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Procrastination #S01E06 : On a le temps

Par Sylvadoc, le jeudi 1 décembre 2016 à 08:31:40

ProcrastinationLe 1er et le 15 de chaque mois, Lionel Davoust, Mélanie Fazi et Laurent Genefort discutent de techniques d’écriture et de narration, partagent leur expérience, et s’aventurent aussi, à l’occasion, dans les domaines de l’édition et du marché du livre. Bienvenue dans la saison 1 de Procrastination : « En quinze minutes, parce que vous avez autre chose à faire, et qu’on n’a pas la science infuse. »

La gestion du temps est un des outils fondamentaux de la narration littéraire. Au-delà d’une simple règle de grammaire et de l’usage, elle installe le lecteur dans un récit d’une manière qui n’est jamais neutre. Dans cet épisode, Mélanie Fazi, Laurent Genefort et Lionel Davoust traitent à la fois des temps de narration mais aussi des temps de LA narration, et en quoi cet outil d’une simplicité trompeuse influence la gestion de l’information et la maîtrise du rythme d’une histoire.

Vous pouvez écouter tout cela directement ci-dessous. Le podcast est aussi disponible sur iTunes et sur Youtube.

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Vous écoutez Procrastination Episode 6 : « On a le temps »

Podcast sur l’écriture en 15 minutes.
Parce que vous avez autre chose à faire.
Et qu’on n’a pas la science infuse.
Avec les voix de : Mélanie Fazi, Laurent Genefort, et Lionel Davoust.

LD : Donc dans cet épisode, nous allons parler des temps de narration, mais aussi du temps de LA narration. Fréquemment, pour le temps de narration, on pense au roman classique avec l’imparfait, le passé simple, il était une fois… Le conte, d’ailleurs, est introduit par « il était une fois » et les temps de narration sont traditionnellement au passé, donc nous racontons une histoire qui s’est déjà déroulée. Cela veut dire que le temps du récit, le temps où l’histoire se déroule, n’est pas le même que le temps où l’histoire nous est racontée. On nous raconte quelque chose qui est déjà achevé. Mais ce n’est pas forcément le cas, on va en parler aussi. Il peut y avoir des récits qui se déroulent au présent. Et également le temps de la narration n’est pas forcément le temps de la lecture. Une scène d’action va en général être narrée plus lentement que l’action en elle-même. Echanger un coup ça se passe en une fraction de seconde, mais le temps de lire une phrase, il peut déjà s’en être écoulées 15. Et inversement, dans la science-fiction épique à grande envergure, si on dit « 3 milliards d’années plus tard », normalement la lecture doit se passer un peu plus vite que le temps de l’histoire, sinon ma foi on va avoir du mal.

LG : Oui, oui, c’est vrai que le roman, la nouvelle, est toujours dans l’anachronie narrative. On accélère le mouvement, on ralentit le mouvement, des fois on stoppe, on fait des ellipses… Il y a toujours ces mouvements de va et vient, et c’est ça qui fait la dynamique aussi du récit, parce qu’on a besoin de ces ruptures, sinon ça peut être monotone.

LD : L’usage des temps de narration participe de façon intégrante du rythme et donc de la mise en scène, et donc de l’effet qu’on veut rendre.

LG : Et c’est peut-être ça qui explique aussi que, quand le nouveau roman avait essayé de revenir vers un respect de la chronologie, où le temps d’arrêt équivalait au temps de l’histoire, ça a été un peu une impasse historique.

LD : Tout à fait. Sur les temps de narration, ou juste peut-être pour donner une notion de base générale, le temps de narration le plus courant auquel on pense c’est imparfait/passé simple : « Bob sirotait un whiskey quand on frappa à sa porte ». Donc l’imparfait est plutôt dans la durée, le passé simple est plutôt dans l’action ponctuelle. Parfois, on peut transposer le passé simple en passé composé : « Bob sirotait un whiskey quand on a frappé à sa porte ». Le passé composé prendra la valeur du passé simple, mais ça peut entraîner tout un tas de problèmes, on l’a vaguement évoqué la dernière fois. Aussi, le « nous » peut devenir extrêmement malaisé à manipuler : « Nous allâmes » passe à l’écrit en fonction du personnage s’il est plus ou moins érudit. Quelqu’un qui parle plutôt de façon argotique et qui dit « nous allâmes », ça va coincer. Plutôt « nous sommes allés », « on est allé ». On peut également avoir la narration au présent. Le grand exemple qui me vient en tête forcément c’est Transparences (1) d’Ayerdhal , qui est un sacré tour de force puisque le bouquin est entièrement écrit au présent et ça fonctionne très bien, mais il y a quand même toute une maîtrise narrative derrière pour l’utilisation de ce présent-là – écrit à la 3e personne, si ma mémoire est bonne – et c’est pas aisé à manier.

LG : Le présent rend une sorte d’immédiateté qui fait qu’on colle plus au personnage en fait. Ça fait partie des moyens narratifs.

MF : On est dans cet état au moment où l’action se passe, littéralement. On n’a pas ce décalage que le passé simple va apporter.

LD : Voilà, exactement.

LG : Quand on est dans le passé, on est déjà implicitement dans un temps du conte, quelque part. C’est « il était une fois ». Il n’est jamais une fois, il était toujours une fois.

MF : On est peut-être dans une situation dont on connaît déjà les conséquences alors que le présent n’a aucune idée de ce qui se passe dans la scène d’après.

LD : Exactement. D’ailleurs, c’est l’un des grands effets de Lovecraft… Un certain nombre de textes chez Lovecraft commencent par « Je dois coucher ces mots sur le papier car ils grattent déjà à ma porte » ou alors « car je sens que la folie va me guetter » ou alors « parce que j’ai un revolver chargé sur la table et je vais me faire sauter le caisson à la fin du texte et il faut que je vous raconte ce qui est trop horrible ».

LG : En plus de ça, Lovecraft joue sur l’identité auteur/narrateur qui rend le présent encore plus urgent.

LD : Complètement. On évoquait dans l’épisode précédent — notamment toi Mélanie — le lien entre le point de vue et le temps de narration. Donc toi tu es fréquemment en « je ». Il y a un effet, concernant le fait du « je » utilisé au passé, qui est un point auquel il faut prêter attention : « je raconte une histoire qui s’est déjà terminée, ça veut dire que j’ai survécu ». Et cela peut potentiellement désamorcer un effet de suspense important dans la narration. Le protagoniste principal va-t-il survivre ? S’il est là en train de nous raconter l’histoire, bon…

MF : La question peut être à la limite : « Comment ? » Et on déplace l’intérêt, ce qui peut être très intéressant. Ça me fait penser à ce que disait Hitchcock sur l’histoire de la bombe qui est placée sous la table. Si le spectateur sait que cette bombe est là, ou si d’un seul coup elle explose et le prend par surprise, ce ne sera pas du tout le même effet. On attend de savoir ce qu’il va se passer, ou on attend de savoir comment ça va se passer, ce qui parfois crée un suspense encore plus fort.

LD : Exactement. Même si on remonte à la tragédie grecque, dès le début de la tragédie on sait que ça va mal se passer.

MF : Ils sont tous morts.

LD : Voilà, mais l’intérêt c’est de savoir comment ça va se passer. Comment tu le sens, comment tu le choisis, toi, ton temps de narration ?

MF : J’ai tendance à ne pas le choisir. Déjà par défaut la plupart de mes textes sont à la première personne, et la plupart du temps, un temps va s’imposer en fonction de qui est mon personnage, dans quelle situation est-ce qu’il est placé. Et effectivement, est-ce que je raconte l’action au moment où elle arrive ou est-ce que je me place après ? C’est souvent ça qui va le dicter finalement. J’ai tendance aussi à beaucoup aller vers le présent pour cette immédiateté que je recherche, mais que je recherche aussi en me mettant dans la peau du personnage. Après, j’ai envie de dire que ce n’est pas un effet calculé, ça peut être un besoin personnel. Mais tout va dépendre du moment où mon personnage se place dans le fil narratif. Est-ce qu’il se place après ou est-ce qu’il se place vraiment dedans ?

LD : Tu ne calcules pas l’effet, quoi.

MF : J’ai tendance dans l’écriture à fonctionner de manière très instinctive et c’est après seulement que je comprends ce que j’ai fait.

LD : Oui ça émerge.

LG : La nature même des scènes va aussi déterminer la vitesse avec laquelle on progresse. On a tendance à faire des ellipses à la fin des chapitres ou au début des suivants. Les ellipses vont faire partie d’un découpage et ça permet d’isoler des scènes les unes des autres. Donc on peut tout à fait jouer avec le récit sommaire, l’ellipse, ou au contraire la pause quand l’histoire est racontée très lentement et que le narrateur prend son temps — mais la narration ne progresse pas du coup — ou avec le cœur des scènes où l’histoire peut être racontée simultanément, où le temps de l’histoire équivaut au temps de la scène.

MF : J’ai envie d’ajouter d’ailleurs ce dont on n’a pas parlé, c’est qu’on peut tout à fait passer d’un temps à l’autre à l’intérieur d’une scène. Et je pense notamment à une scène d’action où tout à coup tout s’accélère, ou au contraire où on a un effet pour ralentir. On peut passer d’une action au passé à une narration au présent, où d’un seul coup le personnage panique – ou ne panique pas d’ailleurs – tout s’accélère et le temps de narration va… Quelque part on vivait l’action de manière un peu distancée, un peu plus posée, et d’un coup l’action se précipite et le changement de temps va induire ça.

LG : En fonction des auteurs on va avoir une sorte de fréquence comme ça des scènes rapides et des récits sommaires. Par exemple chez Herbert, à partir du moment où il y a un récit lent… Dans Dune (2), ce sont des récits qui sont soit en pause, soit des récits où l’histoire est racontée simultanément et ce qu’il se passe dans la scène équivaut au temps de lecture, parce que chez Herbert ça correspond à une vision du monde. C’est-à-dire que pour lui, à partir du moment où les décisions ont été prises au cours de la scène, il n’y a pas besoin de les raconter dans l’action. Et donc il y a très peu de scènes d’actions par exemple.

LD : Tout à fait. Alors, vous avez vu ce qu’on a fait ? On est passé du temps de narration au temps de LA narration. Tout ça, derrière, c’est des effets de mise en scène. Dans ton cas Mélanie, c’est un effet de mise en scène qui émerge — d’ailleurs c’est probablement une boite de Pandore derrière, c'est-à-dire qu’on pourra aborder : planifier ou ne pas planifier ? se jeter dans l’écriture ou pas ? auteur architecte ou jardinier ? — mais derrière il y a aussi la gestion du rythme de la narration en soi. L’accélérer au moment de la scène d’action, ou bien passer sous silence des ellipses, genre « 3 milliards d’années plus tard ».

LG : Et puis ce dont on n’a pas parlé encore, c’est les retours en arrière et les évènements qui vont se produire, c'est-à-dire les analepses et les prolepses. Là on ne varie pas le rythme, on déconstruit l’histoire, on va prendre des morceaux qu’on va mettre ailleurs. Et il y a des genres littéraires qui se sont construits là-dessus. Une intrigue policière joue sur l’analepse, joue sur les retours en arrière, puisqu’on va essayer de reconstituer une énigme à la suite d’événements qu’on ne connaît pas, qui se sont passés mais qu’on ne connaît pas, et on va essayer de reconstituer ce fil.

LD : Tout à fait. Et ces effets-là peuvent être prévus à priori ou être décidés à posteriori. La gestion de ce rythme-là — je crois, Laurent, que tu avais une liste de techniques plus ou moins temporelles, ou que tu as plus ou moins déjà évoquées, donc l’ellipse, tu disais… ?

LG : Donc il y a le récit sommaire. Le récit sommaire c’est par exemple la Trilogie martienne de Kim Stanley Robinson (3). Ça va résumer l’histoire d’une certaine manière. Là l’histoire est racontée rapidement, ce qui donne un effet d’accélération dans les deux cas, dans le cas de l’ellipse et du récit sommaire. On peut avoir la description et la scène, où là, on est à vitesse normale. Et puis sinon il y a le ralenti ou la pause, où l’histoire est racontée lentement. Par exemple, ça c’est quand le personnage va analyser ce qui lui arrive ou qu’il va ressentir, mais ressentir de façon profonde, et là l’auteur va se concentrer sur le ressenti. Du coup ça va dilater le temps, forcément.

LD : Gérer cette temporalité est l’une des façons les plus simples et les plus fondamentales à la fois de gérer le rythme du récit, je pense. De le ralentir au bon moment pour laisser les personnages souffler, par exemple. Après une scène d’action si les personnages ont besoin de souffler et le lecteur aussi, ce n’est pas forcément par le fait que les personnages vont se barricader dans une maison et discuter le bout de gras et se demander « Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? ». Le temps de la narration et la temporalité sont aussi gérés par la gestion de l’information. La quantité de détails qu’on va donner, le ton, la longueur des phrases, vont redonner organiquement et mécaniquement un temps de narration plus posé. Alors que dans une poursuite en voiture ce n’est pas le moment de repasser en revue l’arbre généalogique des personnages et leurs réflexions sur ce qu’ils ont mangé la veille. L’accélération du rythme de la narration va aussi passer par la longueur des phrases, par le nombre de détails qui vont être donnés, et ça émerge là aussi organiquement de la gestion de l’information.

MF : Entre guillemets, c’est un défaut que j’ai souvent vu dans des textes de débutants, c’est de ne pas savoir travailler sur cette variation du temps et notamment d’avoir une scène d’action ou bien un personnage confronté à quelque chose de terrifiant et autre, et à la limite le personnage s’arrête et prend dix minutes pour décrire ce qu’il nous voit. Et j’ai eu des fois à apprendre justement en atelier d’écriture, que non justement à ce moment-là on a pas le temps. A la limite on y revient après pour réfléchir, mais on ne s’arrête pas pour décrire en entier le monstre qu’on a sous les yeux s’il est sur le point de nous dévorer.

LD : On revient sur ce qu’on disait tout à l’heure, sur le fait que le personnage est véhicule. A partir du moment où un choc, par exemple, va arriver, le personnage est propulsé dans le point de vue du personnage — et on revient à ce que notamment toi tu disais sur le lien entre temps, temporalité, et point de vue. Ce qui arrive au personnage est quelque chose de choquant, il n’a pas le temps de l’analyser. Se laisser guider par le personnage en temps que véhicule va nous donner les clés pour mettre en scène cette action-là. Cette action-là, c’est qu’il est choqué, il n’a pas le temps d’analyser ou de réfléchir — peut-être que son premier réflexe c’est de partir à toutes jambes — et il va peut-être analyser les choses à posteriori. Ce qui aussi, organiquement, nous donne un effet sur le lecteur puisque ce choc qu’il va ressentir va peut-être créer plus d’impact sur le lecteur parce qu’on ne sait pas, justement. Quelle est cette horreur qu’il va voir ? C’est le fameux indicible cher à Lovecraft, et peut-être que là on a une boite de Pandore, c’est gérer justement l’horreur et la surprise, une des techniques les plus… Je crois que c’était King qui disait… Ce n’est peut-être pas lui. Mais la chose la plus terrifiante c’est un téléphone qui sonne au milieu de la nuit alors qu’il n’y a pas de raison. On ne sait pas. Ce qu’on craint, c’est-ce qui va peut-être arriver. Mais bon, ça nous entraînerait plus loin.

LG : Ça pourrait être Robert Bloch, aussi.

LD : Euh oui, oui, tout à fait.

Pour terminer une petite citation, citation de Daniel Pennac, qui ouvre l’horizon sur ces questions de temporalité : « Le temps de lire, comme le temps d’aimer, dilate le temps de vivre ».

Jingle : C’était Procrastination, merci de nous avoir écoutés. Maintenant, assez procrastiné, allez écrire !

(Transcription par Symphonie, Corrections par CyAltaïr)


(1)Transparences, Ayerdhal, Au diable vauvert, 2004.
(2)Dune, Frank Herbert, Robert Laffont, 1970.
(3)La Trilogie de Mars, Kim Stanley Robinson, Presses de la Cité, 1994-200.


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