoppe ou freine, envoie balader, abat, anime, balaye, ce qui donne de l'énergie et la tarit, c'est éminemment riche.
En même temps et très vite, je me suis dit : ce roman ne sera qu'un bon livre d'aventure si tu te contentes de prendre le vent comme une force extérieure, comme l'ennemi à combattre. Le vent ne prendra sa vraie matière, sa vraie puissance, que s'il est tout autant intérieur à chacun, qu'il est même d'abord vent intime hypervéloce - c'est-à-dire le vif, l'âme active du vivant. Être fait d'air, mais d'air rapide, noué dans une boucle et circulant comme un sang, et qui nous ferait, et qui déciderait de notre qualité d'âme et d'os.
Il y aurait énormément à dire... Car le vent, le vent climatique, n'est que différence de potentiel, mouvement des hautes vers les basses pressions, c'est un pur différentiel. C'est un changement d'état qui est le propre du vivant. Changer d'état, changer de sensation, de pensée, rompre avec une routine, c'est être en vie et le vent, c'est précisément ça.

Pour le reste, les recherches documentaires et scientifiques, oui, évidemment, elles ont été nombreuses : en mécanique des fluides, en aérodynamique, en vol à voile et planeur, char à voile et aéroglisseur, architecture, lancer de boomerang, adaptation végétale sous le vent, éoliennes... On lit beaucoup, beaucoup de choses dans beaucoup de domaines et c'est d'ailleurs le côté le plus cool, le plus sympa de la création des livres-univers : se cultiver tout en sachant qu'on va s'en servir, détourner, travestir pour réutiliser. J'adore surtout absorber un vocabulaire nouveau. Par exemple en aérodynamique, les termes sont magnifiques : turbulence de sillage, rotor, vortex, traine tourbillonnaire, effet de cisaillement...

Combien de nuits de tempête as-tu passé au sommet d'un phare à l'assaut des vagues pour ressentir l'effet du furvent ? Est-ce à ce moment, lorsque que l'écume ponctuait les vitres, que tu as décidé d'utiliser des signes de ponctuation pour noter le vent et les personnages ?

Ce qui m'a beaucoup aidé, ce sont les voyages de nuit en bateau entre Bastia et Marseille. Je montais sur le Pont Supérieur et lorsque j'avais de la chance, que le Mistral était là ou un vent opposé très fort, je faisais des essais de position. Je m'abritais derrière les murs et je sortais plein vent. Je restais de longues minutes arqués avec les rafales dans la gueule, parfois à la limite de me vautrer à cause des flaques sur le pont. C'est là que j'ai compris que tout ce qui faséyait autour des poignets et des chevilles était pénible, que la position de profil était très aérodynamique mais difficile à tenir en terme d'équilibre et qu'on pouvait très bien courir face à un vent violent, que ça stabilisait même. On sent également bien, selon la force du vent, la sensation de masse, de coup donné ou au contraire l'impression de caresse, de douceur quand ça ralentit.
Sur la plage de Nonza, dans le Cap Corse, j'ai surtout travaillé sur l'écriture du vent, en me posant comme un bonze (rigolo) sur un rocher. Et j'ai essayé de me dire : si je devais noter ce vent, comment je ferais, comment je traduirais que ça accélère, que ça décélère, que c'est maintenant tout doux, légèrement turbulent ? C'est là que j'ai établi la différence entre salve et rafale et compris que la notation ne pourrait être que différentiel car le flux change tout le temps, même si certains rythmes reviennent. Là encore, le rythme senti est le même que celui d'une écriture : la virgule, c'est une décélération du rythme, ça ralentit la lecture, l'apostrophe, c'est un saut aérien, une turbule et les points, ce sont des grains, c'est le vent chargé de sable... Tout se répond.

Pour les personnages, c'est différent, j'ai choisi un signe pour chacun sur le principe du blason : le signe devait représenter le personnage de façon élégante, forcément elliptique. Le X pour Oroshi car l'éolienne à quatre pâles est son quotidien; l'oméga de Golgoth parce que c'est la dernière lettre et aussi pour sa forme : un ventre à deux pattes. Le ) pour Sov parce que c'est une lame debout qui oscille, le pi de Pietro car il est athlétique comme un portique, les traits ondulés du feu pour Callirhoé, etc.

Ton texte comporte des scènes très visuelles, très surprenantes. Notamment celle où Erg fouille la petite amie de Silène avec le goulot d'une bouteille. On n'oserait pas avancer qu'il s'agit de vécu, mais de tels passages, un peu à contre courant du politiquement correct ambiant, sont-ils jouissifs à écrire ?

Je ne me lâche sans doute pas assez ! Ce qu'on sait peu, c'est que les auteurs s'autocensurent beaucoup, mais pas vis-à-vis d'un public dont on se fout ! Vis-à-vis des proches, des parents, de son amoureuse, de ses potes ! Bon, ce passage d'Erg était peu jouissif car j'ai visé une narration très sèche, désaffectée, très pro qui montre à quel point Erg est sérieux, vigilant (et chiant !!). Je préfère de loin les passages entre Sov et la fréole qui sont, eux, autobiographiques - et douloureux.
Le coup du goulot, c'est un fantasme récurrent. J'aime l'idée d'un objet quotidien dur et dangereux, potentiellement coupant... En fait j'imagine ça avec un magnum de champagne que je branlerais dans le sexe d'une fine bourgeoise délurée et dont le bouchon éclaterait au fond du vagin, provoquant l'orgasme fulgurant de la fille et... de la bouteille, qui en mousserait de plaisir. Ensuite, j'irais lécher à la source... Je n'ai pas encore osé proposer ça à ma copine - et heureusement, elle ne lit pas les entretiens sur les sites de SF, c'est quelqu'un de bien !

Comment peut-on avoir l'idée d'un personnage comme Caracole alors que soyons franc, ce n'est que du vent ? De même, transformer Firost et Arval en hommes-fontaine, c'est un peu "O"sé, à tout le moins (j'en connais à qui ça a donné soif). As-tu tenté de conserver par tous les moyens un caractère «élémentaire» à l'histoire ?

Élémental, mon cher ! L'histoire de la tour-fontaine est un pur cas d'influence autobiographique sur la création d'une idée. À l'époque, j'étais très amoureux d'une fée qui ne m'accordait qu'une infime partie de son temps et de ses baisers. Elle était par contre très habile pour susciter et entretenir le désir. Son nom de famille était Fontaine. Je tournais dans ma solitude corse (qui n'a pas été que rose comme vous voyez) sur ce proverbe : « Ne dites jamais Fontaine... » qui est en soi très énigmatique. Un vrai glyphe, une formule ensorcelée. Et j'ai eu l'idée d'un puits où l'on croit aller boire et qui vous vide de toute votre eau - allégorie transparente du désir inétanché qui détruit ce qu'il devrait nourrir. Je suis heureux du résultat et de la scène, qui a fait d'un triste drame amoureux quelque chose d'intense et d'enlevé. Parfois, en collant au viscéral, à la tripe, on trouve ses plus belles idées spirituelles. Le symbolique est traversé, on passe au-delà, dans une scène qui n'est pas là pour représenter une idée, mais qui l'incarne, la fait opérer, la rend motrice pour le tracteur narratif.
Caracole, que du vent ? Sachez messeigneurs, que je ne suis, certes, guère qu'un peu d'air, un brin chagrin de souffle altier, à peine une rafale floue qui tourne en boucle, je vous empaquète nonobstant, tout délicat que je suis, dans mon caca chocolat et vous défèque tout entier, hop, rien qu'en serrant les fesses !

On sait que la Horde cache un CD en ses flancs, ainsi que des petites perles de rhétorique, de style et d'imagination débridée. À un niveau plus profond, y'a t-il un quelconque message caché, ou le livre vise t-il simplement à assouvir le plaisir du lecteur ?

Raaahhhaaaaa ! Dans toute interview, il existe une question débile, un sommet de crétinerie crasse et la voilà, elle est là ! « Assouvir le plaisir du lecteur » ! Si c'était pour ça que j'écrivais, je n'aurais jamais écrit la Horde. J'aurais aménagé un pur lâcher de bisounours dans une forêt de fourrure, avec des koalas et des marcassins en pantoufle !
La horde est d'abord et avant tout, comme la zone du dehors, mon premier livre, un livre de combat. Son ambition est clairement d'apporter du lourd au lecteur. Pas un simple plaisir de lecture ! Tant mieux si le plaisir est là, mais c'est un dégât collatéral. Quand quelqu'un va au bout du roman, la seule chose que j'espère est qu'il en sortira enrichi, transformé peut-être, avec une envie intense de vivre et de lier. J'écris pour mettre en mouvement des cœurs, des tripes et des têtes, pas pour distraire, adoucir ou divertir - chose que la télé et l'industrie culturelle en générale font parfaitement. Mettre en mouvement, ça veut dire fracturer des routines, mentales et physiques et faire éprouver, autant que possible, du neuf. Ça veut dire apporter un contenu philosophique appropriable qui questionne, secoue, infléchisse les évidences, ouvre. Ça veut dire, surtout, stylistiquement, produire une onde de choc souterraine dans la syntaxe, dans la structure sautée du rythme, qui fasse passer une énergie. Qui agisse sur la sensation de lecture.
À un premier niveau, celui de la forme, il n'y a aucun message caché. Tout est dit dans l'immanence du rythme, par les discordances, les ponts, les ruptures et les euphonies. Tout est à découvert, à fleur de sons. Outre que j'essaie, sur le fond, d'avoir une pédagogie pour amener les concepts que j'estime délicat à assimiler. C'est la moindre des politesses.
À un second niveau, il y a un tissage difficile à repérer, une nappe épaisse de correspondances et d'échos dynamiques entre les plans conceptuels, sensuels, narratifs et stylistiques. C'est le plus exigeant dans un livre-univers. C'est l'enjeu, très complexe, de la consistance. Que votre monde soit cohérent, c'est une courtoisie minimale vis-à-vis du lecteur. Qu'il soit consistant, voilà le défi, et que cette consistance n'englue pas la lecture mais la nourrisse.
Pour donner un seul exemple, prenons le vent : il est l'incarnation conceptuelle du mouvement pur, et de la vie dans son essence à travers le vif, qui est un mouvement lié, noué ; Il est sensuellement une matière, souple, caressante, massive, brutale, chaude et froide, chargée ou leste, qui enveloppe et percute les personnages tout au long de l'épopée, il est donc présence physique ; narrativement, il est la force linéaire d'opposition qui retarde et contrecarre sans cesse la remontée vers l'extrême-amont, but affiché du récit, il est si vous voulez « l'ennemi » en langage basique de scénariste ; enfin, stylistiquement, j'en ai déjà beaucoup parlé, le vent est le verbe, avec ses flux scandés, il est l'écriture même qui file sur la ligne et que l'œil suit, embarqué.

Lire la Horde, c'est sentir ces correspondances, cet étagement qui est le fruit de trois ans de travail et de sept ans d'immersion dans l'univers. Si ça intéresse Elbakin, je pourrais montrer dans une autre interview comment le lien, qui est le second grand axe philosophique du livre (le premier est le mouvement, vous l'avez compris) traverse l'épaisseur du livre (il y a un style lié et délié, une continuité narrative et des ellipses brusques, des personnages porteurs du lien, d'autres là pour les couper, etc.)

Le succès de la Horde sur Elbakin.net a été quasi immédiat. Un succès qui ne s'est pas vraiment démenti par la suite. Cependant quelle a été ta réaction quand un jury « plus professionnel » t'as décerné le Grand Prix de l'Imaginaire ?

Il n'y a pas vraiment de hiérarchie dans les lectures. On peut être touché très fortement par la lettre d'un ado et enchanté par une critique intelligente, ou au contraire rester froid face à une critique pourtant très positive mais dans laquelle l'émotion de lecture ne passe pas. C'est très difficile de restituer une émotion de lecture, je n'y arrive personnellement pas, ou mal.
Le GPI m'a fait énormément plaisir et procuré une émotion dense de reconnaissance et d'accomplissement, surtout en regard d'un trajet que j'ai bâti lentement et à l'écart du fandom, en artisan, en sanglier, sur plus de quinze ans. Apprendre que le jury a été quasiment unanime a été impressionnant aussi. Mais c'est vrai qu'Elbakin a été précurseur, a vu juste très tôt et ça, on ne l'oublie pas quand on est auteur ! J'aurais aussi toujours une reconnaissance spéciale pour des gens comme Francis Mizio ou Pascal Patoz qui ont salué la zone du dehors quand personne ne me connaissait.
Après, je me suis aussi dit : maintenant gars, le vrai défi commence. Ce serait pour moi de construire un livre qui restera, qui marquera notre époque parce qu'elle y sera complètement ancrée. La horde est un livre intemporel. La zone est un livre courageux et probe que je défendrais toujours, bien qu'il soit handicapé par ma jeunesse technique au moment où je l'ai écrit. Aujourd'hui, ce qu'il manque, très crûment, c'est une œuvre politique SF qui traverse notre génération et qui soit capable de déchiffrer notre monde, d'en restituer les lignes de force, l'épaisseur multicouche et les enjeux profonds. Une sorte « d'identification des schémas » au cœur d'un monde hypracomplexe et diffracté, qui est le nôtre. Ce qu'ont fait un Deleuze ou un Baudrillard en philosophie. La SF a vocation à penser son temps (avec et contre son temps) à en sentir les inflexions, les perspectives, les trous noirs et à ouvrir un avenir qui soit vivable. Ayerdhal s'y colle, Bordage aussi dans sa trilogie, Lehman - qui a peut-être le plus beau potentiel - est revenu et possède la force et l'ampleur pour le faire, mais aujourd'hui ce livre manque encore. Certains diront : il y a Maurice Dantec. Momo ! Dantec avait le souffle et l'énergie, la rage précieuse, il avait l'ambition intellectuelle et la culture pour sortir ce livre mais, à mon sens, il a perdu l'adhérence. Son appel du divin, son goût de l'apocalypse et de la transcendance l'ont arraché à une perception tactile, physique du monde, immanente. Il a pris de Deleuze la spiritualité et de Nietzsche le prophétisme et la destruction des idoles en oubliant que Deleuze est avant tout un vitaliste et le prince du multiple (qui est le nœud de toute lecture sociétale aujourd'hui) et Nietzsche un zoologue qui fait du corps la clef d'interprétation de toute idéologie. Bref, le chantier reste ouvert. Y mettra les pieds et ses grues qui peut.

La remise du prix était sans doute l'occasion d'attraper la grosse tête. Comment as-tu géré «l'après» et la vague de mode qui a suivi ? Est-ce que cela a changé la façon dont tu envisageais ton œuvre ?

La grosse tête, en un sens, je l'avais avant ! Pour s'isoler comme ça pour faire la zone du dehors et ensuite trois ans pour la Horde, il faut furieusement croire qu'on a quelque chose à dire, ce qui est en soi mégalo quand on mesure les mètres cubes de livres de qualité ! Est-ce que ça a changé la façon dont j'envisageais mon œuvre ? Oui, pour la responsabilité que ça donne de faire aussi bien, sinon mieux au prochain. Non, sur mes enjeux propres, qui ne dépendent pas de la réception des livres. J'ai une sorte de ligne d'horizon que les encouragements ou découragements ne peuvent hausser ou baisser. L'essentiel est de rester très exigeant sur tous les axes sans jamais se prendre au sérieux. Le sérieux, c'est la guerre, la politique inique d'Israël, la stupidité géopolitique des ricains, la Corée du Nord et l'Iran qui vont enfin actualiser les prédictions apocalyptiques des seventies. Nous, nous sommes des artisans, des ouvreurs de salle et de cerveaux. Autant faire son boulot au mieux, en portant la joie comme une torche - pour enflammer.

La fin ... c'est vraiment une fin ? Parce que pour moi quand on arrive à la page 1 c'est le début normalement. Quand est-ce que l'on va voir apparaître la suite ? Pourrait-on avoir quelques bribes d'informations sur le story-board ?

Le livre devait être une trilogie pour Flammarion et un dyptique pour moi. Il y a effectivement une suite imaginée depuis le début. Avec Sov qui va recollecter un par un tous les vifs de la horde et la reconstituer par la force des glyphes qui sont un pont entre l'écriture et la chair active des corps. Avec un combat à mort entre Caracole et l'Antéchrone, deux puissances de métamorphoses. Avec un Sov qui finit sa vie sabre à la main, aveugle face au vent, en découpant dans l'air, par ses mouvements, des lettres qui animent ce qu'elles tracent. J'ai renoncé pour l'instant à l'écrire car je veux revenir au politique.
La fin, c'est la pointe du cône narratif. De 23 personnages à un seul. Le tome 2, c'était un boléro à l'endroit : partir d'un seul personnage, Sov, pour retrouver les 23 personnages, recollectés. C'est la bonne nouvelle, non ? Le Tome 2, s'il existe un jour, sera numéroté à l'endroit !!!

On te sait passionné de philosophie (voire de grammaire comme le prouve un certain duel) mais ta culture ne s'arrête sans doute pas là. Peux-tu nous confier ton oeuvre préférée dans le domaine de la littérature, de la musique, du cinéma et de la peinture ?

En littérature, « Des souris et des hommes » de Steinbeck est le seul livre que j'ai refermé ébloui et désespéré en me disant : jamais je n'atteindrais ça. C'est de la vie brute. J'adore Mallarmé auquel je dois tout ce qui peut avoir de la valeur dans mon style. En musique, je suis inculte et limité, j'écoute du rock-pop mainstream (Muse, Placebo, Rammstein) avec un attachement à la vieille new-wave (Cure, Anne Clark, Dead can Dance...) et au rock français actuel (Têtes raides, Béruriers noirs). Mon meilleur album, sur les dix dernières années, c'est le premier de Rage against the machine - une boule de feu.
Au cinéma, mes chefs d'œuvre nourrissiers sont Stalker, Brazil (incroyable, je l‘ai revu 20 ans après, je le trouve encore plus fort), Blade Runner qui est peut-être le seul univers ciné SF à tenir tout seul avec cette prégnance, ce film a une grâce unique - et plus récemment Mulholland Drive (la plus forte idée narrative que j'aie jamais ressentie, celle d'un récit reconstruit dans un cerveau d'espoir, comme rescénarisé par segment par l'amante abandonnée) et Le voyage de Chihiro et aussi un film moins connu qui m'a profondément influencé (voir la tour d'aer) : Zardoz de John Boorman. Sur l'aspect politique, la série du Prisonnier reste, 40 ans après, un coup de marteau qui anticipe les sociétés de contrôle qui sont notre quotidien 2007 (La narcose Sarkozy).
Enfin, peinture : Bacon.

Quelle est la question que tu rêves que l'on te pose, mais qui ne l'a encore jamais été ?

Il en existe beaucoup... Par exemple :

  • Pourquoi l'enjeu stylistique est-il selon toi fondamental TOUT PARTICULIÈREMENT pour les littératures de l'imaginaire ? Pourquoi en SF, une bonne idée ne peut suffire ?
  • Qu'est-ce que tu penses de la situation des écrivains de Sf en France aujourd'hui ?
  • Qu'est-ce que tu dirais à jeune auteur qui voudrait se lancer ?
  • Qu'est-ce que ce serait pour toi, un bon éditeur ?
  • Si tu n'avais que deux heures pour initier un auteur, prometteur en terme d'idée mais faiblard en matière de style, à l'écriture, que lui apprendrais-tu ?
  • Quelle est pour toi la plus belle phrase que tu aies jamais écrite ?
  • Quelle est la plus belle phrase que tu aies jamais lu ?
  • À quoi ça sert d'écrire de la SF aujourd'hui ? À quoi ça rime d'écrire tout court quand plus de 10 000 romans sortent par an, rien qu'en France ?
  1. Alain Damasio : l'interview
  2. Remerciements

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